jeudi 21 décembre 2006

La gauche en questionnement


Cet article est paru dans Espace de libertés n°348 de décembre 2006, pp.24-25

17 ans après la chute du mur et la fin du « bloc soviétique » la gauche est toujours en questionnement face aux mutations du capitalisme. Plusieurs ouvrages publiés récemment en France et en Belgique questionnent de manières diverses ces aspects.

La tactique de l’entrisme

Bien que publié en France, le premier ouvrage concerne l’autobiographie d’un militant trotskiste belge[1]. Né en 1930 dans un milieu de classe moyenne, Georges Dobbeleer est très jeune touché par les injustices sociales. C’est par l’animation des groupes liés à la revue Esprit qu’il se forme politiquement. Après un bref passage au sein du Parti Communiste, Dobbeleer rejoint la section belge de la 4e internationale dont il devient en 1956 un membre du bureau politique et où il milite toujours actuellement. Si le livre raconte avec beaucoup de détail l’histoire sociale de la Belgique de la deuxième guerre mondiale à la fin des années 60, on regrette qu’il reste fort discret sur le fonctionnement et les décisions prises par le mouvement trotskiste qui, de l’aveu de l’auteur, ne comptait que 62 membres en 1965 ! Malgré cela le rôle des membres de la 4e internationale ne fut cependant pas négligeable, notamment grâce à la pratique de l’entrisme[2]. C’est sur cet aspect que le livre est le plus intéressant. Si l’auteur insiste sur les quelques succès obtenus, principalement la prise de contrôle de la Jeune garde socialiste (JGS), il doit bien avouer que l’objectif de la création d’un parti de masse à gauche du Parti socialiste (PS) sera constamment un échec et fait le constat que « nous nous trouvions aussi face à une classe ouvrière plus solidement attachée que nous ne le pensions au Parti socialiste, avec une fidélité quasiment mécanique, comme elle l’avait été déjà, quarante ans plus tôt quand était né le Parti communiste »[3].

C’est justement un ancien trotskiste qui vient de publier une histoire du parti socialiste[4] d’après guerre. Ce livre comble enfin un vide même s’il est loin d’atteindre le niveau du classique de Marcel Liebman[5]. Le style de Robert Falony est alerte et ne manque pas de piquant avec de nombreuses phrases assassines sur le fonctionnement interne et l’absence de pensée de gauche. Un des grands mérites du livre est de ne pas offrir une vision monolythique de l’histoire du PS mais au contraire de s’attarder sur tous les courants alternatifs qui, même s’ils furent extrêmement minoritaires, n’en ont pas moins été essentiels de La Gauche à Refondation socialiste en passant par le Mouvement socialiste pour la paix ou encore Tribunes socialistes. Ainsi le tandem Jacques Yerna-Ernest Glinne est fort présent eux qui « firent entendre la voix de la gauche critique et toujours minoritaire »[6]. La défaite du deuxième lors de l’élection à la présidence du parti est d’ailleurs considérée comme un tournant par Falony qui la juge sans ambiguïté : « Spitaels était en ballottage, et on peut affirmer que si le congrès avait été correctement préparé, si les voix des minoritaires avaient été honnêtement reportées (il y eut de véritables tricheries dans le Hainaut occidental, mais en d’autres régions aussi), il aurait été battu»[7]. Falony aborde également l’entrisme trotskiste, mais pour le ramener à une proportion plus minime que celle qui peut se dégager de la lecture du livre de Dobbeleer : « Les militants trotskistes avaient rapidement, et ceci était classique, pénétré la structure la plus squelettique du mouvement socialiste, à savoir la JGS.»[8] En plus de baliser l’histoire du PS, le livre apporte donc une série d’éléments critiques bien venus étonnant dans un tel ouvrage. Le livre pose finalement clairement la question de l’avenir de la gauche : « Ces « élections noires » (celles de 1991) inauguraient une ère nouvelle, qui dure toujours : la vague d’extrême droite n’a cessé de s’amplifier depuis. Le vote « anti », à défaut d’une opposition de gauche crédible, anticapitaliste, se porterait désormais, tant en Flandre qu’en Wallonie sur des forces que le grand capital tient en réserve. »[9]

