Ce texte est paru dans la revue Agir par la culture, n°59, automne 2019, pp.25-27
En ces temps où la menace d’extrême-droite se renforce, quel antifascisme est-il souhaitable ? Que faire et quelles méthodes opposer ? On peut articuler les réponses à amener autour des trois côtés, interdépendants entre eux, du triangle rouge, l’un des symboles de lutte contre le fascisme. Symbole dont il faut aussi rappeler qu’il trouve son origine première dans les luttes du mouvement ouvrier en faveur de la réduction collective du temps de travail (la journée de 8 heures) : antifascisme et luttes sociales constituent en effet de longue date un binôme indissociable. Une alliance à renforcer ?
Pour être la plus efficace possible, la lutte antifasciste doit se développer simultanément sur les fronts de l’éducation (enfants et adultes), celui de l’amélioration des conditions socioéconomiques de toutes et tous, et celui de l’autodéfense face à la violence des groupes d’extrême-droite.
L’éducation et la formation
Face aux discours simplistes de rejet de l’autre ou de justification des inégalités raciales et sociales, l’éducation est un moyen incontournable pour lutter contre l’extrême droite. L’apprentissage du vivre ensemble et la formation à l’esprit critique sont des fondations qui doivent permettre de développer la suite. En cela, défendre un enseignement porteur de valeurs, formateur de citoyen·nes en capacité de dire non à l’injustice, et non uniquement à visée utilitariste pour l’économie, c’est déjà lutter contre une fascisation de la société. Le socle de la lutte contre l’extrême droite passe par la lutte contre ses idées et sa vision du monde. Le travail de mémoire autour de la Seconde Guerre mondiale et principalement du modèle concentrationnaire, incluant la spécificité de la Shoah mais ne s’y limitant pas, est un premier pas. Dans l’enseignement, les programmes des cours intègrent clairement ces éléments. Mais sa pertinence sur la lutte contre les partis actuels, organisations qui ont retravaillé leur discours, notamment sous l’influence venue de France de la Nouvelle Droite dès les années 70 ou de l’Alt Right américaine ces dernières années, se doit d’être questionnée plus de 70 ans après les faits, et ce, pour rester actuel et pertinent.Au-delà du monde scolaire, l’enjeu réside aussi dans les formations pour adulte. Ainsi la question de la lutte contre l’extrême droite est dans tous les programmes de formation syndicale. Moins centrées sur la Seconde guerre, ces formations sont souvent liées à la lutte antiraciste et au démontage des préjugés afin de casser des images et de déconstruire des peurs fantasmées. C’est souvent également cet angle qui est utilisé dans les multiples conférences ou outils pédagogiques organisés et développés par nombre d’associations d’éducation permanente. Ici aussi la défense de ce secteur est un enjeu démocratique important. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir que la NV-A, dans sa fuite en avant vers l’électorat du Vlaams Belang, souhaite mettre au pas ce secteur avec une vision très contrôlée et instrumentalisée d’un secteur dont la raison d’être est au contraire de se positionner comme alternative culturelle.
Si l’éducation peut ouvrir les yeux de certain·es et que beaucoup sont « récupérables », il faut se résoudre au fait qu’il y aura toujours des personnes qui, ne fut-ce que parce qu’elles sont du bon côté de la domination, seront adeptes d’une société basée sur la loi du plus fort, naturalisant les différences sociales et les résumant à une pseudo capacité au mérite en excluant totalement les facteurs socioéconomiques. C’est d’ailleurs à ce niveau-ci que se joue la principale porosité entre la droite et l’extrême droite, tout comme le fait que l’extrême droite soit comme un poisson dans l’eau au sein du système capitaliste.
