Cet article est paru dans Le Drapeau Rouge n°53 de novembre-décembre 2015, p.11 et 13
C’est un livre salutaire à plusieurs titres que celui
consacré à l’assassinat de Julien Lahaut[1].
Un fait unique de l’histoire de Belgique, le meurtre d’un député en fonction,
d’autant plus choquant que cet acte ne sera jamais élucidé judiciairement, un
non-lieu étant prononcé en 1972.
Salutaire, car il s’intéresse à une figure majeure de la
politique belge qui malgré son rôle central dans l’histoire sociale de notre
pays, a finalement été très peu étudié. Il est ainsi quand même marquant de
constater qu’il faudra attendre le 50e anniversaire de son
assassinat pour qu’une exposition un tant soit peu conséquente soit organisée[2]
et encore 10 ans pour qu’à l’occasion du 60e anniversaire une
biographie, fruit d’un travail documenté d’historien lui soit consacrée[3].
Si l’on sait que l’histoire sociale de notre pays est un parent pauvre de la
discipline, l’état des archives ne facilitant pas les choses, on ne peut malgré
tout que souligner ce que nous considérons clairement comme une anomalie. Car
Julien Lahaut, bien avant son assassinat, était entré dans l’histoire.
Rappelons rapidement qu’il fait partie des fondateurs en 1905 de Relève-toi qui sera à l’origine du
syndicat des métallurgistes de la région liégeoise, qu’il participe à l’odyssée
des autos-canons en Russie[4],
qu’il reste aux côtés des travailleurs d’Ougrée-Marihaye durant le conflit
social qui dure 9 mois perdant à cette occasion son poste de secrétaire
permanent syndical. Il crée alors sa propre structure syndicale, adossée à une
coopérative, et rejoint le jeune Parti Communiste Belge. À Seraing son
influence est telle que l’on parlera des « Lahautistes » pour
désigner ses partisans et qu’il gagnera les élections communales qui suivent la
libération. Antifasciste de la première heure, il organise l’aide aux
républicains espagnols et marquera l’actualité par des actions directes contre
les rexistes mais aussi contre les membres de la Légion Nationale de Hoornaert[5].
Député dès 1932, il subira la déportation dans les camps de concentration Nazis
après un passage par la forteresse de Huy où il manquera trois évasions. Ce
rapide rappel peut sembler déplacé dans un article consacré à un livre sur son
assassinat. Mais il est pourtant essentiel pour comprendre qui est assassiné à
son domicile le 18 août 1950. Car c’est bien ce symbole des luttes sociales,
cette incarnation de la lutte des classes actif dans toutes les conquêtes
sociales de cette séquence exceptionnelle qui va de la fin du 19e
siècle au lendemain de la seconde guerre mondiale et qui voit le quotidien des
travailleurs se modifier favorablement de manière spectaculaire, qui est la
cible de tueurs fascistes.
Salutaire, car il confirme de manière scientifique, sur base
d’une enquête minutieuse ayant réussi à reconstituer un puzzle dont les juges
d’instruction qui se sont succédés n’auront jamais accès à certaines pièces, ce
que certains disaient dès le lendemain de l’assassinat et qu’avait déjà bien
débroussaillé un ouvrage en 1985[6].
Ce sont donc bien des gens appartenant au milieu d’extrême droite, farouchement
anticommunistes, qui sont les auteurs des faits. Le groupe « Septembre »,
héritier de la Légion Nationale, et qui édite dès janvier 1945 un hebdomadaire
plaidant pour un pouvoir fort, est ici un acteur central. L’ouvrage sur
l’assassinat de Lahaut apporte donc des éléments très intéressants qui
démontrent combien l’extrême droite connait une continuité parfaite en Belgique
des années 20 à aujourd’hui[7]
et que c’est l’anticommunisme qui permet ce prolongement. Un anticommunisme qui
sert d’épouvantail et est instrumentalisé par une frange active du patronat
(Société Générale, Brufina, Union Minière…) qui n’hésite pas à financer des
réseaux de renseignement pouvant passer à l’action armée. C’est clairement cet
aspect de « synarchie », de communauté d’idée, allant de simple
exécutant jusqu’au ministre Devleeschauwer en passant par des patrons, des
membres de la police judiciaire et de la sureté de l’état, qui est l’aspect le
plus intéressant de l’ouvrage. Bien au-delà de la description très précise de
la figure d’André Moyen et de son réseau, les auteurs sont arrivés à ne pas
rester dans l’individuel mais à bien montrer à partir d’un rouage essentiel
l’ensemble la mécanique. L’assassinat s’inscrit dans un climat et une logique
plus large de politique réactionnaire destinée à mettre fin aux avancées
sociale issues du rapport de force favorable au monde ouvrier à la Libération.
