samedi 27 mai 2017

Horthy, le Pétain Hongrois



 Cet article a été publié dans la Revue Aide-mémoire n°80 d'avril-juin 2017

La Hongrie est aujourd’hui un des pays européens qui a le plus renoué avec son passé d’extrême droite, et ce sans que les autres pays européens ne prennent de réelles mesures contre une dérive inquiétante. Il nous a donc semblé intéressant de rappeler dans cette chronique que la Hongrie eu un gouvernement autoritaire de 1920 à 1944, proche à de nombreux égards de ce que Pétain mettra en place pour la France « libre ».

Au-delà de l’idéologie, un parcours similaire
Les parallèles entre l'amiral Miklós Horthy (1868-1957) et le maréchal Philippe Pétain (1856-1951) sont nombreux. Sur la manière de justifier la politique qu’ils mèneront, mais aussi dans leur parcours de vie. Horthy est né le 18 juin 1868 dans le domaine familial. Dès l’âge de 8 ans il est élevé par un percepteur. Il s’engage dans une carrière militaire comme officier de marine et y connait le passage de la marine à voile vers la marine à vapeur. Les longs passages qu’il consacre dans ses mémoires[1] à cette période nous permettent de voir combien Horthy, tout comme Pétain, était un homme de ce long 19e siècle, pour reprendre la chronologie de l’historien britannique Eric Hobsbawm[2]. Outre le fait de vivre dans un monde à part auprès de l’Empereur où l’on pratique les compétitions de voiles et de polo, sa vision raciste et européo centrée du monde est clairement exprimée : « Le désir de chaque jeune officier de marine, d’accomplir un voyage autour du monde, se réalisa pour moi lorsque je fus muté, au cours de l’été 1892, sur la corvette Saïda (…) Ce voyage, qui devait durer deux ans, fait encore aujourd’hui partie des plus beaux souvenirs de mon existence. (…) Le règne de l’homme blanc sur les continents lointains était ferme et incontesté. »[3]. Un « temps béni des colonies » qu’à l’heure d’écrire ses mémoires Horthy regrette : « Ce que nous pûmes voir des Indes témoignait des admirables réalisations coloniales des Anglais. (…) Ils empêchaient les luttes intestines entre Hindous et Musulmans. Au point de vue économique, ils avaient canalisé des fleuves et assuré l’irrigation de nombreuses terres du Pundjab. Ils avaient construit des routes et des voies ferrées ; en un mot, ils apportaient la civilisation et la richesse, et réussissaient à maintenir l’ordre avec des forces relativement modestes. De nos jours, l’Inde est coupée en deux, et des millions de réfugiés doivent souffrir, de chaque côté de la frontière, pour le prétendu bonheur de leur libération »[4]. Comme Pétain, Horthy joue un rôle important pour son pays lors de la guerre 14-18. Une guerre qui, et là c’est le discours d’Hitler que l’on retrouve[5], n’a pas été perdue militairement mais par une « trahison » de l’arrière : « Je mentionne ce témoignage comme une des nombreuses preuves qui démontrent que notre marine n’a jamais été vaincue sur mer. La fin a été provoquée par la défaite sur terre, par le découragement de l’arrière, par la faim et par les dissensions intestines qui atteignirent aussi notre flotte »[6].
La défaite est un tournant avec le démantèlement de l’empire Austro-Hongrois et les nombreuses frictions territoriales qui l’entourent. La Hongrie et la Roumanie[7] entrent alors en conflit, conflit que les nationalistes des deux pays ont réactivés ses dernières années. Comme Pétain le fera plus tard en France, Horthy joue un rôle non négligeable mais se garde de trop s’impliquer. Et dans ses mémoires il insiste longuement pour expliquer ses réticences avant d’accepter d’occuper le poste de régent, dans une opération de prise du pouvoir qui se pare des attributs de la légalité. Horthy « cède » quand il obtient « toute les prérogatives royales à l’exception du droit