Les conditions socioéconomiques
Si l’éducation est un socle nécessaire, il est clair qu’il est insuffisant et que, même en le renforçant, il ne suffira pas à éradiquer l’extrême droite qui se nourrit du désarroi économique. Jouer la division entre les gens en désignant l’étranger (le Juif de l’Est hier, le musulman aujourd’hui… voire le Belge dans le nord de la France au tournant du 19e-20e siècle), en accentuant des différences, a toujours été la technique pour dévier la colère de la question de la répartition des richesses. Aujourd’hui comme hier, la lutte antifasciste doit donc être intimement liée à la lutte antiraciste sans en faire une exclusive et en tenant compte de la réalité vécue par les gens. Et d’une lutte antiraciste non pas morale mais centrée sur les facteurs de domination.C’est donc par la résolution des désarrois socioéconomique que l’on peut couper l’herbe sous le pied d’un élargissement de l’audience des thèses d’extrême droite. Un constat et une affirmation qui n’est pas neuve mais qui a peut-être été oubliée, notamment dans un contexte de TINA économique et d’une « crise économique » mettant en tension l’emploi et les salaires. Il apparait cependant après presque 40 ans de ce discours qu’il est plus qu’urgent d’en sortir pour repartir à l’offensive. Cette lutte antifasciste passant par la lutte socioéconomique a émergé significativement lors d’une session de formations organisées par l’ETUI (le Centre de formation de la Confédération Européenne des Syndicats) en 2019. Y furent abordées les actions concrètes contre l’extrême droite menées par les différentes organisations syndicales. Toutes ont des modules de formation plus ou moins développés et des brochures d’informations à la diffusion variable. Toutes prennent des mesures, plus ou moins radicales, envers les membres tenant des propos racistes, sexistes, homophobes… ou pire appartenant à des partis d’extrême droite. Mais la lutte contre l’extrême droite à partir des thèmes syndicaux et des réalités socioéconomiques du monde du travail constituent la piste principale indispensable.1 Dans ce cadre, se battre partout pour une hausse des salaires minimums est clairement vu comme particulièrement pertinent et efficace. Tout comme la lutte pour la réduction collective du temps de travail et contre les boulots de merde.
Lutter contre la précarisation et l’exclusion socioéconomique, c’est donc clairement lutter contre l’extrême droite. En cela, et au risque de menacer de réduire l’audience de l’antifascisme, il faut être clair sur le fait que celui-ci est forcément anticapitaliste.
La pratique de l’autodéfense
Décoder et expliquer le discours par l’éducation et lutter activement pour améliorer les conditions socioéconomiques, c’est avancer dialectiquement sur une émancipation intellectuelle et une émancipation matérielle qui se renforce mutuellement. Reste une troisième dimension : l’extrême droite est violente. Envers les immigrés, envers les syndicalistes, envers les femmes… Au-delà d’un discours moral de dénonciation, une action active contre l’extrême droite doit prendre en compte cette dimension. Cela nécessite donc, sans paranoïa, d’organiser l’autodéfense des réunions et des manifestations antifascistes. Cette autodéfense passe aussi par le fait de faire changer la peur de camp et d’occuper l’espace public. Et donc d’empêcher l’extrême droite de s’y exprimer en toute impunité. Arrachage et surcollage des autocollants et des affiches participent également à une autodéfense active. Idem de la contremanifestation en cas de meeting, de conférence… Partout où l’extrême droite grandit et franchit un seuil de présence, la peur s’installe pour la partie de la population qui ne correspond pas à sa vision de la société. Une société d’extrême droite est une société basée sur le rejet et la violence. Il faut le prendre en compte, tout comme mesurer les conséquences éventuellement contreproductives d’une escalade de la violence.
Au-delà du triangle, une lutte multiforme et complexe
L’action antifasciste est donc plus efficace lorsque ces trois dimensions se rencontrent ou sont menées de concert, chacun de ces pôles étant aussi indispensable et utile que les autres. L’occasion peut-être d’évaluer certaines méthodes utilisées massivement les dernières années et de (ré)investir certaines autres trop délaissées en écartant tout jugement de valeur. Mais aussi d’entretenir un débat sur la pertinence des différents modes d’action utilisés qui peuvent d’ailleurs varier selon les moments et les endroits. D’autres limites sont également à interroger. Comme l’homogénéité des mouvements antifascistes dont la composition socioéconomique est très majoritairement petite bourgeoise, blanche et masculine. L’absence des classes populaires, des personnes racisées et des femmes pose ainsi la question de l’intersectionnalité dans la lutte antifasciste. Ou encore des attitudes qui peuvent effrayer des personnes moins politisées ou aguerries (se masquer, utiliser des fumigènes…).
Les trois côtés du triangle rouge proposés ici ne sauraient donc épuiser l’arsenal et la réflexion contre l’extrême-droite, courant de pensée portant une vision du monde multiforme et complexe et exigeant du même coup des réponses multiples et plurielles. Arriver à articuler une lutte antifasciste se voulant massive et large tout en conservant des positions fermes et sans ambiguïtés est un défi. Et une équation complexe à assumer et à porter haut pour ne pas tomber dans le piège de la binarité dans la lutte — qui serait une mauvaise réponse au simplisme de la vision binaire de la société portée par l’extrême droite. Car l’antifascisme ne peut être vivant et représenter une alternative que s’il est pluriel, riche de la diversité de ses membres, de ses méthodes, de ses débats et des alternatives qu’il porte.
- Voir les interventions de Richard Detje « Les syndicats et l’extrême droite en Europe », Joachim Becker « La montée de l’extrême droite en Europe » et Philippe Poirier « L’extrême droite européenne : objectifs, coalitions, ressources & moyens »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire