lundi 28 octobre 2019

Les trois fronts de l'antifascisme

 Ce texte est paru dans la revue Agir par la culture, n°59, automne 2019, pp.25-27

En ces temps où la menace d’extrême-droite se renforce, quel antifascisme est-il souhaitable ? Que faire et quelles méthodes opposer ? On peut articuler les réponses à amener autour des trois côtés, interdépendants entre eux, du triangle rouge, l’un des symboles de lutte contre le fascisme. Symbole dont il faut aussi rappeler qu’il trouve son origine première dans les luttes du mouvement ouvrier en faveur de la réduction collective du temps de travail (la journée de 8 heures) : antifascisme et luttes sociales constituent en effet de longue date un binôme indissociable. Une alliance à renforcer ?

Pour être la plus efficace possible, la lutte antifasciste doit se développer simultanément sur les fronts de l’éducation (enfants et adultes), celui de l’amélioration des conditions socioéconomiques de toutes et tous, et celui de l’autodéfense face à la violence des groupes d’extrême-droite.

L’éducation et la formation

Face aux discours simplistes de rejet de l’autre ou de justification des inégalités raciales et sociales, l’éducation est un moyen incontournable pour lutter contre l’extrême droite. L’apprentissage du vivre ensemble et la formation à l’esprit critique sont des fondations qui doivent permettre de développer la suite. En cela, défendre un enseignement porteur de valeurs, formateur de citoyen·nes en capacité de dire non à l’injustice, et non uniquement à visée utilitariste pour l’économie, c’est déjà lutter contre une fascisation de la société. Le socle de la lutte contre l’extrême droite passe par la lutte contre ses idées et sa vision du monde. Le travail de mémoire autour de la Seconde Guerre mondiale et principalement du modèle concentrationnaire, incluant la spécificité de la Shoah mais ne s’y limitant pas, est un premier pas. Dans l’enseignement, les programmes des cours intègrent clairement ces éléments. Mais sa pertinence sur la lutte contre les partis actuels, organisations qui ont retravaillé leur discours, notamment sous l’influence venue de France de la Nouvelle Droite dès les années 70 ou de l’Alt Right américaine ces dernières années, se doit d’être questionnée plus de 70 ans après les faits, et ce, pour rester actuel et pertinent.
Au-delà du monde scolaire, l’enjeu réside aussi dans les formations pour adulte. Ainsi la question de la lutte contre l’extrême droite est dans tous les programmes de formation syndicale. Moins centrées sur la Seconde guerre, ces formations sont souvent liées à la lutte antiraciste et au démontage des préjugés afin de casser des images et de déconstruire des peurs fantasmées. C’est souvent également cet angle qui est utilisé dans les multiples conférences ou outils pédagogiques organisés et développés par nombre d’associations d’éducation permanente. Ici aussi la défense de ce secteur est un enjeu démocratique important. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir que la NV-A, dans sa fuite en avant vers l’électorat du Vlaams Belang, souhaite mettre au pas ce secteur avec une vision très contrôlée et instrumentalisée d’un secteur dont la raison d’être est au contraire de se positionner comme alternative culturelle.
Si l’éducation peut ouvrir les yeux de certain·es et que beaucoup sont « récupérables », il faut se résoudre au fait qu’il y aura toujours des personnes qui, ne fut-ce que parce qu’elles sont du bon côté de la domination, seront adeptes d’une société basée sur la loi du plus fort, naturalisant les différences sociales et les résumant à une pseudo capacité au mérite en excluant totalement les facteurs socioéconomiques. C’est d’ailleurs à ce niveau-ci que se joue la principale porosité entre la droite et l’extrême droite, tout comme le fait que l’extrême droite soit comme un poisson dans l’eau au sein du système capitaliste.

