Cet article a été publié dans Aide-Mémoire n°82 d'octobre-décembre 2017, p.11
Après plusieurs articles de décryptage plus actuels, nous
abordons cette fois-ci un ouvrage plus ardu faisant partie des
« classiques » d’une bibliothèque d’extrême droite. Le parcours de
son auteur est en soi intéressant sur un aspect que nous avons déjà plusieurs
fois souligné : les idées d’extrême droite sont loin d’avoir été éradiquées
en 45 et sont vites revenues sur le devant de la scène[1].
Un « non-conformisme »
d’extrême droite qui mène à l’académie française
Thierry Maulnier (1909-1988), de son vrai nom Jacques
Talagrand, fait une partie de ses études avec Maurice Bardèche[2]
et Robert Brasillach. C’est à ce moment qu’il commence à fréquenter l’Action
Française de Charles Maurras en 1930[3].
Il intègre à la même époque le mouvement des non conformistes et multiplie les
publications. Mais Maulnier va aussi être un penseur d’une extrême droite
« révolutionnaire », surtout à partir de 1936 et de la fondation de L’insurgé puis en 1938 une collaboration
régulière dans l’Action Française
qu’il arrêtera fort opportunément au moment du débarquement des alliés en
Afrique du Nord en novembre 1942. Ce retrait précoce lui permet de ne pas être
trop compromis dans la collaboration, malgré sa participation peu avant à des
conférences et formations pour la Légion Française des combattants. Devenu un
collaborateur régulier du Figaro, il
se consacre après la guerre à sa production littéraire et se fait discret sur
le plan politique, permettant son entrée en 64 à l’Académie française. Maulnier
ne sera cependant pas totalement inactif participant activement, à la fin des
années 1960, avec Dominique Venner à l’Institut d'études occidentales et aux
travaux de la « Nouvelle Droite »[4]
dont il sera en 1979 membre du comité d'honneur de la Nouvelle École.
Une 3e
voie antimarxiste et antidémocratique
Dans son ouvrage, à la lecture quelque peu ardue, Maulnier
se positionne pour un nationalisme qui s’inscrit dans une troisième voie qui
rejette à la fois le marxisme et le capitalisme, ce que d’aucun appelleront du
« non conformisme » et qui est, nous l’avons déjà vu à plusieurs
reprises dans cette chronique, un positionnement assez classique au sein d’une
des tendances de l’extrême droite des années 20-30 à nos jours[5].
Pour lui, 1789 est l’évènement nécessaire aux puissances de l’argent pour
abattre l’Ancien Régime, dont il reconnaît par ailleurs qu’il était arrivé au bout
de son système, et pour prendre le pouvoir sous le masque de la démocratie : «
démocratie et capitalisme, apparus au même moment de l’histoire, ne sont que
les deux aspects d’une même idéologie, les deux formes sous lesquelles
s’inscrit dans l’histoire la substitution à l’ancienne organisation
communautaire de la nouvelle puissance née de l’essor industriel. La démocratie
politique, en affaiblissant l’armature séculaire de la communauté nationale et
en séparant l’État de ses inébranlables assises biologiques et historiques pour
le fonder sur la poussière des souverainetés individuelles, n’a fait que
compromettre la dernière chance qu’avait la communauté nationale d’opposer ou
d’imposer son autorité à l’impérialisme social des maîtres de l’économie »[6].
Ainsi, pour Maulnier la démocratie n’est que le paravent de la domination de la
nation par les puissances de l’argent : « La démocratie prend ainsi sa
vraie figure : théoriquement, règne de tous les citoyens ; matériellement,
règne de l’argent et de ceux qui le possèdent. Elle est l’arme politique de la
conquête du pouvoir par la caste économique: l’arme de l’affaiblissement et de
l’occupation de l’Etat par cette caste ; l’arme qui permet la substitution à la
souveraineté communautaire de la puissance économique »[7].
Une puissance de l’argent qui tient à rester dans l’ombre et qui empêche la
nation de détenir sa pleine souveraineté : «On sait jusqu’où la classe
détentrice de la puissance économique a poussé les conséquences de la liberté
économique qu’elle avait obtenue : la corruption actuelle des élections,
l’asservissement financier de la presse, et, beaucoup plus profondément,
l’organisation générale de la vie sociale en vue de maintenir, en tout état de
cause, le taux de profit des capitaux investis dans la production, sont les
meilleurs exemples de l’irruption des détenteurs de la puissance économique
dans tous les domaines de la puissance sociale. L’indépendance de l’activité
économique devant l’Etat a servi de masque à la mise en tutelle de l’Etat par
les maîtres de l’économie. Lorsque la nation avait renoncé au droit de
gouverner l’économie, elle avait reconnu en fait aux maîtres de l’économie le
droit de gouverner la nation »[8].
Le capitalisme, sous couvert de la démocratie, ayant confisqué la souveraineté
de la Nation, celle-ci se doit donc de le combattre : « On n’abattra pas
le « capitalisme » sans détruire la structure politique correspondante à
l’organisation capitaliste de la société, c’est-à-dire la démocratie»[9].
