Cet article a été publié dans Salut & Fraternité
n°106 de juillet-septembre 2019, p.9
Ce que l’on nomme communément le « darwinisme social » est
né en parallèle de la théorie de Darwin. Il en est une extension au domaine de
la sociologie, extension que Darwin lui-même rejeta dans son ouvrage La filiation de l’Homme publié en 1871[1],
après avoir cependant repris le concept de « survivance du plus
apte » ouvrant la porte à la confusion qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Au
vu de la réalité de ce concept, il faudrait d’ailleurs pour être plus exact
parler de « spencerisme ».[2]
En effet, il est généralement admis que le darwinisme social
a pour principal inspirateur l’anglais Herbert Spencer (1820-1903)[3].
Autodidacte de talent, Spencer avait été élevé dans un milieu non-conformiste
où l’auto-instruction était privilégiée. Après avoir travaillé comme ingénieur
Spencer devient en 1848 secrétaire de rédaction de The economist, périodique nouvellement créé qui défendait avec
acharnement une politique de laisser-faire en matière d’organisation sociale.
Ce qui en cette année de rédaction par Karl Marx et Friederich Engels du Manifeste du parti communiste n’avait
rien d’une position minoritaire mais était clairement dans l’air du temps. En
1853, grâce à de l’argent légué par son oncle, Spencer peut quitter son emploi
et se consacrer à l’écriture à temps plein. Dans ses écrits il exprime sa
conviction que la société doit être organisée en accord avec les lois de la
nature qui, dans son idée, sont basées sur l’inégalité et l’élimination
impitoyable des moins aptes. Le darwinisme social n’est pas là complètement
original. Les auteurs qui s’en inspirent – ouvertement ou non – faisant
également référence à des penseurs comme Hobbes et son célèbre « l’homme est un
loup pour l’homme ». Si son implication sera raciale (avec notamment toute la pensée
eugéniste) elle sera aussi économique avec le libéralisme intégral et ne peut
être dissocié d’une vision de classe où la bourgeoisie se sert du mérite pour
s’attaquer à la règle héréditaire de l’aristocratie qu’elle tend à remplacer à
partir de la fin du 18e siècle[4].
Spencer écrivit d’ailleurs en 1870 dans L'individu
contre l'État, une critique de l’évolution du programme libéral qui
acceptait de prendre des mesures de protection sociale. Lui-même s’y déclare hostile
à toute intervention de l'État au nom de la liberté individuelle car tenter
d'améliorer la condition des classes inférieures par des mesures artificielles
allait contre les lois naturelles. Un discours qui a traversé les années
jusqu’à notre époque où il a tendance à reprendre force et vigueur.
Une théorie au cœur
du discours de l’extrême droite
C’est d’autant plus significatif que cette vision de la
société revient à la mode au moment où les partis d’extrême droite connaissent
partout en Europe un regain de forme. Une conjonction qui n’est clairement pas
pour nous un hasard. Car comme nous le démontrons depuis 18 ans dans notre
chronique pour la revue Aide-Mémoire le
darwinisme social constitue le cœur de la doctrine des différents courants de
l’extrême droite, même si l’expression en elle-même n’est pas utilisée[5].
Une conception globale du monde qui va au-delà de l’explication raciale[6]
comme le dit clairement dans son ouvrage sur la pensée d’extrême droite Alain
Bihr, pour ce courant politique : « l’inégalité est d’abord une donnée universelle,
au sein de la nature comme au sein de l’humanité : les espèces, les sexes, les
civilisations, les peuples, les collectivités politiques, les individus même
sont foncièrement inégaux entre eux. Pour cette pensée, il s’agit d’une
véritable loi ontologique, à laquelle rien ni personne ne saurait faire
exception. »[7]
[1] Patrick
Tort, Darwin, théorie de l’évolution.
Article disponible sur www.futura-sciences.com/comprendre/d/dossiers322-5.php
[2]
Daniel Becquemont Une régression
épistémologique : le "darwinisme social" in Espace Temps Année
2004 84-86 pp. 91-105
[3] Brian
Holmes, Herbert spencer in Perspectives ; revue trimestrielle
d’éducation comparée vol. XXIV, n°3-4, Paris, Unesco, 1994, pp.553-575
[4]
Voir sur les débats en France notamment : Jean-Marc Bernardini, Le Darwinisme social en France (1859-1918).
Fascination et rejet d’une idéologie, Paris, CNRS éditions, 1997 et Cédric
Grimoult, Evolutionnisme et fixisme en
France. Histoire d’un combat 1800-1882, Paris, CNRS éditions, 1998
[5]
Pour une synthèse de ces chroniques : Le
darwinisme volé, Liège, Territoires de la Mémoire, 2010 actualisé dans le chapitre
Le darwinisme social comme ciment
idéologique de l’extrême droite in L’extrême
droite en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2016 pp.39-62. On lira également
avec intérêt les travaux de Johann Chapoutot dont La révolution culturelle nazie et La loi du sang : penser et agir en nazi.
[6] André
Pichot, La société pure de Darwin à
Hitler, Paris, Flammarion, 2000.
[7] Alain
Bihr, L’actualité d’un archaïsme. La
pensée d’extrême droite et la crise de la modernité, coll. « Cahiers libres
», Lausanne, Editions Page deux, 1998, p.27
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