samedi 15 mai 2010

Grève des 100.000

A la suite du succès de la diffusion du documentaire Apocalypse consacré à la deuxième guerre mondiale, la RTBF a lancé un concours auprès des écoles secondaires.
Les reportages sélectionnés ont été diffusé la semaine dernière dans l'émission Au Quotidien. Parmi ceux qui ont été retenus, il y avait celui réalisé par l'Athénée Lucie Dejardin de Seraing. Les élèves de cette école avait décidé de parler de la grève des 100.000 et de Julien Lahaut.
J'avais accepté de les aider et de répondre à certaines questions.
Le résultat final, avec interview sur site peut être vu ici.

samedi 8 mai 2010

Le poujadisme : un populisme d’extrême droite

Cet article a été publié dans Aide-Mémoire , n°52 d'avril-mai-juin 2010, p.
Aujourd’hui le poujadisme est devenu un quasi synonyme de populisme. Il désigne une forme d’expression politique que le Larousse définit ainsi : « État d'esprit revendicatif limité à une expression étroitement catégorielle ». Nous verrons dans ce texte que le poujadisme recouvre d’autres aspects. « Populiste » et « poujadiste » sont des qualificatifs qui ont été attribués par certains au nouveau parti créé par Michael Modrikammen et Rudy Aernoudt sous le nom de Parti Populaire (PP). Mais qui se rappelle que ce terme de « poujadisme » est relativement récent et renvoie à un mouvement politique français des années 50 ?
De Pierre Poujade au poujadisme
Car ce qui est devenu un nom commun est issu d’un papetier du nom de Pierre Poujade (1920-2003). Comme le dit le rabat de couverture de son premier livre, J’ai choisi le combat, que nous analysons dans cette chronique[1] : « Pierre Poujade, dont la popularité dépasse aujourd’hui le monde du commerce et de l’artisanat, tient par toutes ses fibres aux vieilles terres auvergnates et quercynoises d’où est issue sa famille (…) Sa mère, modèle admirable de la Française chrétienne, supporta avec vaillance les épreuves d’un vie de sacrifice, élevant sept enfants après avoir perdu son mari ». Celui-ci est mort sur le front lors de la Première Guerre mondiale. Lors de l’occupation de la zone libre, Poujade passe en Espagne où il est incarcéré plusieurs mois avant de gagner l’Afrique du Nord puis l’Angleterre. « Démobilisé après avoir passé les plus belles années de sa vie à servir son pays, sans situation, sans capital, ayant à assumer la charge déjà lourde de sa famille, Pierre Poujade repartait à zéro, représentant, puis commerçant, quand… il choisit le combat ». Ce que se garde bien de dire cette présentation, c’est qu’avant l’invasion de la Zone Libre, Poujade avait rejoint le mouvement de jeunesse du Parti Populaire Français de Jacques Doriot et adhéré à la Révolution Nationale de Philippe Pétain. Nous reviendrons sur cet aspect en conclusion de notre article.
Le parti qu’il fonde officiellement le 29 novembre1954 prend le nom d’Union de Défense des Commerçants et des Artisans (UDCA) et connaît un succès foudroyant mais de très courte durée. S’il obtient 11,6 % et 52 députés aux législatives de 1956 sous le nom d’Union et Fraternité Française, en juin 1958 il connait une scission importante de plus de la moitié de ses parlementaires, marquant ainsi déjà la fin du mouvement. Poujade disparaît alors de la vie politique française et se consacre jusqu’à sa mort au développement et à la promotion d’agro-carburant.
« A toute histoire il faut une légende. L’histoire du redressement de la nation retiendra celle de Saint-Céré, qui fut plus qu’une action, comme il y en avait eu bien d’autres à travers le pays, mais un témoignage. La preuve que ce qui paraissait impossible pouvait se réaliser. (…) Saint-Céré (…) a toujours été à l’avant-garde de toutes les frondes régionales. Passions politiques et religieuses ont de tout temps dressé, parfois violemment, les habitants les uns contre les autres (…) Les élections municipales de 1953 ne manquèrent pas à cette tradition, et après une campagne mouvementée, 21 conseillers se retrouvèrent autour de la table de délibérations, représentant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel politique. Comme toujours dans ces cas-là, celui qui manœuvre le mieux et qui est le plus inutile à la communauté a le maximum de chances de devenir maire. Cela n’a pas raté. »[2]. L’UDCA naît en fait d’un refus d’un contrôle fiscal chez un cordonnier de Saint-Céré, petite ville du Lot, en juillet 1953. Dans un style et avec un vocabulaire qui donne le ton, Poujade raconte dans son livre ce contrôle : « Dès l’entrée chez le marchand de chaussures, les contrôleurs – polyvoleurs ou autres, peu importe – se sont sentis gênés… ils manquaient d’habitude.