Bref à ne pas se laisser piéger par l’arbre qui cacherait la forêt, à ne pas
faire ce que beaucoup ont fait dans ce dossier en s’arrêtant à la question de
l’attribution du « Vive la République » dont les auteurs montrent
qu’il fut, au mieux, un simple prétexte activant une décision prise bien avant.
En ce sens, le sous-titre du livre « les ombres de la guerre froide en
Belgique » nous semble mieux en définir le contenu.
Salutaire, car ce livre, qui se lit à certain moment comme
un roman d’espionnage (sauf qu’ici la réalité rejoint voire dépasse la fiction),
nourrit une réflexion sur la démocratie, sur le rôle joué par le patronat pour
défendre ses intérêts lorsque la contestation sociale grandit, et sur le fait
que l’expression « guerre froide » est finalement bien mal appropriée.
Il est aussi le produit d’une démarche citoyenne qui a permis que le dossier ne
soit pas une nouvelle fois enterré par une ministre MR et qu’une recherche
objective soit financée par de l’argent public. Origine comme contenu se mêlent
ainsi ici dans une démarche démocratique.
Salutaire, enfin car il montre que le réseau de Moyen est un
réseau « stay-behind » comme il en a existé de nombreux et qu’il
continuera à être financé après l’assassinat. Au point que les auteurs
terminent en laissant entendre qu’il y a aurait bien des choses encore à découvrir
si on continuait à suivre le fil après 1973. Osons ici la suggestion, non
exprimée par les auteurs, que l’on se retrouverait rapidement au cœur du
dossier des Tueurs du Brabant.
Nous terminerons en suggérant de lire en parallèle, comme
dans un effet miroir, le livre de Martin Conway[8]
sur l’immédiat après-guerre. Car autant les auteurs de Qui a tué Julien Lahaut soulignent le désarroi des puissants face
aux nombreuses ruptures qui se produisent au lendemain de la guerre, un
sentiment mêlé à de la peur qui les mènent à financer des réseaux comme celui
de Moyen, autant Conway insiste sur la rapide normalité et stabilité retrouvée.
Deux visions, pas forcément en opposition frontale mais à tout le moins
divergente, qui confirment une chose : loin de l’histoire officielle, il
reste beaucoup à apprendre de cette période de l’immédiat après-guerre.
[1] Emmanuel
Gérard, Widukind De Ridder, Françoise Muller, Qui a tué Julien Lahaut ? Les ombres de la guerre froide en
Belgique, La Renaissance du Livre, Waterloo, 2015, 349 p.
[2] Exposition
« Noss’ Julien » Julien Lahaut
1884-1950 réalisée par l’Institut d’Histoire Ouvrière, Économique et
Sociale (IHOES) en 2000.
[3] Jules
Pirlot, Julien Lahaut vivant,
Cuesmes, Cerisier, 2010
[4] Un
film d’animation, ayant en toile de fond cet épisode de la guerre 14-18, Cafard du réalisateur flamand Jan
Bultheel est sorti en octobre 2015
[5] Julien
Dohet, « Qu’on réduise les dividendes et
non les salaires », l’un des slogans du 1er Mai 1926 à l’écho contemporain,
analyse de l’IHOES n°130, septembre 2014 (disponible en ligne sur www.ihoes.be)
[6] Rudi
Van Doorselaer et Etienne Verhoyen, L’assassinat
de Julien Lahaut : une histoire de l’anticommunisme en Belgique, Berchem,
EPO, 1987 (réédité en 2010 par la Renaissance du livre)
[7] Voir
sur ce sujet plusieurs de mes chroniques parues dans Aide-Mémoire et plus particulièrement : L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister dans le n°32 d’avril-juin 2005 et Un résistant d’extrême droite dans le
n°67 de janvier-mars 2014.
[8] Martin
Conway, Les chagrins de la Belgique.
Libération et reconstruction politique 1944-1947, Bruxelles, CRISP, 2015
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