Cet article est paru dans le n°69 de la revue Aide-Mémoire de juillet-septembre 2014, p.11
Le 25 avril
1974, un coup d’état militaire mené sans coup férir par de jeunes capitaines
mettait fin à la dictature au Portugal sur l’air devenu célèbre de Grandola. Cet épisode de l’histoire
portugaise, mettant fin à un régime d’extrême droite également mis en place par
un coup d’état 48 ans plus tôt, en mai 1926, sera qualifié de Révolution des
Œillets. L’occasion, 40 ans plus tard, de revenir sur la personnalité de
Salazar et sa vision politique que nous avions déjà abordé dans une de nos
premières chroniques[1]
La spécificité portugaise
Nous
analysons cette fois-ci un ouvrage publié en 1956 en France et regroupant
thématiquement une série de textes et de citations de Salazar rédigés avant et
après la seconde guerre mondiale[2]. Il faut pour commencer souligner la grande cohérence de l’ouvrage sur le plan
des idées qui y sont développées. Le livre est publié alors que le Portugal a
intégré le clan de l’Ouest et fait allégeance aux USA, non seulement dans une
logique de survie mais surtout dans une cohérence idéologique[3] :
« Mais il est de l’intérêt vital des nations de s’opposer à l’expansion de
cette pandémie (le communisme) qui, partout où des minorités audacieuses
parviennent à l’installer, porte atteinte, presque sans exception connue, à
l’indépendance des Etats, à la liberté des individus, aux conquêtes de la
civilisation »[4]. Mais
le pays n’est pas encore englué dans les guerres en Guinée, Mozambique et
surtout Angola pour maintenir sa domination sur ses colonies qu’il considère
comme des extensions du Portugal : « Le problème consiste maintenant
à ne pas gaspiller inconsidérément les conditions qui lui restent encore pour
garantir la vie de l’Occident. Heureusement, toute l’Afrique est une dépendance
de l’Occident européen et forme avec lui, en face de l’Amérique, et d’un pôle à
l’autre, la base matérielle de la mission qu’elle doit continuer à remplir dans
le monde ».[5]
Salazar considère clairement qu’il s’agit là de territoires portugais outre-mer
et qu’il y fait œuvre civilisatrice sur un continent qui ne pourra jamais être
indépendant.
Si sur le
plan international Salazar a choisi son camp bien avant la fin du conflit,
rappelons que son pays sera un refuge pour d’éminents membres de l’extrême
droite européenne en fuite. Ne citons que Jacques Ploncard d’Assac que nous
avions analysé en son temps et qui diffusait sa propagande à partir du Portugal[6].
Comme tout régime nationaliste, Salazar
glorifie le passé du Portugal et tend à insister sur ses spécificités et sa
grandeur révolue, mettant par la même occasion en évidence sa pureté
raciale : « Des guerres, nous en eûmes beaucoup, mais ni invasion ou
confusion de races, ni annexions de territoires, ni substitution de maisons
régnantes, ni variations de frontières ; du premier au dernier, les chefs
eux-mêmes avaient dans les veines le même sang portugais ».[7]
C’est d’ailleurs parcequ’il a voulu copier l’étranger que le Portugal a été en
crise et qu’il a fallu mettre en place ce qu’il nomme une « dictature
provisoire », expliquée ainsi en note de l’ouvrage : « La
période de Dictature, d’ailleurs « modérée » a duré de 1926 à 1933.
Cette année-là, la Constitution a été votée, qui est toujours en
vigueur. »[8].
Si Salazar assume le côté autoritaire de son régime au nom du
nationalisme : « la supériorité de l’intérêt national, à laquelle
doivent se subordonner les intérêts individuels, est entièrement justifiée et
apparaît comme la raison suffisante – mais, en revanche, comme la seule
légitime – des restrictions individuelles, des devoirs, des limitations
imposées à l’exercice des libertés publiques », il tient à se distancier
des régimes fascistes : « Sans doute, il y a dans le monde des
systèmes politiques qui offrent des ressemblances, des points de contact avec
le nationalisme portugais, - d’ailleurs presque exclusivement limités à l’idée
corporative. Mais les différences sont bien marquées dans les méthodes de
réalisation et surtout dans la conception de l’Etat et dans l’organisation de
l’appui politique et civil du gouvernement »[9].
Il va même plus loin en dénonçant, après guerre, les excès du Nazisme raciste
aux racines païennes[10].
Des thèmes toujours aussi habituels
Mais ce qui
est surtout intéressant, c’est de finalement retrouvé, bien plus que dans la
précédente brochure analysée, les thèmes récurrents de cette chronique. C’est
ainsi que la 3e partie s’intitule « les deux grandes valeurs de
base : Dieu et la patrie » auquel on peut rajouter la famille, tant
les citations des différentes époques sur ce thème ne se modifient guères. Sur
le rôle de la Religion, on retrouve une pensée finalement proche de celle de
Maurras[11] :
« Par conséquent, l’Etat portugais n’est pas confessionnel, mais il
reconnaît l’importance tout à fait spéciale de la religion catholique dans la
formation de la conscience portugaise, dans l’action historique de la Nation
et, grâce aux missions, dans la conquête morale des terres d’outre-mer. Donc,
il y va de l’intérêt général de concéder à l’Eglise soutien et sympathie, sans
préjudice de la liberté de culte »[12].
La conception du chef, du guide de la nation,
entièrement dévouée à celle-ci est bien présente. Dans la préface et le
portrait qui encadrent les écrits de Salazar, mais également dans ces
derniers : « Mais l’homme, dans la vie domestique, dans le travail,
dans la Nation, est obligé de s’organiser. Etant donné le déséquilibre de
l’esprit humain, l’ordre n’est pas spontané : il faut que quelqu’un
commande au bénéfice de tous et que le commandement soit confié à celui qui
peut le mieux commander »[13].