- Alors, monsieur, dirent-ils au marchand, vous refusez d’être contrôlé ?
- Non, monsieur veut bien être contrôlé, répondons-nous, mais NOUS, nous ne voulons pas qu’il le soit. Si vous l’obligez à sortir ses livres, nous les prendrons !
- Je regrette, poursuit l’inquisiteur en chef – un coriace – mais l’administration a décidé que tous les contrôles prévus devaient être terminés fin juillet… Un même éclat de rire se répercute parmi les boites à chaussures. C’était fini, l’épouvantail. Quelque chose venait de se casser. Le temps des nouveaux seigneurs était révolu…
-Et bien, vous direz à Votre Administration que nous regrettons infiniment, mais que nous venons de décider que cela ne se ferait pas. »[3]
Ce premier coup médiatique réussi, le mouvement va s’étendre comme une trainée de poudre à partir de Saint-Céré. Constamment, il est fait appel au peuple pour qu’il prenne ses responsabilités, qu’il arrête de se laisser faire : « Comme chez nous, il ne faudra compter que sur vous. Le propre du Mouvement, son origine, sa raison d’être et son avenir, c’est l’honnêteté, le peuple et l’action. Sorti de ces éléments, vous courez à l’échec. En effet, il est bon de savoir que s’il y a encore une chance de trouver un grand courant pur et généreux, c’est vers le peuple qu’il faut se tourner. Ce peuple qui a encore le bon sens et la force et à il ne manque que la confiance et l’action. »[4] Mais ce peuple n’est cependant pas complet. Car l’UDCA, comme souvent les mouvements d’extrême droite, a pour point d’ancrage et principal vivier les membres de la classe moyenne. Poujade le dit d’ailleurs clairement : « D’autres diront, un jour proche, les complicités nationales et internationales qui ont joué contre notre intérêt présent, bafouant notre passé et hypothéquant gravement notre avenir. Pour moi, je ne retiendrai et ne dénoncerai que le mensonge et l’hypocrisie qui ont entouré ses rapports avec les classes moyennes. Il faut bien s’entendre, d’ailleurs, sur ce que doit représenter l’appellation “classes moyennes”. J’aurai l’occasion d’y revenir, mais il faut que l’on sache que si les paysans, commerçants et artisans sont les “moyens” classiques, l’industriel ne constitue ni en esprit, ni en intérêt une partie de ces “classes moyennes” (…) Il faut que nous sentions notre classe avec ses charges et ses avantages, ses misères et sa mission. »[5]
Des propos connus
Avec le début de cet extrait apparaît déjà nettement un des thèmes habituels de l’extrême droite, à savoir la théorie du complot. Mais ce qui marque le plus l’UDCA est la personnalité de Pierre Poujade, l’impression – qui sera confirmée par l’histoire du mouvement – que tout ne tient que par sa personnalité. Il le dit d’ailleurs lui-même : « L’Histoire ne se fait pas avec des colonels à « six galons » et des citations à pleine brouettes. Elle est faite de sacrifices obscurs, de courage résolu et de beaucoup de fraternité. Pour moi, je peux vous le dire aujourd’hui, ce Vel’ d’Hiv’ 1954 fut l’effondrement d’un ultime espoir : au moins de ne pas être seul… J’avais tout fait pour hisser à la responsabilité nationale des gens qui ne seraient jamais sortis de leur anonymat, et la preuve était faite que je en pouvais compter sur aucun et qu’il fallait me méfier de presque tous… Combien de fois ai-je été au bord du découragement ! Heureusement, la destinée veillait, et votre soutien, votre confiance à tous, militants de base, faisait le reste. »[6]. Le rôle du chef, vigoureux, fort, infatigable, présent partout et qui s’est sacrifié pour la cause est une constante de l’ouvrage. Pas de chef sans force : « En quelques bonds, je passe sous le nez de certains qui s’en souviendront longtemps, un coup de poing sur la table, un “nom de dieu” retentissant, et si vous n’avez jamais vu un “président de Chambre de Métiers” se déguiser en courant d’air, il aurait fallu être à Cahors ce jour-là, car même devant la préfecture je n’ai pu le rencontrer. J’avais pourtant deux mots à lui dire, c’était le moment… mais pas pour lui. »[7] et sans dévouement absolu : « “Je compte sur lui !” A partir de ce jour, il n’y a plus eu de vie matérielle ou familiale possible. L’Union, l’Union seule. Impossible de reculer (…). Il n’y a plus de “papetier de Saint-Céré”, il y a le pèlerin des braves gens. Il n’y a plus de Poujade. Il est un peu de chacun des amis qui se joignent à lui, sur la route, et qu’il n’a pas le droit de décevoir… Vingt-sept réunions dans une semaine ! Vingt-sept fois dans de petites salles enfumées, la première à 8 heures du matin, la dernière à 22 heures. »[8]