Les conditions socioéconomiques

Si l’éducation est un socle nécessaire, il est clair qu’il est insuffisant et que, même en le renforçant, il ne suffira pas à éradiquer l’extrême droite qui se nourrit du désarroi économique. Jouer la division entre les gens en désignant l’étranger (le Juif de l’Est hier, le musulman aujourd’hui… voire le Belge dans le nord de la France au tournant du 19e-20e siècle), en accentuant des différences, a toujours été la technique pour dévier la colère de la question de la répartition des richesses. Aujourd’hui comme hier, la lutte antifasciste doit donc être intimement liée à la lutte antiraciste sans en faire une exclusive et en tenant compte de la réalité vécue par les gens. Et d’une lutte antiraciste non pas morale mais centrée sur les facteurs de domination.
C’est donc par la résolution des désarrois socioéconomique que l’on peut couper l’herbe sous le pied d’un élargissement de l’audience des thèses d’extrême droite. Un constat et une affirmation qui n’est pas neuve mais qui a peut-être été oubliée, notamment dans un contexte de TINA économique et d’une « crise économique » mettant en tension l’emploi et les salaires. Il apparait cependant après presque 40 ans de ce discours qu’il est plus qu’urgent d’en sortir pour repartir à l’offensive. Cette lutte antifasciste passant par la lutte socioéconomique a émergé significativement lors d’une session de formations organisées par l’ETUI (le Centre de formation de la Confédération Européenne des Syndicats) en 2019. Y furent abordées les actions concrètes contre l’extrême droite menées par les différentes organisations syndicales. Toutes ont des modules de formation plus ou moins développés et des brochures d’informations à la diffusion variable. Toutes prennent des mesures, plus ou moins radicales, envers les membres tenant des propos racistes, sexistes, homophobes… ou pire appartenant à des partis d’extrême droite. Mais la lutte contre l’extrême droite à partir des thèmes syndicaux et des réalités socioéconomiques du monde du travail constituent la piste principale indispensable.1 Dans ce cadre, se battre partout pour une hausse des salaires minimums est clairement vu comme particulièrement pertinent et efficace. Tout comme la lutte pour la réduction collective du temps de travail et contre les boulots de merde.
Lutter contre la précarisation et l’exclusion socioéconomique, c’est donc clairement lutter contre l’extrême droite. En cela, et au risque de menacer de réduire l’audience de l’antifascisme, il faut être clair sur le fait que celui-ci est forcément anticapitaliste.
La pratique de l’autodéfense
Décoder et expliquer le discours par l’éducation et lutter activement pour améliorer les conditions socioéconomiques, c’est avancer dialectiquement sur une émancipation intellectuelle et une émancipation matérielle qui se renforce mutuellement. Reste une troisième dimension : l’extrême droite est violente. Envers les immigrés, envers les syndicalistes, envers les femmes… Au-delà d’un discours moral de dénonciation, une action active contre l’extrême droite doit prendre en compte cette dimension. Cela nécessite donc, sans paranoïa, d’organiser l’autodéfense des réunions et des manifestations antifascistes. Cette autodéfense passe aussi par le fait de faire changer la peur de camp et d’occuper l’espace public. Et donc d’empêcher l’extrême droite de s’y exprimer en toute impunité. Arrachage et surcollage des autocollants et des affiches participent également à une autodéfense active. Idem de la contremanifestation en cas de meeting, de conférence… Partout où l’extrême droite grandit et franchit un seuil de présence, la peur s’installe pour la partie de la population qui ne correspond pas à sa vision de la société. Une société d’extrême droite est une société basée sur le rejet et la violence. Il faut le prendre en compte, tout comme mesurer les conséquences éventuellement contreproductives d’une escalade de la violence.
Au-delà du triangle, une lutte multiforme et complexe
L’action antifasciste est donc plus efficace lorsque ces trois dimensions se rencontrent ou sont menées de concert, chacun de ces pôles étant aussi indispensable et utile que les autres. L’occasion peut-être d’évaluer certaines méthodes utilisées massivement les dernières années et de (ré)investir certaines autres trop délaissées en écartant tout jugement de valeur. Mais aussi d’entretenir un débat sur la pertinence des différents modes d’action utilisés qui peuvent d’ailleurs varier selon les moments et les endroits. D’autres limites sont également à interroger. Comme l’homogénéité des mouvements antifascistes dont la composition socioéconomique est très majoritairement petite bourgeoise, blanche et masculine. L’absence des classes populaires, des personnes racisées et des femmes pose ainsi la question de l’intersectionnalité dans la lutte antifasciste. Ou encore des attitudes qui peuvent effrayer des personnes moins politisées ou aguerries (se masquer, utiliser des fumigènes…).
Les trois côtés du triangle rouge proposés ici ne sauraient donc épuiser l’arsenal et la réflexion contre l’extrême-droite, courant de pensée portant une vision du monde multiforme et complexe et exigeant du même coup des réponses multiples et plurielles. Arriver à articuler une lutte antifasciste se voulant massive et large tout en conservant des positions fermes et sans ambiguïtés est un défi. Et une équation complexe à assumer et à porter haut pour ne pas tomber dans le piège de la binarité dans la lutte — qui serait une mauvaise réponse au simplisme de la vision binaire de la société portée par l’extrême droite. Car l’antifascisme ne peut être vivant et représenter une alternative que s’il est pluriel, riche de la diversité de ses membres, de ses méthodes, de ses débats et des alternatives qu’il porte.
  1. Voir les interventions de Richard Detje « Les syndicats et l’extrême droite en Europe », Joachim Becker « La montée de l’extrême droite en Europe » et Philippe Poirier « L’extrême droite européenne : objectifs, coalitions, ressources & moyens »

