mardi 21 décembre 2004

La sécurité sociale a 60 ans


Cet article, dans une version légèrement différente, a été publié dans Espace de libertés n°326 de décembre 2004, pp.20-21


On dit communément que la sécurité sociale couvre une personne de sa naissance à sa mort. L’expression est même restrictive, puisqu’aujourd’hui la sécurité sociale couvre également, par exemple, la procréation médicalement assistée[1]. Cette force est devenue sa faiblesse. Aujourd’hui, combien de personnes sont-elles encore conscientes de l’exception que constitue le système belge, l’un des plus complets – si pas le plus complet – du monde ?

Une structure complexe :

Mais tout d’abord, en quoi consiste exactement la sécurité sociale ? Trois régimes cohabitent. Le premier, que nous développerons, est celui des travailleurs salariés. Il est géré par l’Office national de la sécurité sociale, l’ONSS. Le second concerne les travailleurs indépendants avec l’Institut national d’assurances sociales pour travailleurs indépendants, l’INASTI. Enfin le troisième régime s’applique aux agents des services publics.

Au sein de l’ONSS, la sécurité sociale est divisée en sept branches. Deux d’entre elles ont un organisme gestionnaire identique à l’organisme de payement. Il s’agit de l’Office national des pensions (ONP) et du fonds des maladies professionnelles (FMP). Pour les cinq autres, il y a une distinction entre l’organisme gestionnaire et l’organisme de payement, ce dernier étant privé. L’exemple le plus connu est celui du chômage. L’Office national de l’emploi (Onem) contrôle et applique la réglementation, mais ce sont les syndicats qui assurent le payement des allocations[2]. Les accidents de travail sont gérés par le fonds des accidents de travail (FAT). Ce dernier est également un organisme payeur, mais ce sont surtout les assurances privées qui assurent ce service. Les questions liées à la santé sont administrées quant à elles par l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI) et prises en charge par les mutuelles. Enfin, les vacances via l’Office national des vacances annuelles (ONVA) et les allocations familiales via l’Office national d’allocations familiales pour les travailleurs salariés (ONAFTS) sont payées par des caisses liées principalement au patronat.

À la lecture de cette fastidieuse énumération, on a un petit aperçu de la complexité que représentent l’organisation et la gestion de la sécurité sociale. Et encore n’abordons nous pas ici des questions comme le débat entre le précompte et l’impôt, les formules de payement du tiers-payant, le maximum à facturer, les différents statuts des chômeurs....

Cette situation kafkaïenne est due à la longue et difficile histoire de la naissance de la sécurité sociale en Belgique. Histoire qui se confond avec l’histoire des luttes sociales de notre pays.

Un produit des luttes sociales

Terre bénie du capitalisme, la Belgique a connu au 19e siècle un développement industriel exceptionnel qui l’a placée au rang d’une des principales puissances mondiales. Sous le coup d’une législation taillée sur mesure pour une bourgeoisie avide de profit, la classe ouvrière s’organise peu à peu. Les premières formes sont les caisses de résistance, les caisses de secours ou de soutien mutuel et les coopératives, ces dernières ayant pour première mission de permettre une meilleure alimentation, tant en quantité qu’en qualité. C’est cependant la Ière Internationale fondée par Marx qui donne un premier cadre organisationnel au mouvement ouvrier naissant.

Mais c’est 1886 qui marque un réel tournant. Le 18 mars 1886, un meeting commémorant le 15e anniversaire de la Commune de Paris se tient au centre de Liège. Poussés au désespoir par les restrictions imposées par le patronat à la suite de la crise économique de 1873, 3 000 à 4 000 travailleurs provoquent une nuit d’émeute. Le lendemain, une grève générale est déclenchée dans le bassin. Elle sera durement réprimée mais l’incendie social s’étend au Borinage le 26 mars, avec le célèbre incendie des verreries ultra-modernes d'Eugène Baudoux à Jumet[3].

