Cet article est paru dans le n°83 de la revue Aide-Mémoire de janvier-mars 2018
Le débat sur l’autonomie de la Catalogne a montré que l’Espagne était toujours marquée par la période du Franquisme[1]. Si nous avons déjà évoqué celui-ci, nous nous penchons dans cette chronique sur un mouvement original, dont la brièveté permettra une certaine mythification commencée alors même que la guerre civile n’est pas terminée.
Ars
Magna est une maison d’édition fondée à Nantes en 1996 dont le
catalogue est centré « sur l'histoire des mouvements d'orientation
nationaliste-révolutionnaire et traditionaliste, sur la géopolitique et
sur la traduction de textes idéologiques rares inédits » et qui se
positionne dans une ligne eurasienne dénonçant les petits nationalismes.
On retrouve dans son catalogue une collection consacrée exclusivement à
l’œuvre de Julius Evola[2], une autre aux écrits du mouvement monarchiste ainsi qu’une consacrée à l’ésotérisme intitulée « Sonnenwende »[3]. On notera également une collection « Les Ultras », dans laquelle on retrouve plusieurs écrits de Pierre Drieu La Rochelle[4],
qui « dans le monde gris du politiquement correct [où] les idées fortes
ne sont plus de mise et les auteurs qui en professent sont bannis des
maisons d'édition [donne] une tribune à ceux qui estiment que seules
valent les idées radicales, celles pour lesquelles on engage toute une
vie et pour lesquelles on risque la mort ». Enfin terminons cette
présentation par la collection « Devoir de mémoire » qui, après avoir
récupéré une citation de l’historien de gauche américain Howard Zinn,
précise qu’elle a pour objectif d’écrire « sans aucun tabou, (…) la
véritable histoire de courants politiques souvent oubliés, parfois
occultés et toujours dénigrés et ainsi de contribuer à une meilleure
compréhension du passé, du présent et de l'avenir ». Comme nous l’avons
déjà rencontré et analysé, derrière cette absence de tabous et cette
volonté de sortir du politiquement correct il n’y a en réalité qu’une
réhabilitation des idées d’extrême droite. Une analyse du catalogue de
cette maison d’édition étant à nouveau très illustrative.
La phalange, forme fasciste de l’extrême droite espagnole
C’est
à partir de deux brochures parues dans la collection « Les documents »
que nous analyserons l’idéologie prônée par la phalange. Celle-ci, dans
sa forme indépendante avec un trajet original et une certaine influence
politique, dure de 1934 à 1937. Soit de la fusion entre les « Juntas de ofensiva nationale-Sindicalista » (JONS, fondée en octobre 1931) et la « Falange española » (FE, fondée en octobre 1933) pour donner naissance à la « Falange espanõla de juntas de ofensiva nationale-sindicalista » en février 1934 jusqu’à la décision par Franco, en avril 1937, de créer la « Falange española tradicionalista y de las JONS »
qui regroupait également les partisans de la monarchie espagnole
neutralisant ainsi les deux tendances centrifuges. Comme souvent dans
les mouvements d’extrême droite, la phalange est l’œuvre d’un seul
homme : José Antonio Primo De Rivera, fondateur de la FE et nommé Jefe (patron) dès octobre 1934, et ce jusqu’à son exécution le 20 novembre 1936, de la structure unifiée.
C’est sur le modèle du fascisme italien[5]
que Primo De Rivera développe son mouvement. Uniforme, salut fasciste,
obéissance totale et aveugle au chef… mais aussi confrontation physique
contre les adversaires politiques dans une posture décrite comme une
nécessaire autodéfense. Il en reprend également les aspects de
vitalité : « Notre mouvement ne serait pas entièrement compris si l’on
croyait qu’il n’est seulement qu’une façon de penser ; ce n’est pas une
manière de penser, mais une façon de vivre (…) nous devons adopter dans
toutes les manifestations de notre existence, dans chacun de nos gestes,
une attitude profondément et entièrement humaine. Cette attitude, c’est
l’esprit de sacrifice et, de service, le sentiment spirituel et
militaire de la vie »[6].
