Cet article a été publié dans Les cahiers de l'éducation permanente, n°50
intitulé éducation populaire et numérique, pp.12-20
Comment « moderniser » le message ? Comment toucher efficacement le plus grand nombre ? L’émergence des médias sociaux rend-elle obsolètes les formes de communication plus traditionnelles ? Ces questions, et bien d’autres complémentaires, d’autres mouvements se les posent à l’heure où l’on dit les citoyens dépolitisés et moins réceptifs à un message politique. Par un retour sur l’évolution des moyens de propagande, nous nous proposons d’amener une profondeur historique aux réflexions en cours. Un retour à travers l’histoire qui, comme souvent, permettra d’élargir la focale et d’ainsi remettre en cause certaines évidences. Un apport qui se veut une esquisse de synthèse et ne prétend aucunement à l’exhaustivité.
Le
mouvement social a toujours dû faire face à plusieurs contraintes pour diffuser
le plus largement possible son message. Nous en pointerons ici deux :
1° La
contrainte de l’éducation, du niveau d’émancipation intellectuelle, de celles
et ceux à qui ils s’adressent. Hier, il s’agissait d’arriver à s’adresser à des
gens analphabètes. Aujourd’hui, à des personnes qui sont habituées à des
messages courts, au zapping. Au point que même le langage vidéo se doit d’utiliser
des plans de plus en plus courts, qu’une vidéo sur Youtube doit accrocher dès
les premières secondes et ne pas excéder trois minutes (et encore…). Sans
oublier que si l’analphabétisme a quasiment disparu, l’illettrisme reste fort
présent.
2° La
contrainte du coût de l’accès à l’information. L’abonnement à un journal, le
coût d’un livre, même l’accès à Internet restent des enjeux. On y mettra en
parallèle le coût de la production de l’information. Aujourd’hui, produire un
journal quotidien est devenu quasi impossible et la question de la diffusion
d’imprimés se pose, surtout par comparaison avec le coût d’une diffusion par
les moyens informatisés. Avec alors la question de l’accessibilité qui se
repose.
La force de la parole
L’oralité
a toujours été au cœur de la communication sociale. Il est évident
qu’aujourd’hui comme hier, les échanges directs, les discussions, les
conférences, les assemblées, les meetings sont de loin les moyens les plus
efficaces non seulement pour faire passer un message, mais aussi pour lui
donner du corps par la présence. Un meeting, une manifestation, un piquet de
grève jouent ainsi un rôle de politisation, non seulement par les discours qui
y sont prononcés, mais aussi – voire surtout – en rendant visible la force du
collectif, en montrant à chaque individu qu’il n’est pas seul. En cela, les
campagnes présidentielles de Jean-Luc Mélenchon de 2012 et de 2017 sont de bons
exemples. En effet, J.-L. Mélenchon ne délaisse aucun média mais, au
contraire, les multiplie tout en restant cohérent. Il en va ainsi de ses web
documentaires, de ses meetings diffusés en direct sur les réseaux sociaux, de
son programme en BD, d’un jeu vidéo (Fiscal Kombat), d’un camion sillonnant la
France… qui démontrent qu’un message cohérent peut être décliné en de multiples
supports en utilisant correctement les codes inhérents à ces derniers.
Revenons
de ce côté-ci de la frontière, mais en remontant le temps. Si l’on sait que
l’histoire officielle de la vulgate belgicaine[1] attribue à une
représentation de La Muette de Portici
le déclenchement de la « révolution » belge, on raconte moins que
c’est une conférence/meeting organisée par le « groupe anarchiste de
Liège », dont le sujet était la Commune de Paris, qui est à l’origine de
la grande révolte de la mi-mars 1886[2] qui toucha le bassin
industriel wallon et qui marqua un tournant crucial de l’histoire sociale de
notre pays. Un meeting qui avait été annoncé par des affiches, des tracts… et
surtout par le bouche à oreille. Cette révolte se déclencha alors que, de son
côté, le Parti ouvrier belge, fraîchement créé et encore peu présent dans le
sillon industriel wallon, menait un intense travail de propagande en faveur du suffrage
universel à travers notamment la brochure d’Alfred Defuisseaux intitulée Catéchisme du Peuple. Ce texte, court et
percutant, destiné à mobiliser les travailleurs pour une manifestation en
faveur du suffrage universel, est une belle illustration de ce lien entre écrit
et oralité. Ce n’est donc pas un ouvrage théorique, mais un outil de
mobilisation, qui sera très largement diffusé (sans doute 300.000 exemplaires).