vendredi 18 octobre 2019

Histoire de l'antifascisme à Liège


Ma brochure de 52 pages retraçant un siècle d'histoire de l'antifascisme à Liège est publiée.
Elle est accessible auprès de l'IHOES.
J'en ai retracé les grandes lignes sur La Première le jeudi 17 octobre 2019 lors de l'émission "un jour dans l'histoire" dont j'étais l'invité. Voir l'émission
Et je suis bien entendu disposé à donner une conférence ou animer un débat autour de cette histoire.

vendredi 11 octobre 2019

Un rebelle d’extrême droite


 Cet article est paru dans le n°90 d'Aide-Mémoire d'octobre-décembre 2019, p.11

Alors que la saga autour de la mort de Vincent Lambert a remis au-devant de l’actualité la mouvance de la « Manif pour tous », il nous a paru intéressant de revenir sur le parcours d’un personnage clef de l’extrême droite française qui s’est donné la mort au cœur de notre dame de Paris le 21 mai 2013, justement dans le contexte de la mobilisation contre le mariage pour toutes et tous. Si son geste se voulait politique pour secouer les consciences, il s’inscrit dans un cadre plus large que rappelle la préface du livre que nous analysons ici : « Et surtout les dernières pages du Cœur rebelle où, évoquant le suicide de Montherlant et celui de Françoise de Grossouvre, Dominique Venner confie qu’il n’est pas donné à tous de finir en beauté, et qu’il n’y a, parfois, que la mort pour donner un sens à une vie. Cette mort volontaire et sacrificielle, illustrée par les Romains et les samouraïs, qu’il a élue un jour de mai 2013, pour parachever sa vie en destin »[1]

