Cet article a été publié dans Aide Mémoire n°91 de janvier-mars 2020, p.11
Comme cette chronique le démontre l’extrême droite n’est pas
un bloc monolithique mais est traversée de courants, de mouvances ayant des
désaccords pouvant être importants dans un système de pensée et une vision du
monde basée sur une inégalité naturalisée et immuable. Le parcours de l’auteur
des Réprouvés est à cet égard
illustratif.
Un parcours étonnant
Notre dernière chronique évoquait le trajet d’une figure
clef de l’extrême droite française[1]
qui plaçait son autobiographie dans la filiation d’un ouvrage similaire publié
en Allemagne. Un ouvrage clef, publié en 1928, qu’il a traversé les époques et
est toujours considéré comme une référence dans les milieux d’extrême droite,
notamment par la place que lui accorde Alain De Benoist[2]
dans son livre central Vu de droite[3].
Ernst Von Salomon est né le 25 septembre 1902 à Kiel. C’est donc à 16 ans qu’il
s’engage à corps perdu au sein de différents groupes paramilitaires d’extrême
droite dans la guerre civile qui touche l’Allemagne au moment de la défaite de
la première guerre mondiale. Une période qu’il raconte dans son livre Les réprouvés que nous analysons ici. A
sa sortie de prison, il continue le combat politique et sera à nouveau
emprisonné brièvement en 1929. Contrairement à un grand nombre de ses
compagnons de combat, Von Salomon ne s’engage pas activement dans le parti nazi
car, « Plus qu’un nationalisme révolutionnaire, il professe un
aristocratisme rigide »[4],
et fait partie d’une mouvance oppositionnelle de droite à Hitler[5].
Ce positionnement lui vaut un bref emprisonnement mais ne l’empêche pas de
travailler comme scénariste de film à la UFA[6].
En 1945 il est interné par les Américains et ne sera libéré qu’en septembre
1946. Il reprend alors ses activités et publie un autre livre important Le Questionnaire en 1951 (traduit en
français en 1953) qui est une critique de la dénazification et peut être
rapproché de livres sur le « résistantialisme »[7].
Von Salomon meurt le 9 août 1972 à Winsen, près de Hambourg.
Quatre années de
luttes intenses
La période allant de son inscription dans les corps francs à
sa libération de prison, en passant par la participation à l’assassinat de
Walther Rathenau[8] le
24 juin 1922 est donc le sujet de son autobiographie. Celle-ci débute avec
l’insurrection qui fait suite à l’armistice « Ainsi défilaient les lutteurs de
la révolution. Était-ce donc de cette fourmilière noirâtre que devait jaillir
la flamme brûlante et par elle que devait se réaliser le rêve de sang et de
barricades ? Impossible de capituler devant ceux-là ! On ne pouvait avoir que
mépris pour leurs prétentions sans fierté, sans certitude de victoire, sans
force conquérante »[9].
Directement le jeune Von Salomon s’engage dans les forces
contre-révolutionnaire : « à cette époque j’avais tout juste seize ans et
j’étais élève officier à la 7e compagnie de la « Königlich
Preussische Hauptkadettenanstalt ». Dans les premiers jours qui suivirent le
début de la révolution je formai le projet de balayer les marins de leur
quartier général »[10].
Il rejoint alors un groupe de corps francs : « Des proclamations étaient
affichées dans les rues : on demandait des volontaires. On voulait organiser
des formations pour la protection des frontières de l’Est. Le jour de l’entrée
des troupes dans la ville, j’allais m’engager. Je fus accepté, je revêtis
l’uniforme, j’étais soldat. »[11].
En avril 1919 il part donc pour la Baltique où il participe à de nombreuses
batailles sanglantes dont la pitié est exclue, même les prisonniers étant exécutés.
Il combat en Lettonie autour de Riga considérée comme une ville allemande.
Malgré leur détermination, les différents groupes militaires allemands ne font
pas le poids et se retrouvent isolés. A l’annonce du putsch mené le 13 mars
1920 pour mettre Wolfgang Kapp,
fondateur du parti allemand pour la patrie, au pouvoir, le groupe auquel
appartient Von Salomon rentre en Allemagne. Mais ils sont arrêtés et battus par
les forces de gauche qui via une grève générale, bloquent les putschistes qui
échouent dès le 17 mars. Ce premier échec ne le détourne pas de ses
convictions : « (…) je ne suis pas un tribun. Ah non ! Mais je crois que
c’est à nous de faire la révolution. C’est-à-dire une révolution nationale. Et
nous l’avons, je crois, déjà commencée. (…) je crois que tout ce que nous avons
fait jusqu’à présent était déjà un commencement de révolution. Un embryon. Nous
ne l’avons peut-être pas voulu consciemment, mais ça n’a pas d’importance. Le
résultat a été révolutionnaire. Toutes les révolutions de l’histoire mondiale
ont commencé par la révolte de l’esprit et se sont terminées sur les
barricades. Nous avons justement fait le contraire (…) »[12].