Mais outre le tirage, c’est la forme même qui est ici à souligner. A. Defuisseaux,
comme d’autres leaders ouvriers à cette époque, choisit d’écrire sa brochure en
reprenant les codes des catéchismes catholiques. L’objectif est de permettre
une rapide diffusion du message par l’oralité, le raisonnement se développant
autour de courtes questions et réponses qui en facilitent la mémorisation et
les effets oratoires de celles et ceux qui relayeront le message… « - Qui
es-tu ? - Je suis un esclave. » D’emblée, le ton est donné sur la
question de la condition ouvrière et du salariat[3].
L’entrain de la musique, la puissance de
l’image, la chaleur du rassemblement
Ce
lien entre écrit et oralité, l’utilisation de la chanson l’illustre aussi
parfaitement. Ce « Pamphlet du pauvre », pour reprendre le titre d’un
des nombreux recueils de chansons de luttes sociales[4], fut de tous temps un
moyen privilégié pour propager des idées, raconter une lutte, transmettre une
mémoire de classe. Nombre de ces chansons étaient composées sur l’air de
chansons populaires, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de connaître le
solfège pour pouvoir les composer ou les chanter. Ainsi, L’Internationale a d’abord été chantée sur l’air de La Marseillaise avant d’être dotée de sa
propre musique. Plus près de nous, les femmes de la FN ont composé lors de leur
grève de 1966 une chanson sur leur combat en reprenant un air à la mode d’Henri
Salvador, Le travail, c’est la santé.
Un grand nombre de ces chansons ne nous sont pas parvenues car elles n’ont pas été
transcrites, n’étant pas destinées à la postérité. D’autres nous sont arrivées
uniquement sous forme de texte. Certaines furent diffusées dans les journaux de
l’époque ou sous la forme de partitions souvent vendues en solidarité. Plus
près de nous, c’est l’édition en vinyle puis en CD qui remplit cette fonction.
Ce rôle de la chanson dans les luttes s’est perpétué tout au long de l’histoire
et est peut-être l’outil de propagande qui a le mieux traversé toutes les
époques en gardant sa modernité, son utilité et sa pertinence, tout en suivant
l’évolution des styles musicaux. Aujourd’hui, parmi d’autres exemples, la compagnie
française Jolie Môme entretient de manière assumée cet héritage qu’elle
renouvelle sans cesse et qu’elle lie avec une pratique théâtrale, avec des
interventions dans les luttes ainsi que dans la rue et dans les manifestations[5]. Pour la Belgique, on
pourrait citer le GAM ou Les Canailles.
Si la
chanson revendicative est présente dans les manifestations, et même si l’on
doit faire le constat que tout ce qui est diffusé aujourd’hui n’est pas
forcément toujours d’une grande cohérence, un autre moyen d’expression y est
toujours bien présent : la banderole. Celle-ci a « un rôle essentiel
dans l’unité de ce corps manifestant (…). Elle marque la manifestation en même
temps qu’elle attire le regard, soit pour susciter une adhésion, soit pour
faire peur. Mais elle joue encore un autre rôle : elle structure la
manifestation, elle en forme le squelette autour duquel les participants vont
s’agréger. Si la banderole de tête unit, les différentes bannières qui lui
succèdent permettent, au contraire, d’isoler des groupes, de former, au sein du
cortège, des sous-cortèges et de lui donner ainsi son organisation propre »[6]. Son utilisation fluctue
et devient de plus en plus institutionnelle et formelle. Au-delà de la question
des parcours des manifestations, la question du nombre de banderoles réalisées
par les manifestant·e·s pour exprimer leurs revendications semble plus
importante dans le cadre d’une (re)politisation de cette forme d’expression de
la contestation sociale.
Avec
l’arrivée du cinéma, c’est un nouveau médium qui a été utilisé à large échelle.
Un cinéaste comme Sergei Eisenstein a incarné à lui seul un cinéma militant au
service d’une cause à un moment où, dans le prolongement de la révolution
bolchévique, on assista à une explosion et à une diversification des formes d’art
au service de la cause révolutionnaire dans le cadre de
« l’agit-prop ». L’agitation et la propagande doivent être comprises
comme la popularisation des idées révolutionnaires par tous les moyens adéquats
selon les différents publics. Plus largement, nombreux ont d’ailleurs été les
artistes qui ont apporté leur concours aux luttes sociales, quelle que soit
leur discipline[7],
et ce bien au-delà des affichistes[8]. Un apport toujours
d’actualité.
