Cet article a été publié dans le n°73 de la revue Aide-Mémoire de juillet-septembre 2015, p.11
A plusieurs reprises nous avons évoqué dans cette chronique
le fait que contrairement à un sentiment largement répandu, l’extrême droite
n’avait jamais disparue du paysage politique au lendemain de la seconde guerre
mondiale[1].
Y compris dans nos pays. Et y compris de manière visible. Pour la Belgique le
récent livre L’assassinat de Julien
Lahaut développe l’histoire d’un de ces réseaux d’extrême droite qui des
années 30 aux années d’après-guerre, en passant par la Résistance, avait pour
ciment l’anticommunisme[2].
Dans ce numéro, nous allons voir comment la guerre d’Algérie fut, en France, un
moment important dans la réapparition publique de l’extrême droite.
Un parcours atypique,
et finalement si commun
Jacques Isorni (1911-1995) s’inscrit au barreau en 1931 et se tient à
l’écart de la politique dans les années 30. Durant l’occupation, il défend des
résistants. Le tournant arrive à la Libération avec la défense de deux figures
qui marqueront la suite de son parcours. D’abord Robert Brasillach et ensuite
le Maréchal Pétain dont il incarnera la défense pendant et après le procès puisqu’il
ira jusqu’à militer pour la translation des cendres à Douaumont et sera le
fondateur de l’Association pour Défendre la Mémoire du Maréchal Pétain. C’est
dans ce cadre qu’il faut situer sa candidature aux législatives en 1951 sur les
listes UNIR (Union des nationaux et indépendants républicains) qui accueillent
nombre d’anciens vichyssistes. Élu de 51 à 58, Isorni se distingue par des
positions très à droite, et notamment par le combat en faveur de l’amnistie. Le
procès de Bastien-Thiry[3],
dont il défend un des lieutenants, lui vaut trois ans de suspension et est le
prétexte du livre que nous analysons.
Son livre se veut donc à la fois un témoignage sur ce qui
s’est passé juridiquement lors du procès, mais aussi un message
politique : « Ayant une activité au moins double, je tiens à dire que «
Jusqu’au bout de notre peine » est un livre écrit et publié par l’écrivain
politique et non par « le conseil et le défenseur », même si quelques éléments
d’information proviennent de l’activité de l’auxiliaire de justice. Il est
écrit et publié pendant que je subis les peines que je dois aux rigueurs de la
Cour militaire et de la Cour d’appel (…) En écrivant « Jusqu’au bout de notre
peine » je ne me suis senti tenu que par un devoir de conscience et par un
scrupule de vérité. En le publiant, je veux croire que la liberté n’est pas
tout à fait morte »[4].
Le message politique est de loin le plus important car il s’inscrit dans le
long terme[5] :
« Lorsque au soir du 1er juillet 1962, je décidai d’écrire ce livre, ce n’était
pas seulement pour maudire et me délivrer du mal de la défaite. Je pensai à
ceux qui nous suivent (…) Je pensai aussi aux entreprises qui doivent les
porter vers l’avenir, et, parmi ces entreprises, ce n’est pas une chimère de
souhaiter qu’ils veuillent et puissent un jour rendre à notre pays ses contours
anciens. L’amertume des blessures n’est pas le désespoir et c’est vers cet
venir que nous dirigions les yeux. »[6]
Le traumatisme
algérien
L’indépendance de l’Algérie est vécue comme un grand
traumatisme par l’extrême droite française qui y voit une grave trahison[7] :
« Livrer au moment de la victoire des armes une partie du territoire à
celui qui perd la bataille, c’est violer les lois fondamentales de la nation –
cela est vrai pour tous les temps et pour toutes les nations qui ont achevé
leur unité – et toute Constitution, écrite ou non écrite. Cela s’est fait en
France à propos de l’Algérie (…) »[8]
avec comme circonstance aggravante que l’armée n’aurait donc pas perdu sur le
terrain et que De Gaulle, chef de l’Eta, avait promis de ne rien lâcher. Mais
celui-ci a trahit : « Envisageant comme inéluctable l’évolution de la
France vers le communisme, Charles De Gaulle avouait sa croyance, sur d’autres
plans que la « décolonisation », dans le mouvement irréversible des courants
humains auquel il a donné le nom de vent de l’histoire.»[9]
Isorni insiste d’ailleurs lourdement sur le fait que les
actes posés durant la guerre, même les pires, ne furent pas des dérives mais
bien le suivi des ordres. Ainsi de la question de la torture : « Je
déclare (…) que le lieutenant Godot, comme des centaines de ses camarades, a
reçu l’ordre de torturer pour obtenir des renseignements. J’ignore le rang et
le nom de l’autorité la plus élevée qui a donné cet ordre dont on ne trouvera
d’ailleurs aucune trace écrite. Mais je sais que pour la 10e division
parachutiste où sevrait Godot, c’est sous l’autorité du général Massu que cet
ordre a été répercuté aux exécutants »[10].