Libéré, Von Salomon vit alors dans le dénuement dans la Ruhr et participe à
divers groupes d’extrême droite qui foisonnent et n’arrivent pas à se
structurer. Après avoir un temps participer à un groupe de
« résistants » qui éliminent celles et ceux qui aident les occupants
français, il part en Haute-Silésie pour se battre contre les Polonais où ils se
retrouvent avec des compagnons déjà croisés à plusieurs reprises depuis
1918 : « En Haute-Silésie, où siégeait l’assemblée générale des activistes
allemands, le contact s’était établi tout seul entre les hommes qui avaient agi
autrefois séparément dans toutes les parties du Reich ; ce qui, à l’heure
présente, leur permettait, grâce à un parfait emboîtement, de donner à leurs
actions respectives plus d’élan et plus d’importance. Dans les mois qui
suivirent, un filet résistant, invisible, élastique, se forma, dont chaque maille
réagissait aussitôt que dans un endroit quelconque on faisait un signal. Cela
se réglait sans qu’il existât une véritable organisation, sans plan et sans
ordres, par le seul effet d’une solidarité spontanée et toute naturelle. »[13].
Sa rupture avec la logique parlementaire est alors totale. Retrouvant les
membres d’une société secrète l’Organisation Consul, il participe donc à un
assassinat destiné à faire basculer le pays. Réfugié en Bavière, il y est
arrêté et commence alors une période de prison dont il décrit la dureté des
conditions. Il n’y reste cependant que 5 ans et sort en 1927. Ne regrettant
rien : « Nous souffrions du mal de l’Allemagne. La transformation qui
s’opérait en elle nous la ressentions en nous comme une douleur physique, mais
qui s’accompagnait d’une sorte de volupté profonde. Nous avions toujours été au
plus fort de la mêlée, nous avions toujours été là où s’accomplissait la
destruction, nous y avions participé. Et pris ainsi entre deux ordres, l’ancien
que nous étions en train d’abolir et le nouveau que nous aidions à construire,
sans trouver place nous-mêmes dans l’un des deux, nous avions perdu la paix,
nous étions devenus des sans-patrie, porteurs maudits des forces créatrices,
puissants par notre volonté de ne reculer devant aucune responsabilité et
réprouvés pour cette volonté (…) nous étions une génération maudite et nous
disions oui à notre destin »[14]
Un dégout du vieux
monde accompagné d’un anticommunisme viscéral
Comme on le lit dans cet extrait le refus de la révolution
rouge ne fait pas, loin de là, de Von Salomon un allié de la République de
Weimar. Un des aspects est la dénonciation d’une bourgeoisie qui se planque et
profite de l’action des autres : « Tous suants et essoufflés, par la
marche, nous percevions le son des mélopées nègres qui s’échappait des bars et
des boites où l’on s’amuse, nous croisions des profiteurs et des grues ivres et
tapageurs, nous voyions les bourgeois que nous nous étions chargés de protéger
assis dans des cabarets chics avec des filles qu’ils enlaçaient étroitement
devant des tables couvertes de bouteilles et de verres étincelants ou bien
exécutant sur le miroir d’un parquet des danses sensuelles et enivrantes. Et de
loin arrivait encore le bruit assourdi de quelque fusil de nos camarades »[15].