En
parallèle avec une appropriation de l’espace public, le mouvement ouvrier a
développé ses propres lieux de réunion et de diffusion culturelle. Les Bourses
du Travail en France et les Maisons du Peuple en Belgique sont ainsi devenues des
citadelles ouvrières, lieux de sociabilité, de militantisme, d’émancipation et
de diffusion culturelle. Le soin apporté aux matériaux, le recours à des
architectes renommés, la décoration intérieure, les noms attribués aux
bâtiments et aux salles de réunion… formaient un tout cohérent d’affirmation
d’une puissance, d’une fierté, d’un mouvement en expansion. Meeting, séances de
formation, lieux de réalisation et d’impression des affiches et des tracts,
diffusion d’œuvres théâtrales ou cinématographiques, locaux pour les
différentes organisations (syndicales, de jeunesse, sportives…) : ces
lieux constituaient des ruches de diffusion du message qui se pensaient
également, y compris dans leur localisation, comme le contrepoids de l’Église
et de sa puissance.
Les NTIC révolutionnent-elles la
communication ?
À
chaque fois qu’un nouveau médium ou support arrive, le mouvement social s’en
empare. Il en est allé ainsi de la radio puis de la télévision. En Belgique, la
pilarisation a rapidement conduit au développement d’émissions de radio, puis
de télévision, par les organisations philosophiques, sociales ou politiques qui
ont ensuite pris la forme d’émissions dites concédées sur les chaînes de
service public[9].
Du côté francophone, de telles émissions sont toujours diffusées sur La
Première et en télévision. Souvent, les organisations qui en bénéficient
veillent à en assurer la diffusion par le biais d’Internet et de DVD ou en les projetant
dans le cadre de formations s’adressant à leurs cadres et militants. En dehors
des chaînes publiques, des (web) radios associatives ou militantes existent. En
télévision, mentionnons l’existence de projets de TV citoyenne et/ou
communautaire comme Canal emploi (devenue RTC Télé Liège) ou, plus près de nous,
Zin-TV. On peut aussi évoquer l’utilisation de camions de propagande qui
circulaient dans les rues pour annoncer des meetings ou des manifestations.
Sonorisés ou non, cette technique est un peu tombée dans l’oubli mais fut très
utilisée, notamment dans les années 1930 dans le cadre de la campagne en faveur
du Plan du travail promu par le POB.
Depuis
l’arrivée des NTIC, de nouveaux supports ont fait leur apparition[10]. Si le site Internet est
devenu la norme – avec des moyens très variables selon les cas –, on ne peut que
constater la grande disparité de la présence suivie et régulière sur les autres
supports tels Facebook, Twitter, Youtube… De nombreux mouvements sociaux s’en
sont emparés et les ont largement investis. On constate d’ailleurs que cette
utilisation est, à quelques exceptions, inversement proportionnelle à la taille
et au degré d’institutionnalisation des mouvements qui les utilisent. Sans
doute cela tient-il à l’horizontalité et à l’immédiateté de ces nouveaux outils,
qui sont plus difficiles à appréhender et à utiliser pleinement par des
organisations plus structurées ou plus massives.
Que conclure ?
1° D’autres
supports sont ou ont été utilisés par les mouvements sociaux. La bande dessinée,
par exemple. La carte postale, dont l’importance de la production et de la
diffusion fut centrale pendant plus d’un siècle et qui, aujourd’hui encore,
constitue bien souvent la seule trace iconographique d’une lutte menée. Ou
encore l’insigne[11],
souvent porté à la boutonnière et qui, contrairement à la carte postale, est
toujours régulièrement utilisé, que ce soit sous forme de badge ou de pin’s,
comportant éventuellement une création artistique qui renforce le message.
2°
Aucun nouveau médium n’a totalement fait disparaître ceux qui existaient déjà. Chacun
est venu s’ajouter à une panoplie qu’il a ainsi enrichie de possibilités
données aux organisations pour faire passer leur message. Les campagnes de J.-L.
Mélenchon évoquées plus haut sont à cet égard un bel exemple de l’articulation
entre formes traditionnelles et formes ultra-contemporaines.
3° Un
médium n’est pas neutre. Chacun a ses codes, son utilité, son public. Le
contrôle des canaux de communication est une question importante. Produire sur
ses propres machines et distribuer un tract sur un marché ou, au contraire,
mettre des informations sur Internet qui transiteront par des serveurs et seront
orientées par des algorithmes inventés et possédés par des multinationales ne
sont pas des démarches équivalentes. Autrement dit, la volonté du mouvement
ouvrier de posséder ses propres imprimeries avait aussi une dimension
idéologique, quelque peu négligée aujourd’hui.