Mais cette lutte, un autre adversaire la mène. Cet
adversaire, dont Maulnier reconnaît la justesse d’une partie de l’analyse et un
réel apport dans la pensée politique, c’est le Marxisme. Mais celui-ci est
dangereux car il ne s’appuie pas sur le sentiment national : « Ici encore,
l’interprétation marxiste renverse le déroulement véritable des faits de
l’histoire : la rivalité entre les nations n’est pas déterminée par la lutte
pour la richesse économique ; la lutte pour la richesse économique est la forme
que prennent les rivalités nationales pour l’hégémonie dans un monde où cette
richesse est nécessaire à l’hégémonie »[10].
Mais sa cohérence et sa force en font un adversaire très dangereux, une
puissance destructrice, d’autant qu’il est également un héritier des
bouleversements de la révolution industrielle : « De ce point de vue, le
marxisme n’était qu’un parasite idéologique du libéralisme. La révolution
marxiste achevait la dissolution de l’ancienne communauté dans la fonction
économique ; elle achevait de ravager l’infrastructure sociale humaine de
l’économie »[11].
En fait, si le marxisme énonce une dénonciation légitime des abus subis par les
classes les plus pauvres, il n’est cependant qu’une force destructrice pour la
nation de par son concept de guerre de classes : « (…) la force
manuelle de travail, incapable de créer une société prolétarienne, est capable
de détruire la société bourgeoise, dans la mesure où elle lui fait défaut ;
sans valeur sur le plan de la création sociale, le marxisme retrouve une valeur
sur le plan de la révolte »[12]
Un néo-nationalisme
Face à ce double adversaire, le constat pour Maulnier est
implacable : « Il est désormais impossible de justifier le nationalisme
dans le cadre démocratique de l’Etat. Il est impossible de justifier le
nationalisme dans le cadre capitaliste de la société. Il ne peut y avoir
aujourd’hui de nationalisme, c’est-à-dire de conscience de la continuité
vivante de la nation, qui ne soit en même temps révolutionnaire »[13].
En cela, le nationalisme ne peut se perdre dans le rêve d’un retour au passé, aux
anciennes formes comme la monarchie, d’autant que « là où la monarchie s’est
maintenue au cours du XIXe siècle, elle a pris peu à peu la forme d’un décor de
la démocratie réelle, elle n’a plus servi que de paravent à sa propre
décrépitude, comme il arrive aux institutions lorsque la force positive leur
est retirée »[14]
Et de préciser : « Quelles que soient la valeur et les chances futures des
créations «fascistes », la nouveauté et le mérite particulier de leurs
initiateurs ont été d’échapper à la dialectique imposée par le marxisme, de ne
pas accepter la prétention marxiste d’incarner toutes les possibilités de
l’avenir, et de ne pas se vouer stupidement à la défense de la seule forme de
société qui soit tout à fait clairement exclue des possibilités de l’avenir :
celle du passé »[15].
Le mouvement néo-nationaliste d’après-guerre qui recueille l’adhésion de
Maulnier est souvent synonyme dans son ouvrage du fascisme. Un fascisme multiforme[16]
émanation d’une classe bien précise de la société : « (…) les révolutions
fascistes sont nées au XXe siècle de la menace qui pesait sur les communautés
nationales et de la lutte des classes intermédiaires de la société contre la
prolétarisation, mais ce qu’on appelle bien grossièrement le « fascisme » a
pris dans les divers pays des formes extrêmement différentes, et rien
n’interdit de penser qu’il puisse naître sous des formes plus différentes
encore dans d’autres pays »[17].
Ce sont donc ces classes intermédiaires, soit la petite et la moyenne
bourgeoisie effrayées par leur possible déclassement dans une période de grande
instabilité économique et politique, qui sont venues en défense de la nation :
« Mécontents et désireux d’améliorer leur sort, ils se sont donc tournés
naturellement vers les doctrines révolutionnaires qui leur promettaient
d’accroître leur puissance dans la communauté pour lui substituer une forme de
société nouvelle ; ils ont fait le succès du « fascisme », parce que les
mouvements « fascistes », sous une forme plus ou moins obscure et mystique,
leur promettaient de restaurer et de sauver une communauté nationale qu’ils ne
considéraient pas comme l’artifice de domination d’une caste de maîtres, mais
comme leur propre bien »[18]
Le néo-nationalisme porté par ce que Maulnier nomme les « classes
intermédiaires » n’est donc ni marxiste ni réactionnaire car il
a notamment compris l’utilité réelle du syndicalisme à partir du moment où
celui-ci n’a plus sa dimension de lutte de classes[19] :
« (…) les mouvements nationalistes modernes, bien qu’affirmant essentiellement
une conscience nationale et une volonté de vivre selon un style national
auxquels le mouvement ouvrier, essentiellement marxiste, était suspect, se sont
trouvés naturellement amenés à incorporer le syndicalisme, sous des formes plus
ou moins satisfaisantes, à la nouvelle structure de la société »[20].
