Cet édito de 6com est paru le 28 janvier 2013
Crapule, fossoyeur, prédateur, terroriste, bandit, voyou, arnaqueur… ce ne sont pas les qualificatifs, tous plus «élogieux » les uns que les autres, qui ont manqué pour qualifier Lakshmi Mittal depuis l’annonce de la fermeture de 7 des 12 lignes de production du froid liégeois. Expression d’une juste colère ou calcul de communication ? Selon les cas, ces termes se sont multipliés dans les médias. On peut cependant s’étonner que l’on semble aujourd’hui découvrir comment fonctionne l’économie actuelle. Un seul mot devrait pourtant suffire pour définir ce qu’est Mittal : Mittal est un capitaliste. Et aujourd’hui on a parfois l’impression que c’est là un gros mot particulièrement tabou.
Mittal, en Belgique, n’a jusqu’à preuve du contraire, rien fait d’illégal. Dans un système capitaliste, ce n’est pas un crime pour son propriétaire que de fermer une entreprise rentable et de jeter à la rue des milliers de travailleurs. Ce n’est pas non plus un crime que de refuser de vendre l’activité ainsi condamnée et de pratiquer la politique de la terre brulée pour éviter une éventuelle concurrence. Ce n’est toujours pas un crime que de privatiser les bénéfices et socialiser les pertes. Car le coût public des indemnisations par le chômage, des milliers de travailleurs, l’absence de rentrées fiscales pour les pouvoirs publics… tout cela coutera très cher à la collectivité. Enfin, ce n’est toujours pas un crime que de maximaliser les règlements fiscaux pour arriver à ne pas payer d’impôt en profitant, notamment, à fond du système des intérêts notionnels.
Cette légalité des activités de Mittal en Belgique et cet exemple des intérêts notionnels permettent de s’interroger à partir d’un cas concret sur le pouvoir d’un État, et surtout des élus du peuple de cet État, dans le système capitaliste. Dit autrement : à quoi servent nos élus dans un tel dossier ? La question est loin d’être anodine à la veille du triple scrutin de 2014 et au lendemain d’un scrutin communal ou le taux d’abstention a continué à progresser pour être estimé aux alentours de 25%. Comment convaincre nos délégués qui, en formation, tiennent le discours du « tous les mêmes » (quand ce n’est pas celui du « tous pourris ») et font donc le constat que cela ne sert à rien de voter, si dans des dossiers aussi importants les responsables politiques démocratiquement élus démontrent leur impuissance ? Comment être crédible dans notre discours mobilisateur envers l’importance du droit de vote si les faits invalident ce discours ?
Au-delà de la survie de l’entreprise, c’est donc également la question de la viabilité de notre démocratie parlementaire dans un environnement capitaliste de plus en plus débridé qui est en jeu. Depuis jeudi, le discours politique se veut à la fois volontariste dans l’expression mais avec un constant appel au réalisme et un rejet des solutions sortant du cadre actuel de pensée. C’est ainsi que le thème de la nationalisation, évoqué dès l’annonce de la fermeture de la phase à chaud, est souvent balayé. Cela s’explique aisément, car il pose la question de la propriété privée des moyens de production, fondement du système capitaliste. Ce n’est donc pas un hasard si les libéraux du Nord s’empressent d’en parler comme d’une utopie dangereuse tandis que la FGTB wallonne, cohérente avec ses dernières campagnes (citons notamment « le capitalisme nuit gravement à la santé »), va jusqu’à mettre sur la table la question de l’expropriation pour utilité publique. Nous sommes bien là au cœur d’une question idéologique, d’une vision du monde, de deux projets de société opposés.
Loin de nous l’idée de tenir ici des propos poujadistes. Il est clair que dans un état de droit des règles existent qui doivent être respectées. Mais il est tout aussi clair que dans un état démocratique les règles sont établies par les élus et peuvent être changées par eux. En aucune manière elles ne sont immuables. Par définition la démocratie est un système politique en perpétuelle évolution. Dans ce cadre, la question est la suivante : le politique ne fabrique-t-il pas sa propre impuissance par le vote de lois qui réduisent ses moyens d’actions ? C’est la question posée par Christophe Ramaux dans sa contribution au livre Peut-on critiquer le capitalisme ? (Paris, La dispute, 2008) quand il dit que « La démocratie peut dès lors (lorsque par le haut on internationalise les décisions et par le bas on les renvoie vers l’ultra local ou l’entreprise) être réduite à sa variante la plus faible : le respect de quelques libertés, évidemment essentielles, mais qui se trouvent elles-mêmes perverties par la marchandisation croissante de toutes les relations sociales. Car l’essentiel est bien ici : il s’agit de confier au marché, et plus précisément au capital – qui joue en fait fréquemment contre la concurrence marchande – le soin de décider de l’essentiel. ». C’est également la question posée par le débat autour de la signature du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG, voir mon édito Sortir le nez du guidon du 19.11.2012).
Nous revoici à la définition de qui est Lakshmi Mittal. Et à notre question centrale : que veulent encore pouvoir faire nos élus ? À quoi servent-ils ? Les semaines qui suivent vont montrer si la fermeté qui s’exprime depuis jeudi sera transposée en actes. Dans les débats dominicaux francophones, l’idée d’un portage public destiné à permettre de trouver un repreneur a semblée faire consensus, tendant à démontrer que la mobilisation appuyant la rencontre de vendredi n’a pas été inutile. Mieux, la piste de la nationalisation n’a plus été exclue a priori. C’est donc bien sur le politique que doit se faire la pression. Non pas pour le décrédibiliser, mais au contraire pour le pousser à utiliser ou à se doter d’outils légaux capable de lui donner le rapport de force nécessaire. Et pour faire comprendre aux politiques que, s’ils devaient faire un constat d’impuissance, ce n’est pas seulement l’avenir de plus de 2000 travailleurs et de leur famille qu’ils hypothéqueraient mais plus largement celui de la démocratie.
Essayons de ne pas oublier les leçons des années 30.
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