Contrairement à de nombreux autres leaders fascistes, De Rivera ne
vient pas de la gauche. Il est le fils de Miguel Primo de Rivera,
marquis de Estella, « pacificateur du Riff, mais encore l’homme
politique, dictateur paternel, à qui son pays est redevable de sept
années de paix dans le travail et la postérité. À ce grand patricien,
enfin, le destin avait donné un fils d’une valeur remarquable dans tous
les sens du mot et supérieurement doué[7] ».
Son portrait est, forcément, celui d’un homme jeune et vigoureux
sacrifiant sa propre vie au service d’une cause supérieure : « Ceux qui
l’ont connu garderont toujours dans leur cœur sa belle figure à la noble
prestance. Le nez droit, les sourcils bien arqués, de grands yeux au
regard profond et compréhensif, le front large, de son être entier
émanait une "aura" irrésistible pour celui à qui il adressait sa parole
nerveuse. Je revois encore sa silhouette romaine et dominatrice qui se
détache comme d’un haut relief de l’époque impériale[8] ».
Une troisième voie… de droite
S’il
se présente comme incarnant une troisième voie qui rejette le clivage
gauche-droite, dans le discours comme dans les faits la phalange est
surtout antimarxiste : « la pensée sociale de la Phalange reste
antimarxiste et dirigée contre la forme matérialiste du socialisme[9] ».
Elle rejoint donc rapidement le camp franquiste dès le début du coup
d’État malgré une volonté de départ de rester indépendante. Au niveau de
la composition de ses membres et s’il y a insistance dans le discours
sur l’hétérogénéité, la réalité montre un phénomène lié à une
radicalisation de la jeunesse issue de la classe moyenne[10] ».
Les
aspects révolutionnaires du discours de la phalange, qui dénonce
l’esclavage économique que subissent les ouvriers sous les excès du
libéralisme[11],
effrayaient la droite traditionnelle. Ils seront gommés par Franco dès
après la mort de Primo De Rivera. Ainsi de la conception du rôle des
syndicats pour un mouvement qui se proclame « national-syndicaliste » :
« José Antonio conçoit donc les "syndicats socialisés" comme des
organismes collaborant et servant de base à l’évolution économique et
sociale de l’État et non pas comme des représentants fictifs servant à
l’oppression et à la mise au pas des travailleurs. Considérés comme
représentants dynamiques de la vie du travail, ils deviennent, dans le
système franquiste, de simples syndicats de façade et des institutions
contrôlées et à la merci de l’État, ne pouvant pas mettre en cause la
prédominance du capital[12] ».
Il en sera de même de la nationalisation ou de la volonté de réforme
agraire présentes dans la doctrine phalangiste : « Ainsi la requête
phalangiste visant à une réforme agraire fut totalement ignorée et une
grande partie des terres confisquées aux gros propriétaires des latifundias leur fut restituée par le Généralissimo[13] ».
Primo
de Rivera, malgré les quelques aspects « révolutionnaires » qui seront
vite évacués par Franco, reprenait les thèmes classiques que nous
rencontrons dans cette chronique comme le rejet de la démocratie,
intégrant l’interdiction des partis et l’établissement d’un État
totalitaire, et l’antimarxisme au profit de la patrie : « Ce mouvement
présent n’est pas un parti, mais plutôt un anti-parti, un mouvement,
nous le proclamons, qui n’est ni de droite, ni de gauche (…) la Patrie
est un tout comprenant tous les individus de quelque classe que ce soit.
La patrie est une synthèse transcendantale, une synthèse indissoluble
devant atteindre des buts qui lui sont propres[14] ».