C’est en effet une inégalité basée sur le respect des lois biologiques, et non
les contradictions économiques, qui guide la société : « (…) la loi la
plus profonde de l’existence de toute société organisée fait aussitôt
apparaître de nouvelles formes de hiérarchie, la lutte pour la puissance
sociale change seulement de terrain »[21],
ou dit autrement : « Ce n’est pas l’inégalité dans la distribution des
richesses, et la nécessité pour les exploiteurs de maintenir dans l’obéissance
les exploités, c’est l’existence la plus profonde de la vie sociale organisée
qui exige l’inégale distribution de la puissance sociale »[22].
L’appartenance ethnique et nationale est donc plus prégnante à la naissance que
la classe sociale : « C’est ce qu’ont compris, sur le plan de la tactique,
les chefs des différents mouvements nationalistes d’Europe (…) appeler à eux
presque tous les membres de la communauté, auxquels ils ne désignaient – fait
caractéristique – que des ennemis peu nombreux, les financiers internationaux,
les révolutionnaires internationalistes, les Juifs »[23]
Cette prise de conscience a débouché sur de réels succès qui
laissent présager un avenir meilleur : « Les mouvements « nationalistes »
et « fascistes » de ces dernières années, sous une forme empirique, imparfaite
et parfois dangereusement exaltée et verbale, signifient sans aucun doute,
avant tout, un immense effort pour imposer l’unité communautaire aux classes en
lutte, pour mettre fin à l’ère de division des classes et pour rendre à la
communauté la domination des instruments de la puissance économique, devenus de
trop efficaces moyens de puissance sociale aux mains d’une caste. Quel que soit
l’avenir de ces mouvements, il est certain qu’ils ont fait reparaître
l’infrastructure organique ou biologique des communautés humaines au premier
plan de la scène historique »[24].
Et si des questions restent en suspens et que ces mouvements ne sont pas
parfaits, ils ont déjà eu le mérite de vaincre le principal adversaire de la
communauté nationale, non pas le capitalisme mais le marxisme : « La
croissance et la victoire des divers mouvements nationalistes, à travers le
monde, ne doivent pas nous faire oublier qu’ils peuvent être menacés,
intérieurement, par la faiblesse de leur pensée politique. (…) les évènements
ont prouvé que, fasciste ou national-socialiste, les grands mouvements «
nationaux » étaient capables de balayer un adversaire – le marxisme – pourtant
beaucoup plus ancien, plus mûr et mieux préparé, et de s’inscrire dans
l’histoire de ce temps avec une force presque irrésistible »[25]
[1]
Voir notamment L’extrême droite n’a
jamais cessé d’exister in AM n°32 d’avril-juin 2005, La cohérence
d’un engagement in AM n°40
d’avril-juin 2007 et 1945 ne
marque pas la fin des dictatures d’extrême droite en Europe in AM n°69 de juillet -septembre 2014
[4]
Voir L’inégalité comme étoile polaire de
l’extrême droite in AM n°66
d’octobre -décembre 2013
[5]
Voir par exemple Un vrai fasciste : ni de
droite, ni de gauche mais… d’extrême droite in AM n°31 de janvier-mars 2005 et Plongée chez les radicaux de l’extrême
droite in AM n°76 d’avril-juin 2016
[6] Maulnier,
Thierry, Au delà du nationalisme,
Paris, Gallimard, 1938, P.129
[7]
p.119.
[8]
P.111
[9]
P.247
[10]
P.78
[11]
P.182
[12]
P.174
[13]
P.227
[14]
P.116
[15]
P.218
[16]
Voir Le bilan du nationalisme in AM
n°39 de janvier-mars 2007 et Le
fascisme n’a pas confiance dans le peuple in AM n°53 de juillet-septembre 2010
[17]
P.215
[18]
P.194
[19]
Voir sur ces aspects L’extrême droite défend-elle les
travailleurs ? in AM n°60 d’avril-juin 2012, et La
« démocratie autoritaire » pour le bien des travailleurs in AM n°65 de juillet- septembre 2013
[20]
P.197
[21]
P.94
[22]
P.92
[23]
P.230
[24]
P.198
[25]
P.20
1 commentaire:
Bonjour Julien
Ce texte sur Maulnier me rappelle le livre de Zeev Szternhell, "Ni droite, ni gauche", qui explique l'itinéraire idéologique de précurseurs de la pensée fasciste. Ce qui les réunissait, la haine du rationalisme, de la révolution française, du suffrage universel, du marxisme, etc. Avec Maulnier, on assiste aussi au recyclage de personnalités troubles de la collaboration dans des partis ou institutions de l'après-guerre. Les premiers amis de Maulnier, Bardèche et Brassillach, mais d'autres aussi comme Céline, Jouhandeau, Chardonne, Ezra Pound, etc. sont republiés ou étudiés à l'université, sans que ceux qui les lisent ou les étudient soient informés de leur passé controversé.
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