Comme tous les dirigeants d’extrême droite, il tient surtout à souligner qu’il
s’agit pour lui non pas de vouloir le pouvoir, mais bien de se sacrifier pour
la nation en travaillant énormément, en n’étant qu’un simple technicien :
« Je comprends que certains aient l’amour du commandement et éprouvent du
plaisir à commander, mais ce n’est pas mon cas. Ne m’intéressant ni aux
richesses ni aux honneurs, n’aimant pas à commander, j’ai toujours travaillé
sans exaltation (…) »[14]
Et d’en revenir à la notion d’autoritarisme parfois bien nécessaire :
« La conscience nationale nous impose de « servir » :
servir l’intérêt du peuple, avec le peuple, malgré lui, momentanément même
contre lui, s’il est nécessaire »[15].
« La société, comme l’individu, s’éduque
quand elle obéit ; elle se démoralise quand elle s’habitue à la
désobéissance sans encourir des responsabilités, ou bien à faire tomber par la
force les unes après les autres les lois les plus justes »[16].
C’est pourquoi nous retrouvons le classique antiparlementarisme virulent dès
les premières pages : « Il nous semble que le caractère fictif du
régime constitutionnel, de la souveraineté du peuple, de la majorité
parlementaire représentant la volonté de la nation, se trouvait, à l’époque –
pour nous tout au moins qui n’avions aucune préoccupation politique – nettement
et indiscutablement prouvé »[17].
Et de préciser sa pensée en faisant d’une pierre deux coups : dénoncer le
parlementarisme et justifier son régime : « Cette équivoque est due à
ce que l’on a admis comme une vérité d’axiome, sans examen approfondi, cette
triple équation : liberté égale démocratie ; démocratie égale
parlementarisme ; parlementarisme égale opposition. Cette équation a été
funestement responsable de ce que, dans un document officiel, les oppositions
portugaises ont accusé de dictature le régime, du fait que le Gouvernement ne
peut être renversé par les Chambres. »[18]
Enfin, si l’ « Estado novo »
portugais se présente comme une troisième voie : « Pour nous qui nous
affirmons, d’un côté, anticommunistes et, de l’autre, antidémocrates et
antilibéraux, autoritaires et interventionnistes, et aussi largement sociaux
que l’exige de nous le principe de l’égalité de tous devant les bénéfices de la
civilisation (…) »[19],
il s’agit d’une troisième voie[20]
qui s’attaque frontalement aux exclus de la société comme les chômeurs :
« Ce que je puis affirmer, c’est que notre expérience (sur le chômage) est
la plus intelligente, la plus originale qui ait été faite. Le subside, sans
travail compensateur, démoralise les individus, les rend indolents, paresseux,
complètement inutiles à la vie d’une société. Le subside, en échange de
travail, au contraire, fait que les hommes ne perdent pas l’habitude de leur
fonction naturelle dans la vie et permet d’enrichir le pays par la réalisation
de travaux publics d’utilité générale »[21]
et dont l’anticommunisme est central car vu comme une lutte pour la survie de
la civilisation : « Il s’est agrégé toutes les aberrations de
l’intelligence et il est, en tant que système, indépendamment de quelques
réalisations matérielles, la synthèse de toutes les révoltes traditionnelles de
la matière contre l’esprit et de la barbarie contre la civilisation. Le
communisme est la « grande hérésie » de notre époque »[22]
L’inégalité
Mais un
ouvrage d’extrême droite ne serait pas complet s’il ne reprenait pas comme
fondement le concept d’inégalité naturelle. Rejetant clairement l’héritage de
1789, Salazar ne fait évidemment pas l’impasse : « On a tellement
proclamé les beautés de l’égalité et les avantages de la démocratie, et l’on
s’est abaissé à tel point, en les exaltant, que l’on a vu s’opérer un
nivellement par en bas, contre l’évidence des inégalités naturelles, contre la
légitime et nécessaire hiérarchie des valeurs dans une société bien
ordonnée »[23].
La solution est donc évidente : « Aujourd’hui, le problème le plus
pressant est celui de la formation d’une élite, suffisante en nombre et en
qualité, pour diriger efficacement la pensée et la vie de la Nation »[24].
Notes
[1] Un
nationalisme religieux : le Portugal de Salazar in n°24 d’avril-mai-juin
2003
[2] Oliveira
Salazar, Principes d’action. Préface de
Pierre Gaxotte. Portrait de Salazar par Gustave Thibon, Coll. Les grandes études
politiques et sociales, Paris, Fayard, 1956, 254 p.
[3] Sur l’Espagne voisine, voir L’idéologie derrière la carte postale in
n°62 d’octobre-novembre-décembre 2012.
[4] P.233
[5] Pp.213-214
[6] Voir La
préparation de la reconquête idéologique in n°42
d’octobre-novembre-décembre 2007.
[7] P.80
[8] P.127
[9] P.85
[10] Sur le
bilan tiré par l’extrême droite des années 30-40, voir Le bilan du
nationalisme in n°39 de janvier-février-mars 2007. Sur les aspects païens
voir La tendance païenne de l’extrême droite in n°38 d’octobre-novembre-décembre
2006.
[11] Voir
De l’inégalité à la monarchie in n°33 de juillet-août-septembre 2005.
[12] Pp.75-76
[13] P.59
[14] P.145
[15] P.51
[16] P.33
[17] P.17
[18] P.156
[19] P.73
[20] Voir Un
vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite in
n°31 de janvier-février-mars 2005
[21] P.115
[22] P174
[23] P.166
[24] P.34
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