Si la place centrale de Poujade est connue, on oublie trop rapidement que le poujadisme était marqué par un antisémitisme affirmé « On se souvient de cette poignée de pantins sans honneur et sans vertèbres, qui s’est voilée la face d’indignation parce qu’un petit papetier disait tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. “Cet homme en veut à la démocratie, il porte atteinte aux institutions républicaines” Toutes les grandes tirades y sont passées… Elles sont passées dans les colonnes de la presse à gages ou dans la discussion de certains clubs. Pas sur la place publique, bien entendu, car ces nouveaux défenseurs du régime peuvent cacher leur nom véritable sous celui de l’un des nôtres qu’ils nous ont volé ; mais ; peut-être qu’à leur accent, le bon peuple de France ne retrouvera pas celui de son terroir et ne goûtera pas la plaisanterie »[9] qui se portait essentiellement sur la personnalité de Pierre Mendès France avec des mots terribles : « Songez à la lutte anti-alcoolique déclenchée au moment où il se boit le moins d’alcool en France et par celui chez qui il s’en trafique peut-être le plus ! La santé de nos enfants, monsieur Mendès, nous nous y attachons et ne vous avons pas attendu. (…) Avouez que la santé, comme le sang des nôtres, vous vous en moquez éperdument, mais plutôt dites-nous ce que vous comptiez mettre à la place des cafés ! (…) Si vous aviez une goutte de sang gaulois dans les veines, vous n’auriez jamais osé, vous, représentant de notre France, producteur mondial de vins et de champagne, vous faire servir un verre de lait dans une réception internationale ! »[10].
Oui, Poujade est d’extrême droite
Rôle du chef, antisémitisme, mais aussi un antiparlementarisme virulent : « En démocratie, l’autorité vient du peuple. Or lorsque 40% des électeurs s’abstiennent et que, sur les 60% au moins, 25% votent au petit bonheur, sachant, avant même de voter, qu’ils seront trahis, le gouvernement qui ressort du Parlement ne peut pas être un gouvernement national ; il n’est que le représentant et l’esclave de quelques “féodalités”. Toutes nos misères viennent de là ! » complété d’un discours sur l’effondrement prochain de la France et sa décadence totale : « Ne pouvant gouverner avec la masse, ils vont tout diviser, tout salir, tout piller, pour nous écœurer et rester “entre eux”, entre “gangs” ! Ils ne sont pas capables de s’occuper des grandes choses de la nation. La France est bafouée dans les conférences internationales. Notre armée, avec un budget énorme, se couvre de ridicule ; notre état-major est farci d’incapables ; nos grands chefs diminués, la trahison est partout. Nous devons abandonner petit à petit nos plus belles colonies ; poussées par une main invisible, nous trahissons nos engagements avec des peuples qui nous avaient fait confiance ! (…) Notre jeunesse est laissée à l’abandon. Nos étudiants grandissent dans un climat dissolvant de défaitisme… Une lourde hypothèque pèse sur notre avenir »[11]. Notons ici que Poujade, marié à une Française née en Algérie était un partisan acharné de l’Algérie française. Il est aussi sur un autre plan germanophobe.
Pierre Poujade a un parcours significatif. Jeune nationaliste, catholique de province adhérant à la Révolution Nationale de Vichy, il passe en Angleterre pour combattre les « boches » dans un réflexe 14-18 (voire 1870) et non par antifascisme. Il fonde ensuite un parti populiste de droite qui agrégera les membres d’une extrême droite à peine amnistiés et qui se restructureront après autour de Tixier-Vignancourt. Il est ainsi un maillon d’une chaîne reliant l’extrême droite d’aujourd’hui à celle des années 30. Enfonçons le clou en rappelant que c’est sur ses listes que Jean-Marie Le Pen deviendra pour la première fois député. Et terminons par cette citation à la phraséologie habituelle aux lecteurs de cette rubrique : « Fesser les députés sur la place publique, nous le pouvons, mais cela ne fera pas avancer d’un pouce. Pour notre libération, il faut se hisser d’un échelon résolument, - j’allais dire héroïquement !- s’en prendre à la source du mal, je veux dire aux puissances financières apatrides et inhumaines »[12].
Notes