Un parcours au cœur de l’extrême droite
Fils d’un militant du Parti Populaire Français de Doriot[2], Dominique Venner est né le 16 avril 1935. Très jeune, il quitte le milieu familial pour s’engager dans l’armée et participera activement à la guerre d’Algérie, ce tournant pour l’extrême droite française[3]. Faisant référence également à Von Salomon, Venner explique : « C’est dans cette douleur (Dien bien Phu) que tout a commencé. Les premiers corps francs d’une nouvelle droite activiste, anciens soldats et jeunes étudiants, commencèrent à se rassembler. Ils se fortifieront de la colère nationaliste et de la faiblesse parlementaire »[4]. Combattant de première ligne en Algérie, il rejoint l’OAS et va jusqu’à préméditer une attaque de l’Elysée. Ce qui lui vaut une arrestation et une peine de prison. Un passage décisif souligné par la préface : « Devenus rebelles et proscrits, par allégeance à une fidélité plus haute que la loyauté envers un pouvoir qui reniait ses promesses, Dominique Venner et ses compagnons de la clandestinité connurent le sort de ces « réprouvés » si magistralement évoqués par Ernst Von Salomon. La prison fut leurs universités et c’est à l’ombre des barreaux qu’ils se forgèrent une doctrine nationaliste, que Dominique Venner devait incarner, plus tard, dans la création d’Europe Action puis de l’Institut d’études occidentales »[5]. Il est intéressant de souligner la référence au classique de Von Salomon, récit autobiographique d’un nationaliste allemand engagé dans les corps francs et des actions clandestines qui le mèneront en prison sous la république de Weimar. Un livre référence pour l’extrême droite dès les années 30 sur lequel nous reviendrons dans une prochaine chronique. Venner entre à cette période en contact avec Jeune Nation, le groupe de François Sidos[6] : « Un seul groupe contrastait. Il portait un nom qui sonnait comme un défi à la décadence « Jeune Nation ». (….) Je fus séduit par les positions tranchantes et la condamnation en bloc de tout le personnel politique (…) les effectifs étaient squelettiques (…) On parlait beaucoup de doctrine. Mais celle-ci était brève. Un nationalisme sommaire qui devait plus à Barrès qu’à Maurras. L’espoir d’un renversement du régime sur le mode espagnol de 1936, en imaginant jouer le rôle de la Phalange de José Antonio, ce qui prouvait une grande faculté d’illusion. L’anticommunisme dicté par l’époque était équilibré par la méfiance pour le système américain. »[7]. Admirateur de Sparte, de chants allemands et sudistes, faisant référence à Drieu, Evola[8], La Varende, Brasillach… Venner profite de son emprisonnement pour lire non seulement la littérature d’extrême droite mais également des auteurs de l’extrême gauche sur la question de la révolution. A sa sortie de prison il crée Europe Action « qui fut à la fois une revue et un mouvement. Il me semblait nécessaire d’ouvrir une réflexion en grand, mais que cette réflexion ne soit pas détachée de l’action. »[9]. Une rencontre est alors décisive : celle avec Thierry Maulnier[10] avec qui il enchaine les projets politiques et intellectuels (dont l’Institut d’Études occidentales). Après avoir participé à la création du GRECE[11] il se consacre à partir de 1971 à la production intellectuelle d’ouvrages historiques et se retire à la campagne. En 1991, il fonde Enquête sur l’Histoire puis en 2002 La Nouvelle Revue d’Histoire et revient quelque peu dans un activisme politique plus important notamment à travers des émissions sur Radio Courtoisie.
Le tournant de l’Algérie 
« L’action ne se limitait plus à la France. Dans toute l’Europe levait l’espérance. D’Italie, de Belgique, d’Allemagne, d’Espagne, du Portugal venaient en délégation des garçons fascinés par ce qui bouillonnait ici. Quand je fus emprisonné pour la seconde fois, en 1959, je reçus de toute l’Europe une avalanche de messages orchestrés depuis la Belgique par Jean Thiriart, personnage singulier et quelque peu mythomane, dont l’imagination fertile savait se transformer en décisions. Une Europe de la jeunesse commençait à s’éveiller. L’Algérie était la torche avec quoi il semblait possible d’embraser notre vieux continent »[12]. La guerre d’Algérie est un moment clef qui permet à l’extrême droite de sortir de l’ombre tout en brisant certaine ligne d’ostracisme. De ce conflit violent Venner parle surtout de l’héroïsme des combattants français mal équipés et mal préparés face à des algériens qui veulent plus la victoire alors que l’armée française sera lâchée. C’est ainsi qu’il découvre à l’occasion d’une permission à Paris que « l’ennemi n’était pas seulement dans les djebels. Qu’il en était en France de pires et d’une espèce cachée » [13]. Et de décrire les atrocités commises par les combattants indépendantistes (il parle notamment de 3000 assassinats lors des « pogromes » d’avril 1962[14]) tout en relativisant celles des troupes d’occupations françaises : « Une blessure au ventre est, pour le blessé, une torture horrible. Mais ce type de torture n’intéresse personne. Les interrogatoires musclés, ordonnés implicitement par le pouvoir socialiste de l’époque, se voulaient une réponse au terrorisme qui frappait la population. Procédé qui ne relève pas lui non plus, de la morale courante. Qu’il y eut des « bavures » et des innocents « torturés », c’est évident, comme il y eut des innocents tués par le terrorisme, ni plus ni moins ». [15] Pour lui, à l’image de la Rhodésie[16], les colons auraient dû déclarer leur indépendance pour pouvoir lutter plus efficacement contre le FLN. S’il rejoint l’OAS, son bilan en est particulièrement critique : « À côté de quelques jolis coups d’audace et de téméraire dévouements, l’histoire de l’OAS en Algérie est celle d’un échec. Comme au temps de