d’anoblissement et du titre de protecteur suprême de l’église »[8]. Mais le principal rapprochement que l’on peut faire entre Pétain et Horthy est sur l’argumentation qu’ils utilisent tous deux pour justifier leur collaboration avec l’Allemagne Nazie : la nécessité de maintenir l’indépendance de leur pays et de servir de bouclier envers la population. Horthy insiste donc sur le fait qu’il est obligé de manœuvrer face aux exigences allemandes alors que les puissances internationales ont montré qu’elles n’interviendraient pas et que le danger communiste grandit. « Le Pacte des Trois Puissances, auquel la Hongrie n’adhéra que le 20 novembre 1940, n’obligeait les signataires à l’intervention militaire qu’en cas d’attaque de la part d’un pays »[9]. Les troupes hongroises participeront cependant à la campagne contre l’URSS via le motif de la lutte contre le bolchévisme : « Nous devons rappeler à ceux qui nous critiquent que nous n’étions pas, comme au cours de la première guerre mondiale, les alliés de l’Allemagne. Nous avions été entraînés, contre notre volonté, dans une guerre menée par Hitler dans un dessin d’expansion. La raison de notre participation à la guerre contre la Russie ne se rencontrait que sur un seul point avec les motifs de l’Allemagne ; comme elle, nous combattions le bolchevisme (…) »[10]. La Hongrie interviendra également en Yougoslavie, sous couvert de protection de la minorité hongroise. Mais dans ses mémoires Horthy insiste sur sa différence avec le Nazisme : « Si Hitler avait cru, par toutes ces festivités, expositions et présents, atteindre son but, il s’était évidemment trompé. Les réalisations extraordinaires qui avaient été accomplies en quelques années depuis 1933, l’ardeur au travail, la discipline et les talents multiples du peuple allemand ne pouvaient que forcer l’admiration (…) Mais le tableau montrait trop de traits fiévreux et je ne pus résister à une impression d’angoisse (…) J’étais plus décidé que jamais à ne pas laisser entraîner la Hongrie dans le tourbillon du dynamisme national-socialiste. »[11]. Et de préciser, en évoquant le mouvement des croix fléchées de Szalasi : « La conception du monde national-socialiste et les méthodes d’Hitler me répugnaient profondément. L’opposition qui en résultait fut encore aggravée par le fait que ses idées avaient également pénétré la politique intérieure hongroise, provoquant la constitution de nouveaux partis qui bouleversaient la structure de notre ordre intérieur »[12]. C’est pourquoi il prend le temps dans ses mémoires de montrer qu’il n’a pas joué qu’une seule carte, bien que la fin de l’explication montre qu’il n’était pas en totale opposition en faisant cela : « Il existait entre lui (le président du conseil) et moi une entente tacite qui lui accordait, sans m’informer de tous les détails, la liberté nécessaire pour entreprendre les démarches, qui, en maintenant apparemment des rapports normaux avec l’Allemagne hitlérienne, renforceraient nos relations amicales avec les Anglo-Saxons, sans avantager les Soviets (…) Notre accord secret avec les puissances occidentales, selon lequel nous n’attaquions pas leurs avions survolant notre territoire, et en échange de quoi ils renonçaient au bombardement de nos villes, arrangeait également d’une certaine façon les Allemands, car il laissait intactes les voies ferrées essentielles stratégiquement et aussi notre industrie de guerre »[13]. Comme Pétain, la ligne de défense est qu’il a servi de bouclier par sens du devoir. Ainsi, en mars 1944 lorsqu’Hitler envahit la Hongrie : « Il aurait été plus commode, à ce moment-là, et je me serais épargné beaucoup de critiques, d’abdiquer avec un grand geste. Mais je ne pouvais pas quitter le navire en détresse qui avait plus besoin que jamais de son capitaine »[14]