[1] Poujade, Pierre, J’ai choisi le combat, Saint-Céré, Société générale des éditions et des publications, 1955.
[2] P.23.
[3] P.30
[4] P.66
[5] P.110
[6] P.97
[7] P.55
[8] P.69
[9] P.123
[10] P114
[11] P.124
[12] P.136

L'ardent parler

J'ai été invité à participer cette semaine à l'émission de RTC "L'ardent parler" pour y présenter mon livre Le Darwinisme volé.
L'émission est très courte et il est difficile de développer son propos.
Je pense cependant avoir réussi à expliquer en quoi consistait le livre.
La vidéo est visible ici

lundi 3 mai 2010

La paternité partagée du Marxisme

Cet article a été publié dans Le Drapeau Rouge, n°31 d'avril-mai 2010, pp.18-19

Tristram Hunt vient de publier une biographie de Friedrich Engels où il s’attache en près de 600 pages à rééquilibrer les apports des deux pères du socialisme scientifique, expression bien plus correcte que celle de Marxisme.

« Alors qu’il (Engels) était à la tête d’une affaire de coton dans la Manchester de l’ère victorienne, et chaque jour confronté à la chaîne économique du commerce mondial, qui s’étendait des plantations du Sud américain aux filatures du Lancashire en passant par les Indes britanniques, ce fut son expérience des rouages du capitalisme mondial qui se glissa dans les pages du Capital de Marx, tout comme ce fut son expérience du travail en usine, de la vie dans les taudis, de l’insurrection armée et du militantisme politique qui contribua au développement de la doctrine communiste. Et, une fois encore, le plus audacieux des deux compères fut de loin Friedrich Engels pour ce qui était d’explorer les multiples ramifications de leur pensée commune, dans les domaines de la structure familiale, de la méthode scientifique, de la stratégie militaire ou de la résistance anticoloniale. »[1]. Dès cet extrait, on comprend la richesse de l’apport d’Engels repris dans ses nombreux écrits dont les deux chefs-d’œuvre que sont La situation de la classe laborieuse en Angleterre et Socialisme utopique et socialisme scientifique.

Comme pour toute biographie, l’historien anglais retrace la vie de Friedrich Engels, de sa naissance au sein d’une famille de riches industriels calvinistes basée à Barmen en 1820 à sa mort à Londres en 1895. L’auteur le fait de brillante manière en replaçant chaque événement dans son contexte. Il réussit en outre à rendre parfaitement compréhensible les diverses avancées théoriques et à expliquer en quoi elles sont des ruptures, des sauts qualitatifs, par rapport à ce qui les précède et les a nourri. Les liens très étroits, quasi fusionnels, avec Marx sont bien connus et le livre n’y apporte guère de révélations. On savait combien Engels avait contribué financièrement à maintenir à flot les finances de Marx. On connaissait également l’épisode peu glorieux de la naissance de Freddy Demuth, tout comme le rôle trouble joué par Edward Aveling après la mort de Marx. On savait peut-être moins le coût émotionnel que représenta pour Engels le fait de se sacrifier pendant vingt ans en restant à la tête d’une des entreprises textiles appartenant à sa famille. Et ce même si cet épicurien, doté d’une vigueur physique hors du commun, profita largement des plaisirs de la vie que ses revenus lui rendaient accessibles. Le sacrifice ne fut pas que financier. Dès ce moment, Engels accepte de se mettre en retrait, dans l’ombre, de Marx et ce malgré ses grandes facultés intellectuelles. Le livre insiste sur le fait qu’Engels, plus qu’un simple soutien financier, fut un soutien intellectuel capital essentiel dans les éléments qu’il apporte mais aussi dans les encouragements continuels à Marx de terminer Le Capital et de le publier. Engels était en effet convaincu que cet ouvrage était une avancée fondamentale pour la pensée de l’époque en général et pour l’action révolutionnaire en particulier.

