Cet article a été publié dans la Revue Aide-mémoire n°80 d'avril-juin 2017
La Hongrie est aujourd’hui un des
pays européens qui a le plus renoué avec son passé d’extrême droite, et ce sans
que les autres pays européens ne prennent de réelles mesures contre une dérive
inquiétante. Il nous a donc semblé intéressant de rappeler dans cette chronique
que la Hongrie eu un gouvernement autoritaire de 1920 à 1944, proche à de
nombreux égards de ce que Pétain mettra en place pour la France
« libre ».
Au-delà de l’idéologie, un parcours similaire
Les parallèles entre l'amiral
Miklós Horthy (1868-1957) et le maréchal Philippe Pétain (1856-1951) sont
nombreux. Sur la manière de justifier la politique qu’ils mèneront, mais aussi
dans leur parcours de vie. Horthy est né le 18 juin 1868 dans le domaine
familial. Dès l’âge de 8 ans il est élevé par un percepteur. Il s’engage dans
une carrière militaire comme officier de marine et y connait le passage de la
marine à voile vers la marine à vapeur. Les longs passages qu’il consacre dans
ses mémoires[1] à
cette période nous permettent de voir combien Horthy, tout comme Pétain, était
un homme de ce long 19e siècle, pour reprendre la chronologie de
l’historien britannique Eric Hobsbawm[2].
Outre le fait de vivre dans un monde à part auprès de l’Empereur où l’on
pratique les compétitions de voiles et de polo, sa vision raciste et européo
centrée du monde est clairement exprimée : « Le désir de chaque jeune
officier de marine, d’accomplir un voyage autour du monde, se réalisa pour moi
lorsque je fus muté, au cours de l’été 1892, sur la corvette Saïda (…) Ce
voyage, qui devait durer deux ans, fait encore aujourd’hui partie des plus
beaux souvenirs de mon existence. (…) Le règne de l’homme blanc sur les
continents lointains était ferme et incontesté. »[3].
Un « temps béni des colonies » qu’à l’heure d’écrire ses mémoires
Horthy regrette : « Ce que nous pûmes voir des Indes témoignait des
admirables réalisations coloniales des Anglais. (…) Ils empêchaient les luttes
intestines entre Hindous et Musulmans. Au point de vue économique, ils avaient
canalisé des fleuves et assuré l’irrigation de nombreuses terres du Pundjab.
Ils avaient construit des routes et des voies ferrées ; en un mot, ils
apportaient la civilisation et la richesse, et réussissaient à maintenir
l’ordre avec des forces relativement modestes. De nos jours, l’Inde est coupée
en deux, et des millions de réfugiés doivent souffrir, de chaque côté de la
frontière, pour le prétendu bonheur de leur libération »[4].
Comme Pétain, Horthy joue un rôle important pour son pays lors de la guerre
14-18. Une guerre qui, et là c’est le discours d’Hitler que l’on retrouve[5],
n’a pas été perdue militairement mais par une « trahison » de
l’arrière : « Je mentionne ce témoignage comme une des nombreuses preuves
qui démontrent que notre marine n’a jamais été vaincue sur mer. La fin a été
provoquée par la défaite sur terre, par le découragement de l’arrière, par la
faim et par les dissensions intestines qui atteignirent aussi notre flotte »[6].
La défaite est un tournant avec
le démantèlement de l’empire Austro-Hongrois et les nombreuses frictions
territoriales qui l’entourent. La Hongrie et la Roumanie[7]
entrent alors en conflit, conflit que les nationalistes des deux pays ont
réactivés ses dernières années. Comme Pétain le fera plus tard en France,
Horthy joue un rôle non négligeable mais se garde de trop s’impliquer. Et dans
ses mémoires il insiste longuement pour expliquer ses réticences avant
d’accepter d’occuper le poste de régent, dans une opération de prise du pouvoir
qui se pare des attributs de la légalité. Horthy « cède » quand il
obtient « toute les prérogatives royales à l’exception du droit d’anoblissement
et du titre de protecteur suprême de l’église »[8].
