dimanche 12 juin 2022

Le fascisme n’a pas dit son dernier mot

 Article publié dans Aide-mémoire n°99, printemps 2022

 

Dans notre interview réalisé à l’occasion des 25 ans des Territoires de la Mémoire nous avions dit que nous appliquerions notre grille d’analyse à un livre d’Eric Zemmour[1]. Ce dernier s’étant lancé dans la course pour la présidentielle française[2], analyser son dernier ouvrage ayant bénéficié d’une énorme publicité semblait une évidence.

Une image antisystème de quelqu’un ayant toujours participé et baigné dans celui-ci

L’auteur qui aime se dire contre le système, voire persécuté par ce dernier, ne cesse pourtant de raconter des diners dans les bons restaurants avec une série de personnalités parisiennes politiques, médiatiques, des affaires… « On dîne dans la vaste cuisine. Autour de la table, il y a patron, financier, avocat, haut fonctionnaire »[3]. Et cette connivence, racontée ici sur les 15 dernières années, est bien antérieure. Il reconnait d’ailleurs que l’émission « on n’est pas couché » lui a servi de tremplin. Concernant sa volonté de se porter candidat, le livre levait clairement le doute à sa publication, Zemmour y soulignant que déjà en 2017 les militants de la « manif pour tous » le pressent pour qu’il soit leur candidat et que plus largement « depuis des mois, voire des années, de nombreuses personnes, des amis et des inconnus, célèbres et anonymes, m’encourageaient à me jeter à corps perdu dans l’aventure présidentielle »[4]. Bien que plusieurs, à l’image de Robert Ménard[5], finissent par se ranger derrière Marine Le Pen, son dépôt de candidature ne faisait pas l’ombre d’un doute avec un tel passage où il se positionne comme l’homme providentiel : « En revanche mon constat est désolant : personne ne remplit le costume. J’ai l’impression qu’aucun politique n’appréhende à sa juste mesure l’enjeu : la mort de la France telle que nous la connaissons. Déjà, la France telle que nous l’avons connue dans les années 1960-1970 a disparu. Il suffit de regarder les films de l’époque pour s’en apercevoir. Le « grand remplacement » n’est ni un mythe ni un complot, mais un processus implacable. Cette question identitaire vitale rend subalternes toutes les autres (…) »[6]

Un racisme décomplexé

Avec ce passage, nous touchons à une des obsessions de Zemmour qui est persuadé qu’une guerre de civilisation est inévitable face à l’invasion musulmane de l’Europe. Une conviction ancrée depuis de nombreuses années notamment par ses rencontres fréquentes avec Jean-Marie Le Pen dans sa villa de Montretout : « Et puis, soudain, la discussion bifurque et il entame un exercice qu’il affectionne : la prophétie apocalyptique. Il décrit la guerre civile qui vient, la décadence inexorable de l’homme blanc des aurores boréales, avec un mélange d’emphase littéraire et de détails salaces. Au-delà de la grandiloquence, je ne peux qu’acquiescer ; j’ai toujours considéré qu’il avait vu juste sur ce thème majeur de la démographie et de l’immigration, et ce avant tout le monde ».[7]  Rien d’étonnant donc à ce qu’il qualifie Renaud Camus de « résistant » tandis que le patron de Skyrock qui aime le rap est lui considéré comme un « collaborateur ». Son racisme est complétement décomplexé : « (…) l’équipe de France est en réalité une équipe africaine. Le sujet est tabou en France. On n’a pas le droit de s’étonner du nombre de joueurs noirs dans l’équipe nationale. (…) Depuis la victoire de 1998, les formateurs français ont privilégié le gabarit sur la technique, ce qui a favorisé les impressionnants physiques venus d’Afrique, d’autant plus qu’à l’adolescence, lorsque les premières sélections sont opérées, les jeunes venus d’Afrique n’ont pas toujours l’âge qu’indique, ou plutôt que n’indique pas leur absence d’état civil. Enfin, les clubs de football amateurs sont devenus, depuis les années 2000, et l’immigration de masse, la chasse gardée des jeunes Maghrébins et Africains dont certains prennent un malin plaisir à décourager les jeunes « Français de souche » leur faisant subir sarcasmes et brimades »[8]. On en arrive très vite au darwinisme social lorsqu’il se met à voir un message dans deux films populaires : « La parabole était évidente : l’Europe riche, mais paralysée, physiquement et moralement, trouvera son salut si elle s’abandonne aux mains de l’Afrique. Le véritable sens du film est dans cette régénération de la race décadente par la race dynamique. La stérile par la prolifique, le bourgeois à la santé débile par l’énergie vitale du nouveau prolétaire, le passé par l’avenir. Intouchables exalte « l’homme nouveau » des temps modernes (…) le Blanc est devenu le fardeau de l’homme noir »[9]. Même rhétorique quand il évoque Qu’est ce qu'on a fait au bon dieu : « Les Français sont représentés par les parents qui portent les stigmates de la vieillerie désuète, un brin ridicule, en tout cas dépassée. Les quatre filles sont la quintessence de la beauté et du charme. Elles sont le produit de siècles d’éducation, de raffinement, de luxe, d’une civilisation de la conversation et de la séduction qui s’épanouit dans les salons de l’Ancien Régime et se meurt sous nos yeux dédaigneux. Elles sont des objets de désir, d’amour, des proies consentantes, qui cherchent, comme leurs ancêtres depuis l’origine des temps, le vainqueur de la sélection naturelle celui à travers elle améliorera l’espèce : et les triomphateurs de cette guerre millénaire sont les représentants gouailleurs et vulgaires de ces minorités venues régénérer la vieille France décatie et décadente »[10]