Mais Engels est également le politique et le communicateur du tandem. Ainsi, il retient le fait que Le Manifeste du parti communiste passe inaperçu lors de sa publication : « Sorti des presses londoniennes de l’Association allemande pour la formation des ouvriers en février 1848, il se heurta à une « conspiration du silence ». Quelques petites centaines de membres de la Ligue des communistes le lurent et une édition anglaise fut publiée en feuilleton dans le Red Republican de Harney en 1850, mais il resta confidentiel et sans influence visible à l’époque ».[2] C’est pourquoi à la sortie du Capital : « Les deux hommes étaient d’accord : le meilleur moyen d’attirer l’attention consistait à employer une « ruse de guerre » pour que « le livre soit attaqué », afin de créer une tempête dans la presse. Toute la panoplie moderne de manipulation médiatique et de marketing littéraire fut donc déployée ; et Engels, le meilleur agent publicitaire de Marx, pondit une série de recensions à destination de la presse anglaise, américaine et européenne»[3] changeant le ton selon le type de journal auquel il écrivait.

Ce pragmatisme est une caractéristique d’Engels qui ne négligeait jamais de passer de la théorie à la pratique, comme lorsqu’il participe à la campagne militaire en Bade en 1848, mais surtout lorsqu’il s’implique politiquement. Et c’est une face moins sympathique du duo que l’on découvre alors. Et d’un défaut de la gauche radicale qui apparaît non comme une nouveauté mais plutôt comme consubstantiel de celle-ci : « En riposte aux dégâts politiques occasionnés par Kriege, le Comité de correspondance communiste de Bruxelles – qui, à l’époque, ne comptait que dix-huit hommes – décida, pour l’un de ses premiers actes publics, d’exclure un membre fondateur. Dans la « circulaire contre Kriege », signée par Engels, ils accusaient leur ancien collègue de « solennité puérile », d’ « invraisemblable sensiblerie », d’atteinte à la morale des travailleurs et de déviance inacceptable par rapport à la ligne communiste officielles. (…) En un tournemain, cette circulaire glaciale préfigurait magistralement ce que le siècle et demi à venir allait entraîner comme exclusions, dénonciations et purges politiques dans les partis de gauche. Dès le début, Engels tenait les commandes ; au fil des décennies, sa dévotion envers Marx le conduirait à instaurer une discipline de fer au sein du parti, à mener une véritable chasse aux hérétiques et d’une manière générale à jouer au Grand Inquisiteur pour défendre la véritable foi communiste »[4].

Une biographie très riche donc, qui permet de mieux appréhender et comprendre les origines du socialisme scientifique et qui ne fait pas l’impasse sur les contradictions d’une figure souvent méconnue, dont la principale était que l’argent qui finançait le duo provenait de l’exploitation capitaliste. Si cela gênait plus Engels que Marx, cela nous vaut un passage d’anthologie plus interpellant encore à notre époque dominé par un capitalisme financier encore balbutiant au 19e siècle : « Engels possédait un portefeuille juteux et bien garni : à sa mort, l’examen de ses papiers révéla des participations évaluées à vingt-deux mille six cents livres (quelque 2,2 millions de livres d’aujourd’hui, soit 2,75 millions d’euros) (…) Par chance, investir à la Bourse n’était pas jugé contraire à l’orthodoxie du parti. « Tu as raison de qualifier le tollé contre la Bourse de petit-bourgeois. Elle ne fait qu’orchestrer la distribution de la plus-value déjà volée aux travailleurs… », expliqua-t-il à Bebel (…). »[5].

Mais la plus grande force de ce livre est d’humaniser une figure peu connue, de révéler l’homme dans toutes ses contradictions et ce par-delà les statufications dont il sera l’objet. Mais aussi de montrer qu’un bon biographe qui maîtrise son sujet peut lever la première contradiction à laquelle on pense en abordant un tel livre : comment faire la biographie de quelqu’un qui a théorisé le rôle des masses. La réponse est simple : en prenant en compte le fait qu’Engels intégrait le rôle de l’individu.

Notes

[1] Hunt, Tristram, Engels, Le gentleman révolutionnaire, (coll. Grandes biographies), Paris, Flammarion, 2009, pp.20-21.