Mais le principal rapprochement que l’on peut faire entre Pétain et Horthy est
sur l’argumentation qu’ils utilisent tous deux pour justifier leur
collaboration avec l’Allemagne Nazie : la nécessité de maintenir
l’indépendance de leur pays et de servir de bouclier envers la population.
Horthy insiste donc sur le fait qu’il est obligé de manœuvrer face aux
exigences allemandes alors que les puissances internationales ont montré
qu’elles n’interviendraient pas et que le danger communiste grandit. « Le Pacte
des Trois Puissances, auquel la Hongrie n’adhéra que le 20 novembre 1940,
n’obligeait les signataires à l’intervention militaire qu’en cas d’attaque de
la part d’un pays »[9].
Les troupes hongroises participeront cependant à la campagne contre l’URSS via
le motif de la lutte contre le bolchévisme : « Nous devons rappeler à
ceux qui nous critiquent que nous n’étions pas, comme au cours de la première
guerre mondiale, les alliés de l’Allemagne. Nous avions été entraînés, contre
notre volonté, dans une guerre menée par Hitler dans un dessin d’expansion. La
raison de notre participation à la guerre contre la Russie ne se rencontrait
que sur un seul point avec les motifs de l’Allemagne ; comme elle, nous
combattions le bolchevisme (…) »[10].
La Hongrie interviendra également en Yougoslavie, sous couvert de protection de
la minorité hongroise. Mais dans ses mémoires Horthy insiste sur sa différence
avec le Nazisme : « Si Hitler avait cru, par toutes ces festivités,
expositions et présents, atteindre son but, il s’était évidemment trompé. Les
réalisations extraordinaires qui avaient été accomplies en quelques années
depuis 1933, l’ardeur au travail, la discipline et les talents multiples du
peuple allemand ne pouvaient que forcer l’admiration (…) Mais le tableau
montrait trop de traits fiévreux et je ne pus résister à une impression
d’angoisse (…) J’étais plus décidé que jamais à ne pas laisser entraîner la
Hongrie dans le tourbillon du dynamisme national-socialiste. »[11].
Et de préciser, en évoquant le mouvement des croix fléchées de Szalasi : «
La conception du monde national-socialiste et les méthodes d’Hitler me
répugnaient profondément. L’opposition qui en résultait fut encore aggravée par
le fait que ses idées avaient également pénétré la politique intérieure
hongroise, provoquant la constitution de nouveaux partis qui bouleversaient la
structure de notre ordre intérieur »[12].
C’est pourquoi il prend le temps dans ses mémoires de montrer qu’il n’a pas
joué qu’une seule carte, bien que la fin de l’explication montre qu’il n’était
pas en totale opposition en faisant cela : « Il existait entre lui (le
président du conseil) et moi une entente tacite qui lui accordait, sans
m’informer de tous les détails, la liberté nécessaire pour entreprendre les
démarches, qui, en maintenant apparemment des rapports normaux avec l’Allemagne
hitlérienne, renforceraient nos relations amicales avec les Anglo-Saxons, sans
avantager les Soviets (…) Notre accord secret avec les puissances occidentales,
selon lequel nous n’attaquions pas leurs avions survolant notre territoire, et
en échange de quoi ils renonçaient au bombardement de nos villes, arrangeait
également d’une certaine façon les Allemands, car il laissait intactes les
voies ferrées essentielles stratégiquement et aussi notre industrie de guerre »[13].