Le réformisme en question

Cette interrogation sur l’évolution de la gauche réformiste est au centre du dernier essai du directeur de la rédaction du Nouvel observateur Laurent Joffrin[10]. Dans ce livre, Joffrin prend vigoureusement la défense du réformisme face au discours de la gauche radicale et à l’utopie communiste qu’il dénonce vigoureusement. Via des parcours individuels, il montre combien les idées et les réalisations de la gauche ont dépendu de l’apport de personne provenant de classes sociales supérieures, de Voltaire à Keynes en passant par Hugo, Zola, Roosevelt, La Fayette… Ainsi : « Dans la corbeille ouvrière, le socialiste bourgeois qu’était Blum laisse en héritage les congés payés, les quarante heures et la dignité enfin conquise par l’avènement d’un gouvernement exprimant les plus humbles. Le communisme prolétarien laisse le goulag. »[11] Mais cette gauche bourgeoise s’est détachée du reste de la gauche depuis les années 90 lorsqu’elle a vu ses revenus exploser. C’est d’ailleurs la principale contradiction de la thèse de l’auteur qui consacre énormément de place à décrédibiliser le matérialisme au profit de l’idéalisme : « Il faut attendre le siècle des Lumières pour que cette inégalité devienne insupportable : c’est l’Idée qui a modifié la situation concrète aux yeux de ceux qui la vivent et non la situation sociale qui a produit l’Idée. Il faut se faire à la constatation que le monde des idées vit de manière autonome et influe de lui-même sur la réalité sociale. »[12] mais qui lorsqu’il doit expliquer les changements actuels le fait par des changements dans les conditions socio-économiques ! On relèvera par ailleurs que c’est comme par hasard au lendemain de 1989 que la gauche bourgeoise s’éloigne. Peut-être parce que sa motivation était celle illustrée par Keynes « (…) qui veut à la fois soulager la misère populaire et couper l’herbe sous le pied d’une révolution marxiste dont il n’attend que désastres matériels et humains »[13]. Conquis par le modèle scandinave, Joffrin qui plaide pour un recentrage de la gauche sur une réflexion morale universelle basée sur les valeurs d’Egalité est cependant contraint de conclure en disant que : « Héritier du postcommunisme et de Mai 68, nous avons fait progresser la liberté de manière inédite, dans les mœurs comme dans la politique. Mais, sous notre magistère, l’exigence égalitaire a échoué. (…) Il faut retrouver cette idée simple, qui a présidé à la naissance du mouvement socialiste : la liberté ne suffit pas. La philosophie des droits de l’homme est incomplète si elle oublie l’égalité réelle. La liberté dans l’injustice sociale apparaît comme un remède limité, parfois un simple alibi. »[14]

Du constat aux solutions :

Aller au-delà d’un constat et rechercher des solutions actuelles aux problèmes de société, c’est ce que l’on retrouve dans deux livres récents publiés par les éditions Couleur livres. Dans le premier Grégor Chapelle plaide pour le rassemblement des progressistes afin que la gauche repasse à l’offensive en s’appuyant sur les trois valeurs suivantes : l’Egalité, la Solidarité et la Démocratie[15]. Outre une nécessaire prise de conscience de nos petites complicités quotidiennes avec le système[16], il est urgent pour Chapelle « que les progressistes cessent de considérer comme des extrémistes ceux qui posent le constat de l’affrontement en cours entre le capital global et nos démocraties devenues locales (…) Il est donc nécessaire de bien identifier la distinction entre libéralisme économique et libéralisme politique »[17]. Il prône donc l’investissement dans les placements éthiques et voit dans l’économie sociale et le commerce équitable une stratégie importante. Loin de prôner la Révolution, l’auteur voit dans la réappropriation de la démocratie locale et les multiples révolutions au quotidien le moyen le plus efficace pour la gauche de repasser aujourd’hui à l’offensive.

Le second est constitué d’une interview par un journaliste de la Libre Belgique de François Martou[18]. Ce dernier y retrace son parcours depuis l’époque où il a milité au sein du Mouvement des étudiants universitaires belges d’expression française (MUBEF) jusqu’à son départ de la présidence du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Sans surprise, c’est l’opinion d’un homme de gauche que l’on découvre, critiquant fortement les dérives libérales et dont le principal adversaire politique reste le Mouvement réformateur (MR). Cette grille d’analyse fait que Martou plaide pour le rassemblement des progressistes dans la continuation d’objectif 72 et du B-Y, en faisant un véritable leitmotiv. Dans ce rassemblement chacun garderait ses spécificité car, si Martou parle de réseau et non de pilier catholique, il n’en défend pas moins le C du MOC et la présence d’un aumônier en son sein, comme de l’existence du très discret « Groupe de contact des institutions chrétiennes ». Au niveau des solutions, Martou s’avère principalement défensif avec des positions très claires sur la défense de la sécurité sociale mais il soutient également quelques idées comme la liaison des allocations sociales au coût réel de la vie et surtout, comme Gregor Chapelle, fonde beaucoup d’espoir sur l’économie sociale et les placements éthiques.