4° Le
support utilisé, quel qu’il soit, reste d’abord le vecteur de diffusion d’un
message. Une communication vide de sens, même ultra-moderne, reste vide de
sens. Plus que de la question d’une modernité dans les médias utilisés, c’est
de la modernité du discours – modernité qui passe peut-être par un retour aux
sources – qu’il faut d’abord se préoccuper.
Au-delà
d’une utilisation appropriée d’un médium, ou de plusieurs qui se renforcent,
selon les moments et les publics, c’est donc surtout la cohérence entre le fond
et la forme, ainsi que la sincérité, qui est gage de réussite. Ce qui était
vrai au 19e siècle l’est toujours au 21e. L’arbre des nouvelles
technologies ne doit jamais cacher la forêt des idées.
[1]Voir
Morelli, Anne (sd), Les grands mythes de
l’histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, Bruxelles, EVO, 1995.
[2]1886, La Wallonie née de la grève ?,
coll. Archives du futur, Bruxelles, Labor, 1990. Sur l’histoire sociale de
Belgique, on peut se référer aux 7 volumes de la Nouvelle histoire de Belgique, Bruxelles, Le Cri, 2010 et au catalogue
du parcours En lutte réalisé par
l’IHOES : À la conquête de nos
droits. Une histoire plurielle des luttes en Belgique, Liège, CAL, 2015.
[3]Même
si cela déborde notre sujet, nous ne pouvons que recommander la lecture de Guy
Vanthemsche (dir.), Les classes sociales
en Belgique : deux siècles d’histoire, Bruxelles, CRISP, 2016.
[4]Brochon,
Pierre (introduction et notes par) La
Chanson française. Le pamphlet du pauvre (1834-1851), Les Classiques du
Peuple, Paris, Les éditions sociales, 1957.
[5]Marisol
Facuse, Le monde de la compagnie Jolie
Môme. Pour une sociologie du théâtre militant, Paris, L’Harmattan, 2013.
[6]Philippe
Artières, La Banderole. Histoire d’un
objet politique, Paris, Autrement, 2013, p. 35.
[7]Nous
sortirions du cadre de ce texte en le développant plus avant mais on peut
relever que le mouvement Bauhaus est en soi une manière de diffuser un message
politique, un acte de propagande par le fait de l’idéal social.
[8]Sur
le lien entre message et œuvre artistique dans l’affiche, voir Bread and roses. Une autre histoire des affiches syndicales, Bruxelles,
Meta-Morphosis, 2017.
[9]
Philippe Caufriez, Histoire de la radio francophone en Belgique,
Bruxelles, CRISP, 2015,.
[10]Ce
qui pose par ailleurs des questions quant à la mémoire de ce qui est produit
sur ces supports, et donc de leur étude rétrospective. Voir Julien Dohet, L’ère du numérique sera-t-elle une ère
pauvre en archive ?, Contemporanea,
tome XXXVIII, n° 1, 2016. Accessible en ligne : http://www.contemporanea.be/fr/article/aan-het-woord-dohet
[11]Ainsi
le triangle rouge, qui signifie aujourd’hui pour celles et ceux qui le portent
l’affirmation de leur antifascisme et de leur refus des idées d’extrême droite,
était-il au tournant du 19e et du 20e siècle l’expression
de la volonté d’obtenir une réduction collective du temps de travail via la
revendication des 3x8 (8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de
repos). Un symbole fort pour une revendication claire et compréhensible.
2 commentaires:
Cher Julien,
Une petite contribution pour l'histoire.
RTC et Canal Emploi coexistaient en tant que télévisions communautaires, portées par deux ASBL. Elles avaient des objectifs bien différents.Créée par la FGTB,la CSC et l'Université de Liege, Canal Emploi fut volontairement supprimée par le pouvoir de la Communauté française suivant notamment la volonté du PSC liégeois et de son chef de file de l'époque, Jean-Pierre Grafé en plein accord avec les dirigeants régionaux de la CSC dont Joselu Piette. Officiellement, IJP Grafé ne voulait pas deux TVC à Liège. Mais on sait que le travail de Canal Emploi et les contenus distribués par le câble à l'époque et par les formations, l'alliance - certes difficile - entre CSC et FGTB furent les vraies raisons de cette mise à mort.
RTC a poursuivi sa route, Canal Emploi a été supprimée. La premiere n'a jamais pris le relais de la seconde.
Bien à toi, pour servir
Merci pour cette précision/correction
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