Ce soulèvement populaire aura plusieurs conséquences. D’une part, le jeune Parti Ouvrier Belge, fondé moins d’un an plus tôt, est convaincu que les foules en révolte sont dangereuses et que l’amélioration du sort de la classe ouvrière passe par la conquête du parlement et donc par l’obtention du Suffrage universel. D’autre part, une commission d’enquête est mise en place par le gouvernement, la situation de la classe ouvrière ne pouvant plus être ignorée. Le contenu du rapport publié par cette commission donne une vision édifiante des conditions de « vie » de la classe ouvrière. Diverses mesures, dépassant la simple charité, sont alors prises pour améliorer le sort des travailleurs. Mais, sous l’influence catholique[4], toutes ces mesures insistent sur la nécessité de renforcer la prévoyance chez les ouvriers. C’est pourquoi les mesures sont des « assurances sociales » non obligatoires. La première véritable loi sera celle du 10 mai 1900 sur les pensions ouvrières visant à encourager l’épargne-pension via une quote-part versée par l’Etat. Ce système privé est un échec, les ressources des travailleurs les empêchant d’épargner à long terme. L’échec de cette mesure pousse, onze ans plus tard, l’Etat à rendre obligatoire la cotisation pour les ouvriers mineurs, catégorie professionnelle la plus exposée. Un siècle plus tôt déjà, un décret de Napoléon créait en 1813 une caisse de prévoyance pour les ouvriers mineurs à la suite d’un rapport d’Hubert Goffin, préfet du département de l’Ourthe, sur la catastrophe survenue au Beaujonc le 28 février 1812. Ce décret est considéré par Léon-Eli Troclet comme la première expérience de sécurité sociale de notre pays[5].

La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle voient le POB prendre de plus en plus d’importance et pousser à une série d’amélioration pour la classe ouvrière, comme la loi sur la réparation des accidents de travail en 1903 et la loi sur le repos obligatoire du dimanche en 1905.

Une étape très importante est franchie après la première guerre mondiale. Les sacrifices de la classe ouvrière et la concrétisation en URSS d’un autre modèle de société permettent le passage d’une série de mesures. Citons par exemple la loi des 8 heures en 1921 et les pensions ouvrières obligatoires en 1924. Face à ces mesures sociales, le patronat réagit en créant les allocations familiales, le monde chrétien insistant de son côté sur la nécessité de responsabiliser les travailleurs et le refus de rendre les mesures sociales obligatoires. La crise de la fin des années 20, la montée du fascisme et finalement la deuxième guerre mondiale créeront les conditions pour l’instauration de la sécurité sociale.

L’arrêté-loi du 28 décembre 1944

Le 28 décembre 1944, seulement trois mois après la Libération du pays et en pleine offensive allemande dans les Ardennes, un arrêté-loi du Prince Régent met en place la Sécurité sociale[6] en utilisant les pouvoirs spéciaux attribués au gouvernement par le parlement en 1939. Le texte est le fruit d’un vaste compromis élaboré dans la clandestinité entre des représentants du patronat et des représentants des travailleurs qui avaient pour objectif de supprimer les causes de la débâcle sociale des années 30. Comme le résumaient parfaitement les Renardistes à la sortie de la guerre : « Les assurances sociales nous apparaissent comme faisant partie d'un système révolu. On ne se contente pas, après un cataclysme comme celui que nous connaissons, simplement d'assurances sociales. On veut plus. On veut une sécurité sociale réelle. »[7]. Outre ce mouvement renardiste né dans la clandestinité et qui représente pas moins de 11% des effectifs de la FGTB lors de la création de celle-ci, la social-démocratie doit également composer avec un Parti communiste qui sort renforcé du conflit grâce à son rôle fondamental dans la Résistance. L’heure n’est cependant pas à la révolution et l’objectif principal de ceux que l’on nommera bientôt les « partenaires sociaux » est la relance de l’économie et la reconstruction du pays. L’arrêté-loi crée donc une structure destinée, pour reprendre les termes de celui que l’on appellera le « père de la sécurité sociale », Achille Van Acker[8], à « soustraire aussi complètement que possible aux craintes de la misère, les hommes et les femmes laborieux ».

Un processus jamais terminé

À sa création, tous sont conscients que le système mis en place est imparfait et nécessitera des aménagements. Ainsi, dès 1944 les médecins sont hostiles au projet car ils craignent la création d’un service national de la santé qui les fonctionnariserait. Cette hostilité débouchera presque vingt ans plus tard sur la grève des médecins et est toujours présente comme le montre les débats sur le conventionnement ou la dossier médical global.

En fait, si chacun a obtenu une part du gâteau, c’est que personne n’a obtenu la réalisation complète de ses revendications. Chacun attend donc le moment favorable pour repasser à l’offensive. Cette situation explique que les nombreuses tentatives de réformer la sécurité sociale en profondeur ont toutes échoué jusqu’ici, aucune des parties n’ayant le rapport de force suffisant pour passer outre les avis adverses.