Clairement Von Salomon a rompu avec les valeurs bourgeoises : « Aucune
barrière ne pouvait subsister entre nous, car nous suivions tous la même loi,
une loi unique. Et par là nous étions véritablement libres. C’était la raison
pour laquelle rien de ce qui relevait des valeurs bourgeoises ne pouvait
compter pour nous, et c’était aussi la raison pour laquelle il n’existait pour
nous aucune question insoluble ni dans le passé, ni dans l’avenir. D’ailleurs
aucun de nous n’avait l’idée de réfléchir aux solutions »[16]
Mais ce qui fonde vraiment son engagement, comme il le dit
dès le départ est l’anticommunisme : « En tête d’un long cortège on
portait un énorme drapeau et ce drapeau était rouge ; lamentable et mouillé il
pendait au long d’une grande hampe et se balançait comme une tache de sang
au-dessus de la foule rapidement attroupée. Derrière le drapeau se trainait une
masse de gens las qui avançaient en désordre, les femmes en tête. Dans leurs
amples jupes elles se pressaient en avant ; la peau grisâtre de leur figure
retombait toute plissée sur leurs os pointus. La faim semblait les avoir
creusées »[17]
Une peur du rouge qui explique aussi les soutiens reçus par les groupes
paramilitaires : « Mais nous qui luttions sous les anciennes couleurs,
nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché
contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le
bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. (…) Ce qui
rendait possible notre lutte en Courlande c’était la peur que l’ouest avait du
bolchévisme. Nous ne faisions pas une seule attaque qui ne fût approuvée par ce
cercle d’hommes que l’Allemagne reconnaissait pour son gouvernement. Et ce
gouvernement ne donnait pas un seul ordre valable qui n’eût été vu et approuvé
par les cabinets alliés. »[18]
Aucun doute sur
l’appartenance au champ de l’extrême droite
Pour lutter contre les rouges, les différentes tendances de
l’extrême droite se retrouvent : « Il y avait là dans ces provinces encore
beaucoup d’autres compagnies. Il y avait là des formations bien ordonnées sous
des chefs sûrs, recrutées et marchant selon un ordre imposé. Il y avait des
bandes d’aventuriers que l’inquiétude fouettait et qui cherchaient la guerre et
avec elle le butin et la vie sans contrainte. Il y avait des corps de patriotes
qui ne pouvaient se résigner à la débâcle de la patrie et voulaient défendre
les frontières contre la ruée du flot rouge écumant. Et il y avait aussi la
Landeswehr balte composée des seigneurs du pays qui étaient décidés à sauver à
tout prix leur tradition sept fois séculaire, leur culture vigoureuse et
raffinée, ce bastion oriental de la suprématie germanique, et il y avait enfin
ces bataillons allemands formés d’hommes rustiques qui voulaient coloniser (…)
»[19]
Avec une référence aux lansquenets, référence toujours utilisée aujourd’hui par
Nation qui a fait de ce chant son hymne : « Ils étaient des lansquenets,
mais quel était le pays dont ils étaient les serviteurs ? Ils avaient reconnu
la grande duperie de cette paix et ils ne voulaient pas y participer.»[20].
On retrouve aussi ce mythe fondateur d’une armée allemande invaincue sur le
front mais trahie par l’arrière : « Nos soldats rentraient, notre
brillante armée était là, elle qui jusqu’au bout avait fait son devoir, qui
avait gagné nos plus belles victoires, victoires dont l’éclat nous semblait
presque insupportable maintenant que la guerre était perdue. L’armée n’était
pas vaincue, le front avait tenu jusqu’à la fin. Il revenait et il renouerait
tous les liens. »[21]
Et bien entendu, une vision du monde basée sur des forces
naturelles éternelles : « Non la lutte n’était pas encore finie. Tous
sentaient qu’elle ne pouvait pas être finie. Et si le monde des réprouvés avait
disparu, la Tâche restait. (…) Et ce pouvoir que nous avions et que nous
aurions toujours la tâche d’attaquer était illégitime, car il s’appuyait sur
une hiérarchie des valeurs dictées par les besoins des hommes et non pas sur
cette force éternelle et plus profonde qui aurait dû primer tous les besoins
des hommes. Nous en avions toujours appelé à cette force et jamais à rien
d’autre. Nous n’en avions jamais appelé aux partis et aux programmes, aux
drapeaux et aux insignes, aux dogmes et aux théories. Et si notre attitude
équivalait à notre condamnation par ce monde, c’était parce qu’elle avait pour
but de faire triompher cette force sur l’ordre établi (…) »[22]
[1]
Voir Un rebelle d’extrême droite in AM n°90 d’octobre-décembre 2019
[2]
Voir Le Gramsci de l’extrême droite in
AM n°78 d’octobre-décembre 2016
[3] De
Benoist, Alain, L’Allemagne de Von
Salomon in Vu de droite. Anthologie
critique des idées contemporaines, Paris, Copernic, 1977, pp.539-548
[4] De
Benoist, op.cit p.545
[5]
Voir Un résistant d’extrême droite in
AM n°67 de janvier-mars 2014
[6]
Voir Un cinéaste sous le nazisme : Veit
Harlan in AM n°19
d’octobre-décembre 2001
[7]
Voir Le « résistantialisme », un équivalent
au négationnisme in AM n°44
d’avril-juin 2008
[8]
ministre des affaires étrangères d’origine juive de la république de Weimar
[9] Von
Salomon, Ernst, Les réprouvés.
Collection Feux croisés. Ames et terres étrangères, Paris, Plon, 1931, p.7
[10] Id. p.10
[11] Id, p.32
[12] P.168
[13] P.239
[14] Pp.311-312
[15]
Pp.36-37
[16]
P.223
[17]
P.6
[18]
P.100
[19]
P.69
[20]
P.60
[21]
P.23
[22]
P.422
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