jeudi 8 juin 2023

M, ou l’immersion magistrale dans le fascisme

 Cette recension est parue dans la revue Aide Mémoire n°101, printemps 2023

1 500 pages pour les deux premiers volumes. Dit ainsi, cela peut paraître une brique indigeste. Mais c’est au contraire 1 500 pages qui se lisent facilement. Du moins au niveau de la forme. Car pour le fonds c’est autre chose. Difficile en effet de rester insensible à cette plongée dans la montée du fascisme à travers le parcours de M(ussolini) son fondateur et Duce (chef) au fur et à mesure de moins en moins contesté. Même si, et ce n’est pas le moindre des apports du livre d’Antonio Scurati, on voit que les luttes de tendance au sein du fascisme furent réelles et persistantes, y compris bien après la conquête du pouvoir et l’instauration de la dictature.


1 500 pages écrites par un romancier italien qui fait ici œuvre d’historien. Son ouvrage est construit sur une succession de courts chapitres autour d’un événement particulier, pas toujours forcément en rapport avec Mussolini, et qui sont systématiquement suivis de la reproduction des sources historiques utilisées. Un exercice important, car si la forme littéraire choisie facilite la lecture et permet une écriture plus fluide qu’une thèse historique, cette confrontation aux sources renforce le propos, le rend encore plus glaçant dans les moments les plus durs.

1 500 pages qui nous immergent dans une ascension qui était tout sauf inéluctable. Et de lire page après page les étapes manquées pour arrêter cette montée de la violence fasciste et sa prise du pouvoir. Une gauche incapable de traduire en actes ses déclarations révolutionnaires, se limitant à des grèves générales sans lendemain avant de se diviser. Une bourgeoisie qui, comme on s’accroche à une bouée de sauvetage, prend peur et se jette dans les bras du fascisme, dont la composition petite-bourgeoise est mise en évidence. Un patronat capitaliste qui, pour sauvegarder ses intérêts, est prêt à financer le fascisme qui pourtant, dans sa rhétorique de départ, le combat. Une Église et une monarchie qui ne voient pas d’un si mauvais œil la montée d’un mouvement qui combat la gauche. Une droite traditionnelle qui pense pouvoir contrôler, comme elle l’a toujours réussi avant, ce nouveau mouvement dont elle est persuadée que, comme les autres, il entrera dans le jeu parlementaire.

1 500 pages qui confirment que la classe ouvrière est celle qui résistera le plus longtemps au fascisme, notamment lors des élections de 1924 qui se déroulent déjà dans un climat particulier et donne une victoire écrasante au parti fasciste : « Et pourtant, l’analyse du vote, mené à froid à partir des données qui affluent du ministère de l’Intérieur dans les jours qui suivent l’ivresse, révèle que le listone fasciste est minoritaire dans les grandes régions industrialisées du Nord et dans tous les chefs-lieux, Milan inclus : les ouvriers ont voté obstinément contre le fascisme1. »

    1 500 pages qui nous rappellent, amèrement, durement, que le fascisme utilise la tolérance et la démocratie contre ces dernières

1 500 pages qui démontrent surtout que la violence fasciste n’étant pas combattue directement, elle devient incontrôlable et trop puissante. Que l’armée et la police se rangent rapidement en soutien, a minima passif, de la violence fasciste. Que le fascisme est surtout un mouvement pragmatique de conquête du pouvoir qui n’entend absolument pas respecter les règles du jeu, que tous les autres pensent immuables et n’imaginent pas enfreindre. Que l’aveuglement légaliste face au fascisme provoque la chute de la démocratie qui s’effondre comme un château de cartes finalement assez facilement, prenant bien trop tard conscience de la menace. Mais qui montrent aussi que le fascisme avait des contradictions, des luttes internes de tendances que Mussolini peinera à maîtriser, principalement envers ceux qui ont fondé le mouvement avec lui.

1 500 pages qui prouvent que le fascisme pouvait être arrêté à de nombreux moments si la volonté politique de le faire avait été là. Si la prise de conscience de ce qu’il était eut été plus forte. Ainsi de ce passage, alors qu’il n’a encore qu’une poignée de députés et que la position de Mussolini comme chef du gouvernement, au lendemain de la Marche sur Rome, est encore fragile : « Pour qu’on comprenne bien qui commande, Benito Mussolini demande aux parlementaires qu’ils lui octroient les “pleins pouvoirs”. Cette fois non plus, personne ne se rebelle. Pendant la suspension de la séance, un groupe de parlementaires prie Giovanni Giolitti de rédiger une protestation pour défendre la dignité de la Chambre. “Je n’en vois pas la nécessité, réplique le vieil homme d’État, cette Chambre a le gouvernement qu’elle mérite”. Il ne sera pas contredit. Bien que le parti fasciste ne compte que trente-cinq députés, la Chambre vote la confiance au gouvernement Mussolini qui l’a discréditée, par 306 voix contre 116 et 7 abstentions. Elle lui accordera également les pleins pouvoirs. Les députés critiques et indignés, tels que Gasparatto ou Albertini, votent eux aussi en sa faveur. Une volonté inflexible de capitulation2. »

1 500 pages qui, à l’instar des pièces de théâtre Catarina, ou la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues et de Extreme-Malecane de Paola Pisciottano, M d’Antonio Scurati nous oblige surtout à voir la réalité en face. Il nous interdit de dire que nous ne savons pas, que nous ignorons comment le fascisme se développe, quel discours il tient. Aujourd’hui comme hier.

1 500 pages, qui seront bientôt complétées d’un troisième volume déjà paru en Italien, et qui nous empêchent d’être passif face à la montée de l’extrême droite et de ses idées, à la veille de l’échéance électorale de 2024.

1 500 pages qui nous rappellent, amèrement, durement, que le fascisme utilise la tolérance et la démocratie contre ces dernières. Et qu’un antifascisme réel, pas seulement confortablement moral, passe par le fait de combattre la menace de manière multiple. Et surtout sans aucune concession. Concessions qui commencent souvent par considérer les partis d’extrême droite comme des partis comme les autres, et donc à ne pas leur appliquer un traitement différent. Ou à tolérer la reprise d’idées et d’éléments de langage de ces partis par des partis de droite « traditionnels ».

1 500 pages qui nous incitent à ne pas répéter les mêmes erreurs. Au risque de revivre les mêmes conséquences…

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