Immédiatement, le secteur de l’AMI sera celui qui pose le plus de problèmes. Mais il ne faut pas oublier que jusqu’en 1969 la couverture ne cessera d’augmenter faisant en sorte que potentiellement l’entièreté de la population soit couverte. Toujours aujourd’hui, des mesures ciblées sont prises, sans compter que les énormes progrès dans la technologie médicale et le vieillissement de la population entraînent des surcoûts dans les frais de soins de santé.

Or, tant que la sécurité sociale était une forme de répartition plus équitable des fruits de la croissance, il n’y avait pas de réel problème et le capital était prêt, en échange d’une paix sociale, à concéder des améliorations à la classe ouvrière – c'est-à-dire à l'ensemble de ceux qui ne possèdent pas les moyens de production. Mais la donne va changer avec la crise économique de 1973. D’une part, la participation de l’Etat dans le financement de la sécurité sociale va augmenter tandis que le patronat va voir sa part diminuer. Part qui contrairement à ce que l’on entend trop souvent n’est pas une « charge », mais un salaire différé des travailleurs. D’autre part, la catégorie la plus fragilisée par la crise, les chômeurs, sera la cible privilégiée des mesures de restrictions que nous ne détaillerons pas ici. Rappelons simplement cette phrase de Troclet qui, parlant des raisons qui avait donné naissance à la sécurité sociale, disait : « au point de vue socio-économique on ne s’est plus trouvé en présence de « travailleurs au rabais » qui, en raison de leur imprévoyance ou de leur non-assurance, étaient toujours prêts à accepter n’importe quel emploi à n’importe quelles conditions »[9]. A méditer à l’heure du lancement de la chasse aux chômeurs [10].

On le voit les questions sont nombreuses et complexes. Mais cette complexité ne doit pas faire oublier l’essentiel : la Sécurité sociale est le produit des luttes sociales, est une avancée fondamentale de la classe ouvrière. C’est un formidable outil de solidarité et de redistribution des richesses. Les débats très techniques nécessaires à sa constante adaptation à l’évolution de la société ne doivent pas masquer l’enjeu profondément politique qui est posé aujourd’hui : voulons-nous réellement en revenir au chacun pour soi et à la loi de la jungle ou, au contraire, profiter de l’accroissement constant des richesses pour améliorer les conditions de vie de toute la population.

Notes

[1] Les six premières tentatives sont remboursées à 80%. En cas de cotisation complémentaire, le premier essai est même couvert quasi intégralement.
[2] L’état a également créé une institution publique mais qui n’est volontairement pas en état de concurrencer les organismes privés. Il s’agit de la Caisse auxiliaire de paiement des allocations de chômage (CAPAC).
[3] Sur 1886, voir 1886. La Wallonie née de la grève? Bruxelles, Labor, 1990 et notre article On ne peut faire table rase de l’histoire ouvrière en Wallonie ! in Toudi n°63-64 (numéro spécial Wallonie, état des lieux),mai-juin 2004, p.20
[4] On oublie trop souvent que de 1884 à 1914, la Belgique est dirigée par un gouvernement catholique homogène.
[5] Troclet, Léon-Eli, La première expérience de sécurité sociale. Liège : décret de Napoléon de 1813. Bruxelles, Librairie encyclopédique, 1953. 89 p.
[6] La mise en vigueur du système est fixée au 1er janvier 1945. Le livre de référence sur la sécurité sociale reste celui de Guy Vantemsche, La sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé. Coll. Pol-His, Bruxelles, De Boeck Université, 1994.
[7] MSU, Notre droit à la vie : sécurité sociale, Jemeppe, décembre 1944, p.1.
[8] Trois personnalités socialistes ont participé à la création de la sécurité sociale. Achille Van Acker qui signe la loi, Léon-Eli Troclet qui le remplace comme ministre de la Prévoyance sociale dès janvier 45, et enfin Edmond Leburton qui, avant d’en devenir le ministre, sera un technicien important sur la question.
[9] Troclet, Léon-Eli, Propos sur les 25 ans de la Sécurité sociale, in Socialisme n°98 de mars 1970, p.129.
[10] www.stopchasseauxchomeurs.be