Mais il est cependant clair pour lui que cela ne peut suffire et qu’il faut un changement profond de la société car : « l’éthique individuelle ne peut pas remplacer les problèmes des rapports sociaux généraux ; la somme des vies personnelles fraternelles ne peut changer la nature d’une société matérialiste, nationaliste, conflictuelle. Si les chrétiens, par leur éthique individuelle, avaient pu changer la société, celle-ci serait fraternelle ! »[19]. Notons en guise de conclusion que « chrétiens » peut ici être sans problème remplacé par « laïques ».

Notes

[1] Georges Dobbeleer, Sur les traces de la révolution. Itinéraire d’un trotskiste belge, Paris, Syllepse, 2006, 349 p.
[2] Tactique recommandée par le IIIe congrès de la IVe internationale de 1951 et qui consiste à infiltrer les organisations ouvrières socialistes afin d’en influencer la politique dans le sens du trotskisme.
[3] p.291
[4] Robert Falony, Le parti socialiste. Un demi-siècle de bouleversements. De Max Buset à Elio Di Rupo, coll. Voix Politiques, Bruxelles, Luc Pire, 2006, 282 p.
[5] Marcel Liebman, Les socialistes belges 1885-1914. La révolte et l’organisation. Bruxelles, EVO, 1979. A notre avis un des (si pas le) meilleurs livres d’histoire belge.
[6] p.137
[7] p.161
[8] p.37.
[9] p.240. Sur ce constat voir également mon article Lutter contre les dérives du capitalisme, une solution à l’extrême droite ? in Espace de Libertés n°345 de septembre 2006, p.26
[10] Laurent Joffrin, Histoire de la gauche caviar, Paris, Robert Laffont, 2006, 209 p.
[11] p.117
[12] p.88
[13] p.96
[14] p.204.
[15] Gregor Chapelle, Chaud devant ! Construire une gauche offensive, Bruxelles, Couleurs livres, 2006, 101 p.
[16] Sur ce thème, on lira avec intérêt Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, Bruxelles, Labor-Espace de Libertés, 2003
[17] p.61.
[18] Paul Piret, François Martou. Demain il fera jour… Bruxelles, Couleur livres, 2006, 143 p.
[19] p.101

samedi 21 octobre 2006

La subjectivité comme réelle objectivité


Cet article est paru dans Espace de libertés n°346 d'octobre 2006, p.27

Nombreuses sont les personnes à croire qu’il y a une histoire objective basée sur des faits. Si la deuxième partie est exacte, la question de l’objectivité est beaucoup plus délicate car elle revient souvent à se contenter d’une histoire officielle.

Or c’est l’affirmation d’un point de vue basée sur une critique des faits qui peut permettre, par un travail de débroussaillage et de mise en perspective, une réelle compréhension des événements historiques et une éducation à l’esprit critique pour aujourd’hui. C’est ce que fait Howard Zinn dans son autobiographie au titre explicite L’impossible neutralité[1]. Auteur d’un ouvrage indispensable pour comprendre l’histoire des Etats-unis[2], Zinn y raconte sa vie mais surtout les raisons de son engagement et de sa passion pour écrire l’histoire des oubliés de l’Histoire[3].

Né en 1923 dans un milieu populaire, Zinn s’engage en 1943 dans l’aviation où il participe à la guerre en Europe. « Hiroshima et Royan furent les éléments déterminants de ma remise en cause progressive de ce que j’avais tout d’abord accepté sans réticence : la parfaite légitimité morale de la guerre contre le fascisme »[4] Cette réflexion critique et lucide est parfaitement mise en perspective et en actualité par des prises de positions comme son texte écrit à la suite du 11 septembre 2001. Celui-ci pose déjà les questions fondamentales sur lesquelles l’Amérique commence seulement à s’interroger après cinq ans « d’estompement de la norme » et la multiplication des scandales (Guantanamo, vols de la CIA en Europe, Abou Graïb…). Mais n’était-ce pas logique pour quelqu’un qui considère que l’histoire apprend à connaître les mensonges d’Etat et donc à être critique envers le présent ?