[2] p.203

[3] p.318

[4] p.186

[5] p.355

Une lettre peut tout changer

Ce dimanche 2 mai, j'ai envoyé un message à quelques contacts.
Sans doute pas encore totalement remis de la fête du 1er mai, j'ai inversé deux lettres dans l'adresse de ce blog, mentionnant "blogpsot" au lieu de "blogspot".
Un ami m'a rapidement averti de mon erreur, mais m'a surtout invité à aller voir le site auquel menait le lien www.juliendohetblogpsot.com.
J'avoue qu'Internet n'est pas dénué d'ironie et vous laisse découvrir ci-dessous la capture d'écran de la page d'accueil de ce site qui se proclame comme le mega site d'informations et d'études de la Bible. Il concerne ceux qui se posent des questions sur leur avenir sur terre et sur l'éternité et a pour principal objet de démontrer que la Bible est la Vérité.

A noter que cela doit réserver des surprises à ceux qui font la même erreur dans l'autre sens ;-)))

dimanche 18 avril 2010

Immersion en grande précarité

Cet article a été publié dans Espace de Libertés, n°385, avril 2010, p.28

Le dernier ouvrage de la célèbre journaliste française Florence Aubenas (1) est déjà dans le top dix des ventes et connaît un succès médiatique interpellant. Aubenas s’est donc immergée pendant six mois dans le quotidien des travailleurs –et surtout des travailleuses– sans qualification. Elle reconnaît dès l’introduction que sa démarche, courageuse et trop peu pratiquée, est loin d’être inédite(2).
Le livre est fort, comme tous ceux qui parlent du réel sans vouloir l’enjoliver. Comme toujours avec ce type de livre, l’expérience s’avère plus dure encore que ce que l’auteur attendait : « Je le vois chercher un mot qui, sans être blessant, serait tout de même réaliste. Il a trouvé et fait un grand sourire : “vous êtes plutôt le fond de la casserole, madame”. C’est dit sans méchanceté, avec bonhomie. L’employé d’une blanchisserie me regarde sortir de l’agence. “Faut pas traîner là, madame. Ça se voit que vous êtes paumée”. Ma naïveté m’apparaît brusquement. Avec davantage de résolution que d’expérience, je suis venue à Caen chercher un emploi, persuadée que je finirais par en trouver un puisque j’étais prête à tout. J’imaginais bien que les conditions de travail pourraient se révéler pénibles, mais l’idée qu’on ne me proposerait rien était la seule hypothèse que je n’avais pas envisagée»(3).
Dès cet extrait, l’élément essentiel est soulevé : les personnes déjà dans une situation difficile sont constamment dévalorisées, infantilisées. Ce livre est donc avant tout un livre sur le désespoir. Car, même si les personnes rencontrées ont des rêves et des joies, qu’elles ne se conçoivent pas comme des exclus de la société, elles savent malgré tout qu’elles ne doivent plus rien espérer de la société. Cette dévalorisation constante a pour conséquence une grande docilité des gens qui ont totalement intériorisé leur infériorité qui leur est rappelée constamment, même au sein des organisations syndicales qui infantilisent « leurs » précaires. La peur est elle aussi très présente. Celle de prendre un tract d’un collectif de chômeur de peur d’être mal vu, celle de réclamer un paiement, celle –surtout– de perdre la moindre minute de travail rémunéré. Quel que soit le montant de la rémunération. Travaillant en coupé, les travailleuses multiplient les heures supplémentaires pour remplir les tâches négociées au plus juste par les sociétés de nettoyage qui rognent sur tout pour obtenir des marchés. De plus, comme personnel de nettoyage, l’objectif est d’être inexistante, invisible pour les travailleurs « normaux ». Même dire bonjour devient alors incongru et déplacé.
Et ce n’est pas le service public qui pourra venir en aide : « Pour les métiers de la propreté, une convention collective fixe le taux horaire légèrement au-dessus du Smic, une dizaine de centimes en plus. Rares sont ceux qui l’appliquent, lorsqu’ils passent une annonce officielle par Pôle Emploi, organisme d’État »(4). Organisme d’État tellement soumis aux règles de fonctionnement capitaliste qu’il ne fait plus respecter les lois pour ne pas perdre des « clients ». Car la logique est devenue limpide : « Une conseillère me regarde approcher. En un après-midi, elle voit défiler une dizaine de nouveaux inscrits à qui il faut faire un bilan, avant de les orienter. Autrefois, il n’y avait pas de limites à la durée de ces entretiens. Les consignes ont commencé à les restreindre à une demi-heure, puis à vingt minutes. Entre collègues, on parle d’abattage, tout le monde renâcle à assurer le poste, mais les directives sont claires : “Vous n’êtes plus là pour faire du social, cette époque est finie. Il faut du chiffre. Apprenez à appeler client le demandeur d’emploi”. C’est officiel, ça vient d’en haut. Le personnel de l’administration de l’emploi a longtemps été constitué avant tout de travailleurs sociaux. Désormais, le recrutement cible d’abord des commerciaux. “Mettez-vous dans la tête que c’est un nouveau métier. Ce que vous avez connu n’existera plus”, répètent les directeurs »(5).
Pour s’en sortir, la voie de l’implication dans la société, d’une citoyenneté active, est totalement absente, trop loin de la réalité vécue. La solidarité ne dépasse pas la famille, au mieux le petit groupe de travail. Mais une solidarité plus globale est absente, voire suscite la jalousie quand elle est osée par une infime minorité, et ce même pour un geste aussi anecdotique qu’un pot de départ. La précarité financière a d’autres conséquences : ne pouvant plus assumer des frais médicaux, toutes ont recours aux guérisseurs, aux bondieuseries en tous genres…
Ce livre au ton juste est donc une nouvelle illustration de la nécessité pour la laïcité de combattre un système économique à l’opposé de ses idéaux.