Cet argument est important, car il va permettre de justifier
les actes de désobéissance qui suivront ; « Je porte témoignage que pour
une part secrète, tacite, intérieur, tenaillante, mais pour une part
importante, c’est parce que ces hommes ne voulaient avoir méfait pour rien. Et
à la limite, leur attitude est un acte désespéré de damnés qui veulent se
venger du démon qui les a menés en enfer. Heureux fedaïnes qui, sur ordre, avez
égorgé parce qu’on vous disait que c’était indispensable à votre cause. Vous
avez gagné et vos crimes doivent vous sembler justifiés ! Le peuple français au
nom de qui justice va être rendue, doit savoir qu’en son nom et pour lui, des
responsables ont précipité sans des traquenards les hommes qu’on juge. »[11].
L’OAS[12]
a certes été trop loin pour Isorni, mais ses actions doivent être remises dans
ce contexte et ne peuvent être confondues avec les actions menées par des
organisations comme le CSAR[13].
D’autant plus que des éléments tendent à prouver que l’OAS est soutenue et
financée par des personnes au sein du pouvoir, dont certaines en sont même
membres. C’est ainsi que l’auteur reproduit une lettre qui lui vaudra des
ennuis où il accuse Giscard d’Estaing d’avoir soutenu le Général Salan dans son
action. « Contrairement à ce qu’on a prétendu, que les actions violentes de
l’OAS avaient ajouté aux haines déjà nées d’une très longue guerre, ce sont ces
violences, qui ont montré aux musulmans déçus de notre faiblesse, qu’il
existait, parmi notre peuple fatigué, des hommes encore capables de se battre
pour une parole et pour une patrie »[14].
La Résistance. Un
argument utilisé sur deux facettes
Nous arrivons alors au cœur du raisonnement d’Isorni, et
plus largement du courant politique qu’il incarne, qui veut que les membres de
l’OAS et du coup de force de Salan, soient d’une part dans une logique de
désobéissance civile : « Pour beaucoup l’action en faveur de l’Algérie
n’était pas une subversion. Elle était un immense espoir, qu’on dissimulait
plus ou moins afin de subsister. Cette espérance partagée et encouragée n’avait
rien d’indigne. Loin de là. Il n’y avait d’indigne que de l’oublier quand la
défaite fut devenue certaine et que les militaires et les militants vaincus se
retrouvèrent dans les prisons du régime. (…) J’étais redevenu, comme aux temps
sinistres de 1945, le visiteur presque quotidien des prisons politiques, avant
que cela ne me fût interdit. Je ne pouvais l’accepter sans révolte ou sans agir
»[15].