Une partie importante du livre s’intéresse d’ailleurs au concept de la désobéissance civile que l’historien américain défend toute sa vie, lors des mobilisations contre la guerre au Vietnam ou contre la ségrégation de la communauté noire, communauté dans laquelle il a vécu et enseigné pendant sept ans. « La désobéissance civile, comme je le fis remarquer à notre auditoire, n’était pas un problème, quoi qu’en disent ceux qui prétendent qu’elle menace l’ordre social et conduit tout droit à l’anarchie. Le vrai danger, c’est l’obéissance civile, la soumission de la conscience individuelle à l’autorité gouvernementale. »[5] A méditer à l’heure d’une dérive sécuritaire de l’état sous couvert de lutte contre le terrorisme.

Si Howard Zinn est un brillant intellectuel, c’est aussi – et peut-être surtout – quelqu’un de terrain. Ayant pu faire des études grâce à une loi qui permet aux anciens GI’s de ne pas payer l’université, il doit cependant travailler dans un chantier naval pour nourrir sa famille, et ce jusqu’à 34 ans. Il y renforce sa conscience de classe et participe concrètement à l’histoire du mouvement ouvrier en fondant un syndicat où « (…) nous faisions exactement comme tous les travailleurs depuis des siècles : créer de petits espaces de culture et de camaraderie pour compenser la monotonie du travail lui-même »[6]. Cette implication, il la continue surtout au côté du mouvement des droits civiques dont il souligne l’importance de tous les petits gestes réalisés par des inconnus qui ont permis la fin de la ségrégation officielle, « (…) mais racisme, pauvreté et violences policières constituent toujours la réalité incontournable de la vie des Américains noirs. »[7], soulignant par là combien la démocratie politique doit indispensablement être complétée par la démocratie économique et sociale, comme nous l’a rappelé le 40e anniversaire de la grève des femmes de la FN réclamant le « à travail égal, salaire égal » 18 ans après avoir obtenu le droit de vote.

Le tournant politique de sa vie est une manifestation pacifique, n’enfreignant aucune loi, à laquelle il participe à New-York et qui est réprimée : « Le plus douloureux fut de réaliser que les jeunes communistes de mon quartier avaient raison ! L’Etat et sa police n’étaient pas les arbitres neutres d’une société aux intérêts divergents. Ils étaient du côté des riches et des puissants. La liberté d’expression ? Il suffisait de la pratiquer pour voir aussitôt rappliquer la police avec ses chevaux, ses matraques et ses fusils pour vous faire taire. C’est ce jour-là que j’ai cessé d’être un jeune homme aux idées libérales, ayant foi dans le caractère équilibré de la démocratie américaine. Je devins un radical convaincu que quelque chose d’essentiel ne tournait pas rond dans ce pays. Et pas seulement l’existence de la misère au beau milieu de richesses phénoménales, ni le terrible traitement réservé aux Noirs, mais bien quelque chose de pourri à la racine. Cette situation ne s’arrangerait pas avec l’élection d’un nouveau président ou le vote de nouvelles lois mais bien en renversant l’ordre ancien et en inventant un nouveau type de société fondée sur la coopération, la paix et l’égalité. »[8]

Quand Howard Zinn parle de radicalité, il ne parle pas de terrorisme, mais de positions cohérentes qui ne visent pas seulement à changer le monde mais également à changer la façon dont on vit, ici et maintenant. Et de dire modestement que : « La récompense de notre participation à un mouvement en faveur de davantage de justice sociale n’est pas la perspective d’une victoire future. C’est le bonheur de se révolter avec d’autres ; de prendre des risques ensemble ; de se réjouir des petits triomphes et de supporter les revers décourageants certes, mais ensemble. »[9] Un beau message pour tous ceux qui luttent aujourd’hui.



[1] Zinn, Howard, L’impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant. Coll. Mémoires sociales, Marseille, Agone, 2006
[2] Howard Zinn, Histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours. Marseille, Agone, 2002
[3] Voir également sur un autre sujet Michèle Perrot, les femmes ou le silence de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998
[4] p.158
[5] p.244
[6] p.293
[7] p.107
[8] p.287-288
[9] p.109

jeudi 21 septembre 2006

L'anticapitalisme comme solution à l'extrême droite


Cet article, dans une version légèrement différente intitulée Lutter contre les dérives du capitalisme, une solution à l’extrême droite ?, a été publié dans Espace de libertés n°345 de septembre 2006, p.26.