La menace du judéo-bolchevisme[15]
C’est essentiellement en raison de l’anticommunisme qu’Horthy explique son alliance forcée de circonstance avec Hitler. C’est d’ailleurs déjà contre cette menace qu’il a pris le pouvoir au début des années 20 : « Les signes de décomposition dans la flotte austro-hongroise (…) n’étaient qu’une partie du grand bouleversement qui, partant de l’empire des tzars, en 1917, atteignait les pays battus, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne et la Turquie, où ils provoquèrent la chute de la monarchie, tandis qu’en Bulgarie ils ne menèrent qu’à l’abdication du tzar Ferdinand. Des éléments nationaux et socialistes, qui trouvaient un terrain propice dans la misère, la faim et les privations des années de guerre, agissaient puissamment. »[16] Des communistes qui sont également Juifs : « Dans les journaux, on rencontra de plus en plus souvent le nom de Bela Kun, un juif hongrois qui, en tant que soldat d’un régiment autrichien, avait été condamné pour avoir volé ses camarades et qui déserta ensuite pour rejoindre les Russes, avant de rentrer, en novembre, de Moscou en Hongrie. Lui et ses semblables excitaient toujours davantage les masses (…) La conférence de paix de Paris, qui s’ouvrit le 16 février 1919, décida de faire occuper presque tout le territoire hongrois par les troupes de ses voisins et fut ainsi à l’origine de la révolution bolchévique, au nom de laquelle Bela Kun érigea son gouvernement de sanglante terreur »[17]. Et d’insister sur cet aspect : « Quatre années de guerre, la chute de la monarchie et le régime communiste avaient considérablement diminué le sens de la communauté. La lutte des partis était d’une violence inouïe. Les milieux de l’extrême droite attribuaient la responsabilité de tout le mal aux juifs et aux communistes – les deux étaient souvent les mêmes -, tandis que les communistes ne s’avouaient pas vaincus. »[18]. Ou encore « les juifs, installés depuis longtemps dans le pays, furent plus tard les premiers à avoir honte des méfaits de leurs coreligionnaires qui étaient presque seuls les maîtres du nouveau régime (…) Les Roumains profitèrent de la bochevisation du pays pour avancer de plus en plus, avec leurs forces bien équipées, afin de piller tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage »[19]. L’explication du danger judéo-bolchévique est donc profondément ancrée chez Horthy. Et sur les mesures antijuives, comme Pétain, il joue rétrospectivement la carte du moindre mal face aux pressions de plus en plus forte des Nazis : « le pourcentage relativement important de juifs dans la population hongroise l’irritait profondément, et ce, d’autant plus que les juifs avaient, dans la banque, le commerce, l’industrie, la presse et les professions libérales une influence considérable. Notre moyenne bourgeoisie se trouvait également désavantagée, car les positions auxquelles elle aspirait dans l’économie ou dans les professions libérales étaient occupées, avec la ténacité propre à leur race, par les juifs qui se soutenaient entre eux et disposaient de plus de 25 pour 100 du revenu national (…) Lorsque, après l’Anschluss, la pression allemande devint plus forte, le gouvernement décida, pour prévenir l’insistance allemande, de soumettre au Parlement un projet de loi qui, en prévoyant une limitation des droits des citoyens israélites, devrait leur assurer une défense (…) Cette loi, qui avait été acceptée par le Parlement en avril 1938 (…) se distinguait radicalement des lois de Nuremberg, puisqu’elle prenait la religion, et non l’origine, comme critère »[20]. Et de préciser qu’il ne fut au courant du réel sort que très tard, alors que les Croix fléchées faisaient déjà la loi : « On nous avait dit que les déportés étaient transférés dans des camps de travail. Ce n’est qu’au mois d’août que j’appris, par des rapports secrets, toute la vérité sur les camps d’extermination »[21].
Une extrême droite qui ne s’est jamais éteinte
Comme nous avons pu le voir, et au-delà d’un discours construit de justification, l’appartenance de Horthy au spectre politique de l’extrême droite est incontestable. Une extrême droite plus réactionnaire que fasciste[22], comme celle de Pétain. Ou de Salazar[23]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est au Portugal que l’ancien régent de Hongrie rédige ses mémoires : « Des amis mirent une villa à notre disposition, dans ce magnifique site qu’est l’Estoril. Nous y retrouvâmes de vieux et de nouveaux amis, et nous avons la joie de ressentir, par des lettres provenant du monde entier, l’attachement de nos compatriotes. Le gouvernement portugais nous traite avec une amabilité toute particulière, et nous ressentons pour cette hospitalité une profonde reconnaissance. Je suis, avec le plus grand intérêt, l’essor vigoureux du Portugal, sous la direction de son sage président du Conseil, le docteur Oliveira Salazar. »[24]. Nous avons déjà souligné dans cette chronique combien était fausse l’impression d’une éradication de l’extrême droite avec la défaite de l’Allemagne Nazie[25]. La fin de l’ouvrage de Horthy montre d’ailleurs combien, malgré ses plaintes, il est bien traité par les anglo-saxons qui l’ont fait prisonniers. On ne peut que mesurer le décalage quand il détaille ses conditions dures de détention rendue plus douce par la présence d’un « vieux domestique » : « nous étions cependant obligés, sans égard pour l’âge ou pour la personne, de faire la corvée de nettoyage, c’est-à-dire balayer nos chambres. Un capitaine de corvette a bien voulu me dispenser de cette tâche (…) »[26].
Mais le plus important est que c’est bien l’anticommunisme qui a guidé son parcours de sa prise du pouvoir : « Je ne voulais pas appartenir à ce cabinet en tant que ministre de la Guerre ; je gardai cependant le commandement de notre jeune armée, après qu’on m’eut assuré qu’elle ne serait pas entraînée, en aucun cas, dans des discussions politiques. Mon seul désir étant de libérer la Hongrie, à l’aide de cette armée, de la terreur des communistes, dont les méfaits et les cruautés augmentaient de plus belle. L’épuration nécessaire devait être notre œuvre, et non celle des puissances étrangères »[27] à la période de la guerre. Et qui lui permet de continuer après : « Les journaux américains parlaient à peine de la Hongrie ; il aurait été en effet désagréable de relater la conduite inhumaine de la soldatesque communiste dont les horreurs soutenaient la comparaison avec celles des camps de concentration qui remplissaient alors tous les journaux »[28]. Et de perpétuer la lutte après la guerre, assurant une continuité qui porte encore aujourd’hui ses effets : « La Hongrie est un pays occupé, gouverné par des étrangers, ce qu’il faut interpréter dans le sens le plus strict du terme, car presque tous les ministres communistes sont également des citoyens soviétiques. »[29]