Un virilisme venu d’un autre âge

Outre ce racisme particulièrement virulent, ce sont surtout les propos sexistes et la vision de la femme qui interpellent dans les écrits de Zemmour comme l’extrait précédent nous en donne un premier aperçu. « Je m’enhardis à rappeler à Camba ma démonstration : dans une société traditionnelle, l’appétit sexuel des hommes va de pair avec le pouvoir ; les femmes sont le but et le butin de tout homme doué qui aspire à grimper dans la société. Les femmes le reconnaissent, l’élisent, le chérissent (…) DSK, menottes derrière le dos entre deux cops new-yorkais, marchant tête baissée, c’est un renversement de mille ans de culture royale et patriarcale française. C’est une castration de tous les hommes français. Le séducteur est devenu un violeur, le conquérant un coupable »[11]. Plus fort encore lorsqu’il évoque le tribunal qui le condamnera pour ses propos racistes : « Le président du tribunal est une femme ; le procureur également. La plupart des avocats de mes accusateurs aussi. Sous leur robe noire en guise d’uniforme prestigieux d’une autre époque, elles portent des vêtements de médiocre qualité à l’étoffe fatiguée, sont coiffées à la hâte, maquillées sans soin ; tout dans leur silhouette, dans leurs attitudes, leur absence d’élégance, dégage un je-ne-sais-quoi de négligé, de laisser-aller, de manque de goût. On voit au premier coup d’œil que ces métiers -effet ou cause de la féminisation – ont dégringolé les barreaux de l’échelle sociale. Il flotte une complicité entre elles, proximité de sexe et de classe. »[12]

Au final un discours n’ayant rien de nouveau et totalement ancré dans la tradition fasciste

Raciste, viriliste, tenant du darwinisme social, dénonçant le « lobby gay » qui se serait infiltré partout, évidemment contre le mariage des homosexuels et la Procréation médicalement assistée, Zemmour est un condensé de la pensée d’extrême droite. Il reconnait d’ailleurs lui-même appartenir à ce courant politique, en utilisant les éléments de langage : « Une extrême droite imaginaire qui n’est en vérité qu’une droite patriotique en quête d’ordre et d’un légitime conservatisme, où je me sens bien »[13]. Une identification qui se fait aussi avec ses références sur le plan international : « Les oligarchies ont été identifiées, repérées, accusées. Les peuples se sont révoltés. Le Brexit et la victoire de Trump montrent que c’est du cœur même du réacteur politiquement correct de l’Occident, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qu’est venue la révolte. Comme dit avec finesse le hongrois Orban, « il faut être libéral du XIXe siècle, pas libéral du XXIe siècle » »[14]

Mais Zemmour va un cran plus loin et parle ouvertement du fait qu’il existe une guerre civile depuis la Révolution française, guerre civile qui devient une guerre de civilisation « Je lui rétorque qu’il (Debray) a consacré sa vie à refaire la Révolution française mais qu’est venu désormais le temps des guerres de Religion. On ne vit plus dans le même tempo historique. Il faut choisir son camp dans cette guerre de civilisations qui se déploie sur notre sol. »[15]. Cette guerre de civilisation est inévitable devant la menace qui plane sur la France : « Après la France libre corsetée tel Gulliver par les nains de Bruxelles, c’était la France, « pays de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine », qui était menacée d’invasion et d’extinction »[16]. Face à cette menace, des réactions ont eu lieue mais qui ont été trop sage : « Le pacifisme des manifestants trop bien élevés de « la manif pour tous » a été leur plus grande faiblesse. La cause de leur défaite »[17]. Il ne faut donc plus hésiter : « Notre peuple, par référendum, doit décider de sa composition et de son avenir. Il doit pouvoir décider de la fin du regroupement familial, de la suppression du droit du sol, de l’encadrement strict du droit d’asile, sans qu’une oligarchie de juges français et européens ne l’en empêche. Seul ce rétablissement nous permettra de ramener l’ordre et la paix civile. (…) On doit cesser de dénoncer les « violences policières » et les « discriminations » et les contrôles au faciès. On doit, au contraire, comprendre que les « violences aux policiers » exigent de donner à ces derniers une présomption de légitime défense. Il faut que la peur change de camp et que force revienne à la loi. Mais cela ne suffira pas (…) ce qu’on appelle en termes euphémisés la « délinquance » est l’empreinte de plus en plus profonde d’une guerre de civilisations menée sur notre sol »[18]