L’extrême droite est malheureusement au centre du débat politique à l’heure actuelle et risque de focaliser une bonne partie des regards lors de la campagne électorale pour les élections communales comme le montre la multiplication dans les librairies de livre sur le sujet, heureusement plus intéressant les uns que les autres[1].

Un de ceux-ci est l’œuvre d’un trio d’universitaire liégeois qui, dès les premières pages, désarme la critique du risque d’overdose sur le sujet et de surmédiatisation de l’extrême droite en disant : « contre l’extrême droite, l’éducation, l’étude, la lecture sont des armes fondamentales. Lire sur l’extrême droite est un premier pas pour la combattre, d’abord pour la comprendre, ensuite pour éviter de se laisser piéger par elle, ses mécanismes, ses tactiques. Cela déjà pourrait justifier tous les livres qui paraissent contre l’extrême droite »[2].

Le livre est intéressant à lire en regard des commentaires qui se multiplient depuis les meurtres d’Anvers. Alors que la quasi-totalité des commentaires dénoncent certes le Vlaams Belang mais en se focalisant sur les aspects racistes qui sont pourtant secondaire dans la réflexion pour une lutte efficace contre l’extrême droite, les trois auteurs déclarent clairement que « Même si les études statistiques sur les valeurs défendues par les électeurs d’extrême droite montrent que « l’attitude négative vis-à-vis de l’immigration » ou « l’attitude défavorable à l’out-group » sont les facteurs principaux distinguant ces électeurs des autres, on maintiendra l’idée qu’il s’agit là d’une conséquence de la récupération d’un malaise par l’extrême droite plutôt que d’un présupposé commun entre partis et électeurs »[3]. De même, la question n’est pas d’éradiquer complètement l’extrême droite mais d’empêcher les tenants d’un projet de société basé sur la loi du plus fort[4] d’attirer à eux, comme ils l’avaient réussi dans l’entre deux guerres, deux sortes d’électeurs : « que l’accroissement des inégalités soit un terreau fertile pour l’extrême droite, les acteurs socio-économiques le relèvent aussi, mais selon un double mécanisme : en causant de la frustration chez les pauvres, mais aussi en alimentant une « peur de perdre ce que l’on a » chez les riches »[5]

C’est sur base de discussions avec 61 personnes rassemblées par catégories (jeunes, universitaire, acteurs socio-culturels…) dans des tables rondes que les trois auteurs, après avoir refait un point rapide sur les théorisation de l’extrême droite, décortiquent les représentations de gens qu’ils reconnaissent d’emblée plus politisé et plus à gauche que la moyenne. La lucidité des différentes catégories est grande, plus particulièrement celle des jeunes qui sont parfaitement conscients des imperfections de la démocratie qu’ils considèrent comme une utopie, au mieux un objectif à réaliser. A l’heure où la disparition progressive de la mémoire générationnelle devient de plus en plus une réalité, tous s’accordent pour mettre en avant l’importance de l’éducation et notamment de l’enseignement de l’histoire. Mais pas de n’importe qu’elle histoire, d’une histoire qui met en avant les positionnements des acteurs et les choix qui ont été effectués parmi une pluralité d’alternatives, une histoire qui mettrait en avant le pouvoir qu’ont les hommes de prendre en main le cours des choses.

Les différents participants insistent également sur le besoin d’aller à l’encontre de l’individualisme, de s’interroger sur sa responsabilité individuelle au sein de la société - à commencer par nos attitudes de consommation - ainsi qu’à l’importance du débat sur les valeurs dans le prolongement des ouvrages de Robert Castel. Mais c’est surtout une demande de clarification des positionnements politiques qui est demandé. Ce qui amène cet extrait essentiel : « pris ensemble (les constats de différents groupes), ils plaident en tout cas pour le maintien d’un esprit de « critique sociale » : ils aboutissent à une conclusion possible, à savoir que l’extrême droite pourrait bien ne pas être autre chose que le résultat du fonctionnement normal du capitalisme contemporain, qui insécurise et qui différencie. Cette idée est d’ailleurs convergente avec un constat facile à faire : l’extrême droite, en Europe, s’enracine surtout dans des endroits où l’économie fonctionne bien »[6]. Ce constat rappelle, sans la rejoindre complètement, une définition datant de 1935 qui disait ceci : « le Fascisme est la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier » et qui est alors la position officielle de la Troisième internationale communiste.