Comme Pétain, la ligne de défense est qu’il a servi de bouclier par sens du
devoir. Ainsi, en mars 1944 lorsqu’Hitler envahit la Hongrie : « Il aurait
été plus commode, à ce moment-là, et je me serais épargné beaucoup de
critiques, d’abdiquer avec un grand geste. Mais je ne pouvais pas quitter le
navire en détresse qui avait plus besoin que jamais de son capitaine »[14]
La menace du judéo-bolchevisme[15]
C’est essentiellement en raison
de l’anticommunisme qu’Horthy explique son alliance forcée de circonstance avec
Hitler. C’est d’ailleurs déjà contre cette menace qu’il a pris le pouvoir au
début des années 20 : « Les signes de décomposition dans la flotte
austro-hongroise (…) n’étaient qu’une partie du grand bouleversement qui,
partant de l’empire des tzars, en 1917, atteignait les pays battus,
l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne et la Turquie, où ils provoquèrent la chute de
la monarchie, tandis qu’en Bulgarie ils ne menèrent qu’à l’abdication du tzar
Ferdinand. Des éléments nationaux et socialistes, qui trouvaient un terrain propice
dans la misère, la faim et les privations des années de guerre, agissaient
puissamment. »[16]
Des communistes qui sont également Juifs : « Dans les journaux, on
rencontra de plus en plus souvent le nom de Bela Kun, un juif hongrois qui, en
tant que soldat d’un régiment autrichien, avait été condamné pour avoir volé
ses camarades et qui déserta ensuite pour rejoindre les Russes, avant de
rentrer, en novembre, de Moscou en Hongrie. Lui et ses semblables excitaient
toujours davantage les masses (…) La conférence de paix de Paris, qui s’ouvrit
le 16 février 1919, décida de faire occuper presque tout le territoire hongrois
par les troupes de ses voisins et fut ainsi à l’origine de la révolution
bolchévique, au nom de laquelle Bela Kun érigea son gouvernement de sanglante
terreur »[17].
Et d’insister sur cet aspect : « Quatre années de guerre, la chute de la
monarchie et le régime communiste avaient considérablement diminué le sens de
la communauté. La lutte des partis était d’une violence inouïe. Les milieux de
l’extrême droite attribuaient la responsabilité de tout le mal aux juifs et aux
communistes – les deux étaient souvent les mêmes -, tandis que les communistes
ne s’avouaient pas vaincus. »[18].
Ou encore « les juifs, installés depuis longtemps dans le pays, furent plus
tard les premiers à avoir honte des méfaits de leurs coreligionnaires qui
étaient presque seuls les maîtres du nouveau régime (…) Les Roumains
profitèrent de la bochevisation du pays pour avancer de plus en plus, avec
leurs forces bien équipées, afin de piller tout ce qu’ils trouvaient sur leur
passage »[19].
L’explication du danger judéo-bolchévique est donc profondément ancrée chez
Horthy. Et sur les mesures antijuives, comme Pétain, il joue rétrospectivement
la carte du moindre mal face aux pressions de plus en plus forte des
Nazis : « le pourcentage relativement important de juifs dans la
population hongroise l’irritait profondément, et ce, d’autant plus que les
juifs avaient, dans la banque, le commerce, l’industrie, la presse et les
professions libérales une influence considérable. Notre moyenne bourgeoisie se
trouvait également désavantagée, car les positions auxquelles elle aspirait
dans l’économie ou dans les professions libérales étaient occupées, avec la
ténacité propre à leur race, par les juifs qui se soutenaient entre eux et
disposaient de plus de 25 pour 100 du revenu national (…) Lorsque, après
l’Anschluss, la pression allemande devint plus forte, le gouvernement décida,
pour prévenir l’insistance allemande, de soumettre au Parlement un projet de
loi qui, en prévoyant une limitation des droits des citoyens israélites,
devrait leur assurer une défense (…) Cette loi, qui avait été acceptée par le
Parlement en avril 1938 (…) se distinguait radicalement des lois de Nuremberg,
puisqu’elle prenait la religion, et non l’origine, comme critère »[20].
Et de préciser qu’il ne fut au courant du réel sort que très tard, alors que les
Croix fléchées faisaient déjà la loi : « On nous avait dit que les
déportés étaient transférés dans des camps de travail. Ce n’est qu’au mois
d’août que j’appris, par des rapports secrets, toute la vérité sur les camps
d’extermination »[21].
Une extrême droite qui ne s’est jamais éteinte
Comme nous avons pu le voir, et
au-delà d’un discours construit de justification, l’appartenance de Horthy au
spectre politique de l’extrême droite est incontestable. Une extrême droite
plus réactionnaire que fasciste[22],
comme celle de Pétain. Ou de Salazar[23].