Notes

[1] Horthy, Mémoires de l’amiral Horthy. Régent de Hongrie, Paris, Hachette, (1954), 287 p.
[2] Voir L'Ère des empires : 1875-1914, Paris, Hachette, 1997 et L'Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991, Le Monde diplomatique - Éditions Complexe, 1999
[3] P.13
[4] P.14
[5] voir « Mon Combat » d’Adolf Hitler, une autobiographie… in AM n°20 de Janvier-mars 2002 et « Mon Combat » d’Adolf Hitler, un programme…        in AM n°21 d’avril-juin 2002.
[6] P.79
[7] Voir sur la Roumanie Le bilan du nationalisme in AM n°39 de janvier-mars 2007 et surtout La spiritualité au cœur de la doctrine in AM n°61 de juillet-septembre 2012.
[8] Pp.108-109
[9] P.183
[10] P.248
[11] P.175
[12] P.182
[13] P.220
[14] P.234
[15] voir Antisémitisme et anticommunisme. Les deux mamelles de l’extrême droite in AM n°63 de janvier-mars 2013
[16] P.87
[17] P.91
[18] P.106
[19] P.92
[20] P.185
[21] P.240
[22] Sur ces nuances, voir De l’inégalité à la monarchie in AM n°33 de juillet-septembre 2005 et De la nuance entre droite radicale et extrême droite in AM n°77 de juillet-septembre 2016,
[23] voir Un nationalisme religieux : le Portugal de Salazar in AM n°24 d’avril-juin 2003
[24] Pp.280-281
[25] voir L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister in AM n°32 d’avril-juin 2005 et 1945 ne marque pas la fin des dictatures d’extrême droite en Europe in AM n°69 de juillet-septembre 2014
[26] P.274
[27] P.97
[28] P.271
[29] P.284

jeudi 25 mai 2017