la Résistance, les querelles de personnes, l’amateurisme et les défaillances humaines furent les meilleurs alliés de la répression (… L’OAS) resta un mouvement invertébré de révolte et de résistance, sans devenir jamais une organisation révolutionnaire vouée à la prise du pouvoir »[17]. Un mouvement dont il tient à souligner les origines et la composition dépassant les clivages traditionnels même si très vite il se réduira de plus en plus à la mouvance nationaliste. Il retiendra surtout une figure qu’il compare aux héros grecs Achille et Hector : « Parmi tous les condamnés, la figure de Jean Bastien-Thiry se détache avec une hauteur particulière. Contrairement à ce qu’annonçait son grade, cet officier n’était pas un homme de guerre, mais un ingénier, un intellectuel en quelque sorte, qui n’avait jamais manié une arme (…) Il fut l’homme d’une seule idée, d’un seul projet poursuivi envers et contre tous. Le seul projet cohérent conçu dans le cadre de l’OAS. Après son arrestation, c’est en pleine connaissance de cause, assurément, qu’il rédigea dans la solitude de sa cellule la longue et rigoureuse déclaration lue à son procès. Niant méthodiquement la légitimité du chef de l’Etat, assumant l’entière responsabilité de son acte et se refusant aux regrets, il se condamnait à mort, mais il se donnait un destin. »[18]
Pour Venner et son courant politique la guerre d’Algérie représente bien plus qu’un simple conflit : « (…) Au regard de l’histoire, quand le moment sera venu, elle apparaîtra surtout comme un combat perdu par l’Europe face à l’Afrique pour la défense de sa frontière du Sud. La guerre d’Algérie s’inscrit dans la longue histoire du flux et du reflux européens de part et d’autre de la Méditérranée depuis plus de deux mille ans, depuis Rome et Carthage. Les historiens de l’avenir noteront que l’invasion de la France et de l’Europe par les foules africaines et musulmanes du XXe siècle, commença en 1962 avec la capitulation française en Algérie »[19]
Une multitude de références
Nous l’avons déjà mis en évidence, lire l’essai autobiographique de Venner, c’est aussi naviguer au milieu d’un océan de références à l’idéologie d’extrême droite allant des années 30 à la période contemporaine. Dès l’introduction le propos est limpide : « Car déjà se faisaient jour le ressentiment, la haine de soi, le rejet du passé, le nihilisme mou, la religion de l’humanitaire, qui devaient marquer d’une durable empreinte les décennies suivantes et entériner une sortie programmée de l’Histoire »[20]. Et comme Venner le dit lui-même : « Nous étions les héritiers du combat précédent auquel il fallait donner un sens dans un paysage nouveau qui lui déniait toute signification. Nous avons entrepris une réflexion sur le contenu neuf à donner à ce que nous appelions le « nationalisme », mot dont nous avions fait notre drapeau, bien qu’il ne recouvrit que très imparfaitement ce que nous étions. »[21] Précisant : « Mes choix profonds n’étaient pas d’ordre intellectuel mais esthétique. L’important pour moi n’était pas la forme de l’Etat – une apparence – mais le type d’homme dominant dans la société. Je préférais une république où l’on cultivait le souvenir de Sparte à une monarchie vautrée dans le culte de l’argent. »[22].
Cette vision du monde, il la partage et la théorise avec d’autres déjà rencontrés dans cette chronique : « Les membres de la Fédération des étudiants nationalistes et les très jeunes fondateurs du mouvement Occident furent les premiers à s’enthousiasmer pour les voies nouvelles qui étaient ouvertes. Certains d’entre eux ont poursuivi ensuite très loin ces réflexions suivant des voies qui leur étaient propres. Parmi eux, un garçon très impatient qui montrait déjà les dons éblouissants qui s’épanouiront plus tard sous la signature d’Alain de Benoist. Cette génération de très jeunes intellectuels formés à l’action autant qu’aux idées était d’une richesse assez rare comme le prouveront leurs itinéraires multiples et imprévisibles »[23]. Comme on a déjà pu le lire avec les références à Sparte et à l’Antiquité, Venner n’appartient pas au courant de la droite ultra-catholique[24] mais plus à la branche païenne[25] de l’extrême droite : « Tout Européen soucieux de son identité en vient nécessairement à reconnaitre que les sources en sont antérieures au christianisme et que celui-ci a souvent agir comme facteur de corruption des traditions grecques, romaines, celtes ou germaniques qui sont constitutives de l’Europe conçue comme unité de culture. Il n’était pas question de nier l’imprégnation chrétienne de l’Europe, mais d’en soumettre le bilan à la critique »[26].
L’Algérie comme axe, y compris dans la redéfinition du racisme car pour Venner : « la décolonisation, phénomène essentiellement raciste (chasser le Blanc) avait reçu en France l’appui majoritaire d’une bourgeoisie bien-pensante acquise aux utopies cosmopolites »[27] a des conséquences lourdes : « Le spectre de l’Algérie hante toujours la France. Deux ou trois millions d’immigrés algériens, personne ne sait au juste, vivent ici, auxquels s’ajoutent un ou deux millions de « beurs » de nationalité française, mais de sentiments et de comportements incertains »[28]. Et de terminer sur cette redéfinition du racisme opéré par l’extrême droite qui garde néanmoins cette idée de hiérarchie et de non mixité possible : « Il a fallu du temps pour en arriver à cette idée nouvelle qu’en affirmant l’identité de « mon peule » je défends celle de tous les peuples, qu’en assurant le droit égal de chaque culture, j’assure le même droit pour les miens. Respecter la culture enracinée de tous les peuples ne signifie pas qu’on accorde une égale considération à n’importe quoi. Parler d’égalité des cultures n’a pas de sens ».[29]