C’est donc avec beaucoup de curiosité que nous observerons comment le commanditaire de l’ouvrage, en l’occurrence la fédération liégeoise du Parti socialiste, utilisera le riche contenu de ce livre qui sort avec énormément d’à propos des discours convenus en reconnaissant qu’une lutte réellement efficace contre l’extrême droite passe inévitablement par un positionnement anticapitaliste clair.

Notes

[1] Voir notamment les recensions dans Espace de libertés n°335 et 341 et la sortie récente du livre d’Henri Deleersnijder, Populisme. Vieilles pratiques, nouveaux visages dans la Collection « Voix de la Mémoire » aux éditions Luc Pire – Territoires de la Mémoire.
[2] Italiano, Patrick, Jacquemain Marc et Beaufays Jean, La démocratie en perspective. Tables rondes de citoyens contre l’extrême droite, coll. Voix politiques, Bruxelles, Luc Pire, 2006, p.9
[3] p.12
[4] Voir mon article Le darwinisme social, un paradigme de l’idéologie d’extrême droite in EDL n°340, pp.20-21
[5] p.56
[6] p.78

mercredi 28 juin 2006

La victoire sur l'extrême droite sera-t-elle judiciaire ?

Cet article a été publié dans le bulletin des Amis du monde diplomatique - Belgique n°27 d'avril-mai-juin 2007, pp.4-6

Jérôme Jamin, chercheur à l’université de Liège et rédacteur en chef de la Revue Aide-mémoire vient de publier une étude essentielle sur la législation destinée à combattre l’extrême droite[1] qui inaugure une collection, voix de la mémoire, éditée en partenariat par Luc Pire et les Territoires de la Mémoire. Cette étude législative ne s’arrête pas à la Belgique mais couvre l’essentiel de l’Europe de l’Ouest avec, dans l’ordre, l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal et la Suisse. Enfin, le droit de l’Union européenne n’est pas oublié.

Outre l’utilité indéniable de regrouper et de situer dans leur contexte les textes juridiques dans un livre accessible, le travail de J. Jamin montre combien chaque pays a réagi différemment selon son histoire et les formes d’extrême droite qu’il doit affronter. Deux grandes tendances se dégagent : celle qui juge que la Constitution suffit, comme l’Allemagne et l’Italie, et celle qui légifère beaucoup comme la France ou la Belgique. Si l’auteur ne se prononce pas sur la solution qu’il juge préférable, soulignons que l’Allemagne n’a utilisé ses dispositions constitutionnelles pour interdire un parti qu’à deux reprises, dont une en 1956 contre le parti communiste allemand. D’autre part, l’Italie qui interdit toute réorganisation, sous quelque forme que ce soit, du parti fasciste, n’a pas utilisé cette disposition contre le MSI fondé dès 1948 et héritier proclamé du mouvement de Mussolini. On peut donc s’interroger sur l’efficacité de ce type de stratégie.

Autre tactique avec la Belgique où l’arsenal législatif et juridique est particulièrement impressionnant. La loi Moureaux de 1981 reste au centre du dispositif, notamment avec son article 3 qui dit clairement qu’est « puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende (…), ou de l’une de ces peines seulement, quiconque fait partie d’un groupement ou d’une association qui, de façon manifeste et répétée, pratique la discrimination ou la ségrégation ou prône celles-ci dans les circonstances indiquées à l’article 444 du code pénal, ou lui prête son concours »[2]. On regrettera cependant le peu d’analyse de l’efficacité de cette loi, même si l’auteur précise utilement ce que l’on tend à oublier, c'est-à-dire que cette loi punit « l’incitation » (dont on sait combien elle est difficile à prouver) et que les tracts dépendent des délits de presse, ce qui nécessite un jury populaire et une procédure bien plus lourde. On le voit, cette solution est également loin de régler le problème.