De tout ce qui précède, il est clair que Zemmour est une personnalité dangereuse qui participe à un nouveau saut quantitatif et qualitatif dans la libération d’une parole d’extrême droite qui n’a jamais disparu, comme cette chronique l’a mainte fois démontré, mais qu’il contribue, via la complicité des médias, à sortir de sa confidentialité forcée. Il fait sauter de nouveaux verrous, notamment sur la collaboration[19], Vichy[20] et la volonté de réhabilité des personnalités comme Maurice Papon, condamné à son sens par un procès purement politique[21]. Si ses excès, ses appels clairs à la violence contre les musulmans, les femmes, les représentant·es de la gauche… méritent à eux seuls la mobilisation antifasciste qui a repris vigueur en France, notamment au travers de la Jeune Garde, cette mobilisation ne doit pas se focaliser sur le seul Zemmour. Marine Le Pen porte un projet de société similaire et non moins dangereux qu’il ne faudrait pas banaliser. Il en est de même de Valérie Pécresse qui incarne une droite ne faisant barrage qu’aux personnes mais reprenant sans sourciller éléments de langages et points de programme[22]. Sans oublier le bilan d’Emmanuel Macron ayant permis à la violence policière de revenir à des niveaux des pires heures de l’état français hors période vichyste. En clair Eric Zemmour s’avère effectivement dangereux mais ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt d’une fascisation de la société qu’il faut combattre sur tous les plans[23].



[1] Retour sur 18 ans et 70 chroniques sur l’idéologie d’extrême droite in Aide-Mémoire n°87 de janvier-février-mars 2019

[2] Cet article a été terminé début janvier, date à laquelle le fait qu’Éric Zemmour ait réussi à recueillir les 500 signatures nécessaires pour valider sa candidature n’était pas encore connu.

[3] Zemmour, Eric, La France n’a pas dit son dernier mot, s.l, Rubempré, 2021, p.218

[4] Id, p.15

[5] Voir Un condensé de la pensée d’extrême droite in Aide-Mémoire n°97 de juillet-août-septembre 2021

[6] Id., p.24

[7] Id, p.174 Voir Retour sur le discours du fondateur de la dynastie Le Pen in Aide-Mémoire n°56 d’avril-mai-juin 2011

[8] Id, pp.266-267

[9] Id.p.143

[10] Id, p.185

[11] Id., pp.138-139. Camba est Jean-François Camabadélis, homme politique qui a été premier secrétaire du parti socialiste et qui dans sa jeunesse est passé par le trotskisme. Adversaire déclaré du Front National au début des années 90. On voit combien Zemmour ratisse large dans ses contacts et amitiés. Voir Voltaire comme alibi à la rupture du cordon sanitaire in Aide-Mémoire n°89 de juillet-août-septembre 2019

[12] Id, p.125. Voir La réaction réactionnaire à balance ton porc in Aide-Mémoire n°92 d’avril-mai-juin 2020

[13] Id, p.259

[14] Id, pp.13-14 Sur la Hongrie voir Horthy : le Pétain Hongrois in Aide-Mémoire n°80 d’avril-mai-juin 2017

[15] Id., p.217 Voir La pensée « contrerévolutionnaire » in Aide-Mémoire n°36 d’avril-mai-juin 2006

[16] Id., p.112

[17] Id, p.165

[18] Id, p.339

[19] Voir Le « résistantialisme », un équivalent au négationnisme in Aide-mémoire n°44 d’avril-mai-juin 2008

[20] Voir Faire don de sa personne in Aide-mémoire n°86 d’octobre-novembre-décembre 2018

[21] Voir L’histoire est incomplète sans le témoignage des perdants in Aide-mémoire n°73 de juillet-août-septembre 2015,

[22] Voir De la porosité de la droite envers l’extrême droite in Aide-mémoire n°84 d’avril-mai-juin 2018,

[23] Voir Bantigny, Ludivine et Palheta, Ugo, Face à la menace Fasciste, Paris, Textuel, 2021