Dit autrement : « La patrie n’est pas une surface territoriale anonyme,
mais une unité historique au-dessus des classes et des partis[15] ».
Cette transcendance de la patrie, si elle explique le rejet de la lutte
des classes, entraîne également un discours opposé à des formes
d’autonomies régionales. Ainsi le programme de la Phalange énonce dès
son point 2 que « tout séparatisme est un crime que nous ne pardonnerons
pas » tandis que le point 3 réclame pour l’Espagne un rôle clef non
seulement en Europe mais dans le monde avec une volonté de renouer avec
le passé impérialiste et notamment d’être l’axe central du monde
hispanique[16].
Primo De Rivera donne à sa vision nationaliste une dimension
suprationale : « Elle met en fait que l’Occident est un, et que cette
unité trouve son expression dans l’Empire comme sous Charlemagne ou
Charles-Quint (…) L’empire s’oppose au morcellement de la Chrétienté
provoquée par la Réforme et exalté par la Révolution (…) L’occident
n’est pas seulement unité de culture, mais aussi tend à revenir unité
politique jadis réalisée (…) est à nouveau la planche de salut pour les
hommes de la nouvelle génération s’ils ne veulent pas être submergés par
les internationales de toutes sortes[17] ».
Ettore Vernier insiste par ailleurs dans son historique de la Phalange
pour montrer que face aux Brigades internationales existeront dans le
camp nationaliste également « des volontaires nationaux-révolutionnaires
de nombreux pays européens [qui] viennent en aide au camp
anticommuniste (…) Ainsi, des mouvements nationalistes de différents
pays européens ont prouvé qu’ils étaient capables de se détacher d’une
idéologie, jusqu’ici uniquement dirigée vers leur propre pays et sa
grandeur, pour se mettre, avec les forces d’autres nations, au service
d’un but supranational[18] ».
Une
nouvelle fois, nous constatons avec la Phalange que si différents
courants existent au sein de l’extrême droite, ils se rejoignent sur
l’essentiel.
[1] Voir « L’idéologie derrière la carte postale » in Aide-mémoire n°62 d’octobre-décembre 2012 et « Le journalisme d’investigation n’est pas neutre » in Aide-mémoire n°74 d’octobre -décembre 2015.
[2] Voir « Le Fascisme est de droite » in Aide-mémoire n°47 de janvier-mars 2009 et « La révolution conservatrice » in Aide-mémoire n°48 d’avril-juin 2009.
[3] Soit « Solstice », mais aussi le nom d’une des dernières grandes offensives allemandes sur le Front de l’Est.
[4] Voir « Un vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite » in Aide-mémoire n°31 de janvier-mars 2005.
[5] Sur celui-ci voir « L’ascension fulgurante d’un mouvement » in Aide-mémoire n°28 d’avril -juin 2004.
[6] La Phalange espagnole, coll. Les Documents, Ars Magna éditions, Nantes, 2003, p.15.
[7] Idem, p.1.
[8] Idem, p.6.
[9] VERNIER, Ettore, La phalange. Problématique d’une troisième voie, coll. Les Documents, Ars Magna éditions, Nantes, 2004, p.16.
[10] Idem, p.11.
[11] Voir notre précédente chronique « Antimarxiste et antidémocratique, bref d’extrême droite » in Aide-mémoire n°82 d’octobre -décembre 2017.
[12] VERNIER, Ettore, op.cit., p.17.
[13] Idem, p.23.
[14] La Phalange espagnole, op.cit., p.13.
[15] VERNIER, Ettore, op.cit., p.7.
[16] La Phalange espagnole, op.cit., pp.17-18.
[17] Idem, p.4. Sur ces aspects, voir « Le nationalisme européen de l’extrême droite » in Aide-mémoire n°35 de janvier-mars 2006 et « Le bilan du nationalisme » in Aide-mémoire n°39 de janvier-mars 2007.
[18] VERNIER, Ettore, op.cit., pp.21-22.
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