Et d’autre part s’inscrivent dans la filiation de la Résistance : « (…)
vous allez requérir au nom d’un Etat politique dont le chef et certains membres
du gouvernement en ont assumé d’identiques. Rappelez-vous les crimes de la
Libération. De Gaulle a-t-il été poursuivi ? Rappelez-vous la radio de Londres,
la lecture publique des listes de personnes à abattre et qui furent abattues
avec l’accord du Général, et regardez la composition du gouvernement pour le
compte duquel vous allez requérir la mort de Salan ! »[16]
Et d’enfoncer le clou : « Maurice Schumann m’avait paru le plus qualifié
pour cette explication. Il avait joué un rôle prépondérant à la radio de
Londres. C’est de cette radio qu’étaient partis tant d’appels à la mise hors
combat « des traîtres et des délateurs » désignés au petit bonheur, une
véritable croisade du meurtre, un prêche quotidien à la mort, sous la
responsabilité du général de Gaulle, sinon sur son ordre. De plus, Maurice
Schumann est et était déjà profondément catholique. Sa foi religieuse ne
l’avait pas détourné du rôle qui lui imposait sa foi gaulliste »[17]
rappelant au passage l’assassinat de Darlan mais aussi « ( …) les
massacres qui précédèrent et suivirent la Libération »[18].
On assisterait donc à un deux poids, deux mesures déterminé
uniquement par le fait d’avoir gagné ou perdu le combat engagé[19] :
« Et la conscience universelle ? Comme elle est sensible, bruyante, et sait
s’entremettre aux quatre coins du monde pour un condamné de droit commun des
USA ou pour un prisonnier d’Espagne ou du Portugal, cette conscience si
légitimement alertée pour l’exécution de Juan Grimau[20],
si injustement silencieuse pour celle de Bastien-Thiry ! Et pour nos harkis,
s’est-elle manifestée ? Où et quand recueillir l’écho de sa voix ? Où et quand
entendre sa plainte déchirée ? Jamais. Nulle part. Les tribunes de l’ONU, si
fertile en discours pour la défense de la personne humaine, de quelles
protestations ont-elles retenti ? Aucune. Parce qu’on ne peut à la fois
condamner des tueries et accueillir leurs auteurs. »[21]
Ceux qui se retrouvent devant la justice française seraient
ainsi les Résistants du moment, avec comme figure principale, ayant pris une
stature mythique, le cas de Bastien-Thiry[22] :
« Ce n’était pas le premier. Elle en avait connu beaucoup dans une guerre
de sept ans. Mais, brûlé de la flamme mystique, il était le dernier du combat
perdu, le plus inutile. Il allait tenir une place différente des autres. A
l’instant suprême, il s’installait parmi les Justes sacrifiés. Rien ne venait
assombrir le faisceau de lumière que la mort projetait sur lui. Au fur et à
mesure qu’elle l’éloignait de nous, que la foule muette de stupeur le suivait
du regard dans son apogée, la figure de l’homme et du croyant devenait de plus
en plus haute. Tels les chrétiens des premiers âges qui avaient renversé les
idoles. »[23]
Au-delà de l’Algérie,
une idéologie toujours cohérente
Si l’ouvrage d’Isorni est déjà très intéressant de part
cette argumentation, que nous ne rencontrons pas pour la première fois, il
contient aussi plusieurs passages montrant combien l’idéologie d’extrême droite
et ses références forment un monde cohérent. Nous retrouvons donc dans le
commentaire sur l’Algérie le suprématisme occidental : « Et l’Algérie dès
lors vidée de sa substance européenne, sa substance vitale, exsangue pour ainsi
dire, découvrira trop tard que cette population qu’elle avait réduite au départ
avait été, plus encore que l’armée des soldats et que l’armée des
fonctionnaires, l’armature sur laquelle elle reposait sans vouloir le
reconnaître. En la perdant, elle devait s’effondrer, comme un corps privé de
son squelette. Pour plusieurs années elle retombait en arrière, loin de toute
civilisation, portée seulement par une misère lyrique et ses divisions
intestines »[24].
Plusieurs références à des figures centrales, comme celle de Brasillach : « Ce
6 février au matin, pour la première fois depuis 1946, je ne me rendis pas à
l’église Saint-Séverin où chaque année j’assistais à la messe anniversaire de
l’exécution de Brasillach »[25]
Et surtout le long passage sur sa rencontre avec Salazar[26],
présenté comme le dernier rempart face à la chute de la civilisation
occidentale qu’incarne la décolonisation, dans lequel Isorni précise : «
Le maréchal vous tenait, Monsieur le Président, en haute estime. Il prenait
votre révolution pour un modèle dont il a pris exemple au moment de la
Révolution nationale. »[27].