Notes

1 Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, Paris, éditions de l’Olivier, 2010, 269 p.
2 Voir sur les expériences de Walraff, London… notre article Journalisme de terrain in Espace de Libertés n°342 de mai 2006, pp.15-16.
3 P. 24.
4 P. 218.
5 P. 31.

Derrière le socialisme scientifique, l’humanisme

Cet article a été publié dans Espace de Libertés n°385, avril 2010, pp.26-27

Après une biographie moyenne de Karl Marx signée par Jacques Attali en 2005[1], c’est à Tristram Hunt, un historien anglais de 36 ans, que l’on doit la sortie d’une magistrale biographie de Friedrich Engels (1820-1895).

Comme le dit très justement l’auteur dans sa conclusion : « Même à notre époque de repentance historique (…) en aucun cas il n’est possible de reporter sur Marx et Engels la culpabilité de crimes commis quelques décennies après leur mort, même si ceux-ci le furent dans le cadre de politiques qui se revendiquaient d’eux (…). À partir de 1848, Engels n’eut que méfiance pour les révolutions menées d’en haut par une avant-garde quelconque, et n’aurait donc en aucun cas cautionné la manière dont les partis communistes se sont emparés du pouvoir au XXe siècle. »[2]. L’auteur insiste d’ailleurs pour démontrer combien la pensée de Marx et Engels était riche et ouverte, loin du dogme imposé par ceux qui tenteront de la concrétiser souvent en l’appauvrissant et en en gommant les aspérités.

Ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de rendre compréhensible la naissance et l’évolution de ce qui prendra le nom de Marxisme, ou pour être plus exacte et dans la logique du livre de « socialisme scientifique ». Car on ne peut évidemment comprendre la vie et l’œuvre d’Engels sans en appréhender le contexte. Ce contexte, cette toile de fond, c’est la révolution industrielle et ses nombreux bouleversements. C’est aussi l’immense progrès scientifique qui l’accompagne dans un véritable rapport dialectique. Et si on doit parler de « socialisme scientifique » c’est parce que le but de Marx et surtout d’Engels était de positionner et d’inscrire le socialisme parmi les grands changements scientifiques de leur époque. L’ensemble de l’œuvre de Marx et Engels s’inscrit donc dans ce progrès scientifique, mais aussi et d’une manière logique, dans le long processus de la pensée matérialiste. « En tant que matérialiste athée, il partait du postulat que la matière existe indépendamment de, et préalablement à la conscience humaine. Mais, par opposition aux matérialistes mécanistes du XVIIIe siècle (et à leur vision statique de la nature et de l’humanité), Engels considérait que la matière était prise dans un processus hégélien de changement et de transformation perpétuels »[3].