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est au Portugal que l’ancien régent de
Hongrie rédige ses mémoires : « Des amis mirent une villa à notre
disposition, dans ce magnifique site qu’est l’Estoril. Nous y retrouvâmes de vieux
et de nouveaux amis, et nous avons la joie de ressentir, par des lettres
provenant du monde entier, l’attachement de nos compatriotes. Le gouvernement
portugais nous traite avec une amabilité toute particulière, et nous ressentons
pour cette hospitalité une profonde reconnaissance. Je suis, avec le plus grand
intérêt, l’essor vigoureux du Portugal, sous la direction de son sage président
du Conseil, le docteur Oliveira Salazar. »[24].
Nous avons déjà souligné dans cette chronique combien était fausse l’impression
d’une éradication de l’extrême droite avec la défaite de l’Allemagne Nazie[25].
La fin de l’ouvrage de Horthy montre d’ailleurs combien, malgré ses plaintes,
il est bien traité par les anglo-saxons qui l’ont fait prisonniers. On ne peut
que mesurer le décalage quand il détaille ses conditions dures de détention
rendue plus douce par la présence d’un « vieux domestique » : «
nous étions cependant obligés, sans égard pour l’âge ou pour la personne, de
faire la corvée de nettoyage, c’est-à-dire balayer nos chambres. Un capitaine
de corvette a bien voulu me dispenser de cette tâche (…) »[26].
Mais le plus important est que
c’est bien l’anticommunisme qui a guidé son parcours de sa prise du
pouvoir : « Je ne voulais pas appartenir à ce cabinet en tant que ministre
de la Guerre ; je gardai cependant le commandement de notre jeune armée, après
qu’on m’eut assuré qu’elle ne serait pas entraînée, en aucun cas, dans des
discussions politiques. Mon seul désir étant de libérer la Hongrie, à l’aide de
cette armée, de la terreur des communistes, dont les méfaits et les cruautés
augmentaient de plus belle. L’épuration nécessaire devait être notre œuvre, et
non celle des puissances étrangères »[27]
à la période de la guerre. Et qui lui permet de continuer après : « Les
journaux américains parlaient à peine de la Hongrie ; il aurait été en effet
désagréable de relater la conduite inhumaine de la soldatesque communiste dont
les horreurs soutenaient la comparaison avec celles des camps de concentration
qui remplissaient alors tous les journaux »[28].
Et de perpétuer la lutte après la guerre, assurant une continuité qui porte
encore aujourd’hui ses effets : « La Hongrie est un pays occupé, gouverné
par des étrangers, ce qu’il faut interpréter dans le sens le plus strict du
terme, car presque tous les ministres communistes sont également des citoyens
soviétiques. »[29]
Notes
[1] Horthy,
Mémoires de l’amiral Horthy. Régent de Hongrie, Paris, Hachette, (1954), 287 p.
[2] Voir
L'Ère des empires : 1875-1914, Paris,
Hachette, 1997 et L'Âge des extrêmes : le
court XXe siècle 1914-1991, Le Monde diplomatique - Éditions Complexe, 1999
[3] P.13
[4] P.14
[5] voir « Mon Combat » d’Adolf Hitler, une autobiographie… in AM n°20 de Janvier-mars 2002 et « Mon Combat » d’Adolf Hitler, un programme… in AM n°21 d’avril-juin 2002.
[6] P.79
[7]
Voir sur la Roumanie Le bilan du
nationalisme in AM n°39 de janvier-mars 2007 et surtout La spiritualité au cœur de la doctrine in
AM n°61 de juillet-septembre 2012.
[8] Pp.108-109
[9] P.183
[10] P.248
[11] P.175
[12] P.182
[13] P.220
[14] P.234
[15] voir Antisémitisme et anticommunisme. Les deux
mamelles de l’extrême droite in AM n°63 de janvier-mars 2013
[16] P.87
[17] P.91
[18] P.106
[19] P.92
[20] P.185
[21] P.240
[22] Sur ces nuances, voir De l’inégalité à la monarchie in AM n°33
de juillet-septembre 2005 et De la nuance
entre droite radicale et extrême droite in AM n°77 de juillet-septembre
2016,
[24] Pp.280-281
[25] voir L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister in AM n°32 d’avril-juin 2005 et 1945 ne marque pas la fin des dictatures
d’extrême droite en Europe in AM n°69 de juillet-septembre 2014
[26] P.274
[27] P.97
[28] P.271
[29] P.284
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