Mais il va plus loin, revenant sur le darwinisme social : « L’évolution
politique du monde se fait en surface, car la nature des êtres ne se modifie
pas, pas plus que ne se modifient les lois essentielles qui commandent à la vie
des peuples »[28],
ce qui n’exclut pas l’action : « C’est donc dans un cadre limité,
superficiel par rapport à la nature humaine, que se situent les mouvements qui
agitent et précipitent le cours de notre monde. Ils ne sont point tous
condamnés à une direction inéluctable. Nés des hommes, à leur taille et faits
par eux, ils dépendent de leur volonté, collective ou personnelle »[29].
Nous fermerons la boucle de cette chronique en montrant
qu’une fois de plus, c’est parfois dans les détails que l’appartenance et la
cohérence idéologique se révèle le plus. Ainsi Isorni lorsqu’il évoque le
combat qu’il qualifie d’admirable de l’OAS met-il en exergue le maquis dirigé
par un certain Roger Holleindre. Roger Holleindre qui, après l’Indochine et
l’Algérie, sera actif au sein d’Occident et dans la campagne présidentielle de
Tixier-Vignancourt[30]
avant d’être parmi les fondateurs du FN en 1972[31],
dont il sera vice-président et député, qu’il quitte lors de l’arrivée de Marine
Le Pen, en désaccord avec la ligne politique qu’elle veut instaurer…
[1]
Voir notamment L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister in AM n°32 d’avril-mai-juin 2005 et
Le Poujadisme : un populisme
d’extrême droite in AM n°52
d’avril-mai-juin 2010
[2]
Voir Un résistant d’extrême droite in
AM n°67 de janvier-février-mars 2014,
[3]
Voir infra
[4] Jacques
Isorni, Jusqu’au bout de notre peine,
Paris, La Table ronde, 1963,
p.10
[5]
Voir aussi La préparation de la reconquête idéologique in AM n°42 d’octobre-novembre-décembre
2007,
[6] P.173
[7]
Voir La pensée « contrerévolutionnaire » in AM n°36 d’avril-mai-juin
2006,
[8] P.59
[9] P.111
[10] P.99
[11] P.101
[12]
Organisation de l’Armée Secrète, créée en 1961 par les ultras de l’Algérie
Française. Active tant en Algérie qu’en France et même en Belgique où elle a
visé des militants soutenants l’indépendance algérienne.
[13] Comité
Secret d’Action Révolutionnaire. Mieux connu sous le nom de “La Cagoule” et
actif en 1936-37.
[14] P.30
[15] P.47
[16] Pp.69-70
[17] P.157
[18] P.158. Sur cet argumentation voir
aussi Le « résistantialisme », un équivalent au
négationnisme in AM n°44
d’avril-mai-juin 2008,
[19]
Voir aussi sur cette question Le procès de Nuremberg était-il juste ? in AM n°25 de
juillet-août-septembre 2003 et Quand le relativisme sert à masquer le
négationnisme in AM n°34
d’octobre-novembre-décembre 2005
[20]
Dirigeant du Parti Communiste Espagnol exécuté par les franquistes en avril
1963
[21] P.23
[22]
Voir Quand la résistance et le droit
d’insurrection sont-ils justifiés ? in AM n°55 de janvier-février-mars 2011
[23] P.171
[24] Pp.42-43
[25] P.150
[26]
Sur Salazar, voir Un nationalisme religieux : le Portugal de Salazar
in AM n°24 d’avril-mai-juin 2003
ainsi que 1945 ne marque pas la fin des
dictatures d’extrême droite en Europe in AM n°69 de juillet-août-septembre 2014
[27] P.121
[28] P.114
[29] P.115
[30]
Voir La cohérence d’un engagement in AM
n°40 d’avril-mai-juin 2007
[31]
Voir Retour sur le discours du fondateur
de la dynastie Le Pen in AM n°56
d’avril-mai-juin 2011
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