[1] Venner, Dominique, Le cœur rebelle. Nouvelle édition revue et augmentée. Préface de Bruno de Cessole. Postface inédite de l’auteur. Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2014, p.15.
[2] Voir L’anticommunisme d’un transfuge in AM n°59 de janvier-mars 2012
[3] Sur celle-ci voir aussi La pensée « contrerévolutionnaire » in AM n°36 d’avril-juin 2006
[4] P.65. Dien Bien Phu est le nom de la bataille décisive qui scelle la défaite de la France dans la guerre d’Indochine. L’utilisation du terme « corps francs », renvoie à l’ouvrage d’Ernst Von Salomon, Les réprouvés (auquel fait également référence la préface, voir citation suivante) qui est le récit autobiographique d’un opposant par les armes à la république de Weimar que nous analyserons dans une prochaine chronique.
[5] Pp.12-13
[6] Son frère Pierre (qui présidera le mouvement fasciste L’Œuvre Française de 1968 à 2012) et lui avaient été condamnés à 10 ans de prisons en 46 pour appartenance active à la Milice du régime de Vichy. Leur père, qui en était un des principaux responsables, étant lui condamné à mort et fusillé. Sur Vichy, voir L’histoire est incomplète sans le témoignage des perdants in AM n°73 de juillet-septembre 2015 et Faire don de sa personne in AM n°86 d’octobre-décembre 2018
[7] P.91. Sur Maurras voir De l’inégalité à la monarchie in AM n°33 de juillet-septembre 2005. Sur l’Espagne voir L’idéologie derrière la carte postale in AM n°62 d’octobre-décembre 2012 et Le journalisme d’investigation n’est pas neutre in AM n°74 d’octobre-décembre 2015. Sur la Phalange en particulier voir La troisième voie phalangiste in AM n°83 de janvier-mars 2018
[8] Voir Le Fascisme est de droite in AM n°47 de janvier-mars 2009 et La révolution conservatrice in AM n°48 d’avril-juin 2009
[9] P.151
[10] Voir Antimarxiste et antidémocratique, bref d’extrême droite in AM n°82 d’octobre-décembre 2017
[11] Voir L’inégalité comme étoile polaire de l’extrême droite in AM n°66 d’octobre-décembre 2013  
[12] Pp.114-115
[13] P.50. On retrouve ici l’argument utilisé également par les Nazis concernant la guerre 14-18 et le fait que ce n’est pas sur le front militaire que la guerre a été perdue mais à cause de la subversion à l’arrière.
[14] P.78
[15] P.55
[16] Au moment de la décolonisation les colons blancs de la Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe) déclareront unanimement en 1965 leur indépendance envers l’Angleterre afin de, comme en Afrique du Sud limitrophe, tenté de garder le pouvoir dans un régime d’apartheid qui tiendra jusqu’aux années 80.
[17] P.70
[18] Pp.136-137 Sur Bastien-Thiry voir Quand la résistance et le droit d’insurrection sont-ils justifiés ? in AM n°55 de janvier-mars 2011
[19] P.21
[20] P.10
[21] P.153
[22] P.97
[23] P.156. Voir Le Gramsci de l’extrême droite in AM n°78 d’octobre-décembre 2016
[24] Voir La Loi du décalogue in AM n°64 d’avril-juin 2013
[25] Voir La tendance païenne de l’extrême droite in AM n°38 d’octobre-décembre 2006
[26] P.155
[27] P.27
[28] P.25. Notons ici combien ce discours naturalisant une intégration impossible est revenu au-devant de la scène médiatique lors de la victoire de l’Algérie à la coupe d’Afrique de football.
[29] P.190