« Processus hégélien », le mot est lâché. Car l’influence du philosophe allemand sur Marx et Engels, comme sur de nombreux autres penseurs de son époque, fut déterminante. Engels suit son enseignement à Berlin où il fait partie d’un courant d’hégéliens de gauche qui suit avec intérêt les critiques et prolongements que Feuerbach apporte à l’œuvre d’Hegel. Mais si la prise de conscience du monde qui l’entoure sera structurée par les études philosophiques, c’est principalement par la confrontation avec le réel qu’Engels arrivera progressivement à ses théories : « En dépit de la critique des conditions de travail et des coûts sociaux de l’industrialisation contenue dans les « Lettres », la véritable cible de leur auteur n’était pas le capitalisme en soi. Il n’avait pas encore de réelle compréhension des mécanismes de la propriété privée, de la division des tâches ou de la valeur ajoutée du travail. Non, l’objet de son courroux était bel et bien le piétisme religieux de son enfance. Il s’agissait d’un rejet conscient, délibéré, de la morale fondatrice de sa famille, de la part d’un jeune homme révulsé par les dégâts du dogme religieux. Le savoir, la raison et le progrès étaient tous entravés par l’emprise abrutissante et moralisatrice de Krummacher sur ses ouailles. Et les ouvriers embrassaient la ferveur piétiste de la même manière qu’ils avalaient leur schnaps : comme une voie mystique pour échapper à leur misère omniprésente. De leur côté, ces patrons de manufacture qui affichaient leur dévotion de la manière la plus ostentatoire passaient pour les plus exploiteurs de tous, et leur conviction d’être personnellement élus semblait les affranchir de la nécessité d’adopter en toute chose une conduite vertueuse. »[4]. C’est donc un rejet de l’hypocrisie de sa très pieuse famille prussienne claviniste grâce au contact des ouvriers de l’entreprise familiale qui sera le premier pas d’Engels vers la pensée révolutionnaire.

Tristram Hunt replace donc clairement la naissance, l’élaboration et la diffusion du socialisme scientifique non seulement dans le contexte de son époque mais également dans le long cheminement des idées rationalistes et matérialistes. Il le fait de plus sans éluder les questions pouvant être dérangeantes comme les pratiques et erreurs politiques d’Engels, sa fortune, ses propos racistes… Mais l’autre aspect intéressant est le développement de la profonde humanité d’Engels, déchiré entre son désir permanent de mettre en actes sa théorie et le choix de s’effacer devant le génie de Marx. L’apport d’Engels est ici étonnant. Pendant vingt ans, il se sacrifie et accepte de diriger une entreprise capitaliste aux mains de sa famille, active dans le textile mondial, pour étudier le système de prêt mais surtout rétrocéder près de la moitié de ses – très confortables – revenus à Marx afin de permettre à ce dernier de rédiger Le Capital. Mais Engels est aussi celui qui relit, annote, apporte des exemples... et surtout pousse Marx à publier ce livre essentiel. Cependant, loin de conforter une image de martyr de la cause, son biographe montre qu’à côté de la souffrance engendrée par la situation, Engels était aussi un épicurien qui aimait les plaisirs, tous les plaisirs, de la vie. Ses convictions politiques ne l’empêchaient donc pas de boire de l’excellent vin, de pratiquer la chasse à courre, de multiplier les aventures amoureuses (jusqu’à vivre avec les sœurs Burns, ouvrières irlandaises)… bref de profiter de l’argent et de sa position sociale. En somme, d’être un humain avec ses contradictions plus ou moins assumées, et ce jusque dans son œuvre, marquée par les deux ouvrages La situation de la classe laborieuse en Angleterre et Socialisme utopique et socialisme scientifique, ou dans son action politique.

Comme le dit fort bien l’auteur : « En dépit de la caricature facile, qui émane aussi bien des anticommunistes que des zélateurs de Marx, Engels ne fut jamais l’architecte mécaniste et borné du matérialisme dialectique que l’idéologie soviétique du XXe siècle a porté aux nues. Il y a donc un abîme infranchissable entre l’engelsisme et le stalinisme : le gouffre philosophique qui sépare la démarche ouverte, critique et humaniste du socialisme scientifique, et un scientisme socialiste dénué de tout principe moral jusqu’à l’horreur. »[5] Avec cette biographie, c’est toute l’humanité et la complexité de la pensée du socialisme scientifique que Tristram Hunt réintègre dans le débat actuel à un moment où le débat sur les alternatives au capitalisme est relancé.

Notes

[1] Attali, Jacques, Karl Marx ou l’esprit du monde, Paris, Fayard, 2005, 537p.

[2] Hunt, Tristram, Engels, Le gentleman révolutionnaire, (coll. Grandes biographies), Paris, Flammarion, 2009, p.482

[3] p.380

[4] p.60. Friedrich Krummacher était le prédicateur de Barmen, la ville natale d’Engels.

[5] P.483