Jérôme Jamin ne se contente cependant pas d’une analyse juridique de l’extrême droite. Il précède celle-ci d’une analyse sur les rapports entre démocratie et extrême droite, analyse prenant la moitié de son livre. Il y rappelle, s’appuyant principalement sur l’œuvre de Cornélius Castoriadis à qui il avait consacré son mémoire en philosophie, que le régime démocratique « reconnaît que l’ordre social et le sens qu’il génère proviennent exclusivement des hommes et qu’en ramenant l’organisation de la société à la volonté populaire, il proclame le caractère fondamentalement et nécessairement humain de celle-ci, le caractère humaniste au sens littéral de la société, de son organisation politique et de son histoire »[3]. Dans ce contexte, les questions que pose à la démocratie l’extrême droite par son discours et ses méthodes sont fondamentales. Mais, alors qu’il utilise dans le reste de son livre le terme extrême droite, J. Jamin digresse dans cette partie sur le concept de populisme (auquel il attribue trois caractéristiques : référence au peuple comme point de départ ; fait que ce peuple soit massifié, homogène et laborieux ; et enfin que face à ce peuple il oppose des élites paresseuses, corrompues et cosmopolites) mais aussi sur un concept importé des USA, celui de « producériste » qui ajoute aux « parasites d’en haut », les « parasites d’en bas », soit les étrangers, les pauvres, les homosexuels… Comme le décrit de manière brillante Annie Collovald dans un livre récent[4], nous pensons que, au lieu de clarifier le débat, ces termes visent à adoucir et à cacher la réalité de l’extrême droite, tout comme, sur un autre plan, ce que dénonce Hugues Le Paige dans sa préface lorsqu’il explique que « la question me semble moins être celle de l’accès aux médias des porte-parole ou des élus de l’extrême droite que l’évolution globale du traitement de l’information dans les grands médias, et en particulier à la télévision »[5]. Jérôme Jamin nous semble ainsi minimiser le danger de l’extrême droite contemporaine lorsqu’il écrit notamment que « l’exercice du pouvoir très médiatique des premiers maires Front national dans plusieurs grandes villes françaises (Toulon, Orange, Marignane et Vitrolles) à la fin des années nonante n’a pas encore livré de pratiques ou d’actions dignes de ressortir les vieux concepts embarrassants sur le fascisme, le nazisme, les camps, les persécutions, etc. »[6] alors que les premières actions des élus du FN ont été d’épurer les bibliothèques publiques, de couper les subsides aux centres culturels alternatifs ouverts sur les cultures du monde, de favoriser les français de souche dans les logements sociaux (pratiquant ainsi une épuration ethnique soft)…

La réflexion sur la démocratie, suivie de l’analyse de l’arsenal juridique destiné à combattre l’extrême droite et de son efficacité très mitigée, amène Jérôme Jamin a une conclusion que nous partageons intégralement. D’une part, afin d’échapper à des condamnations, l’extrême droite a policé son discours en façade ce qui lui a par ailleurs permis de polluer le discours des partis « traditionnels ». D’autre part, et c’est le plus important, une interdiction n’agira jamais que sur une conséquence alors qu’il faut travailler aux causes. Et d’appeler très justement à l’urgence de la création d’un projet politique audacieux et clairement alternatif.

Notes

[1] Jérôme Jamin, Faut-il interdire les partis d’extrême droite ? Démocratie, droit et extrême droite. Coll. Voix de la mémoire, Liège, Luc Pire – Territoires de la Mémoire, 2005.
[2] Id. p.77.
[3] Id. p.29.
[4] Annie Collovald, Le « Populisme du FN ». Un dangereux contresens. Broissieux, éditions du Croquant, 2004
[5] Jérôme Jamin, Faut-il interdire les partis … op.cit. p.12
[6] Id. p.20

dimanche 4 juin 2006

Une troupe à "contre temps"

Cet article a été publié dans Espace de libertés n°343 de juin 2006, pp.14-15

Un théâtre militant est-il possible aujourd’hui en Belgique francophone ? Pour avoir un éclairage sur cette question, nous avons rencontré Patrick Zeoli, metteur en scène de la troupe La joyeuse compagnie du bonheur.

Q : Quelle est l’histoire de votre troupe ?
La troupe existe depuis 2001 et mélange des acteurs professionnels et des amateurs qui se connaissaient tous d’endroits divers. Tous les membres étaient à la recherche d’une alternative aux théâtres traditionnels et désiraient pouvoir jouir d’une véritable indépendance dans ce qu’ils font et plus encore comment ils le font. Nous faisons du « théâtre intervention », forme qui se rapproche plus du Théâtre Action que du Théâtre Forum. Après avoir joué Une toute petite voix qui parlait de la recherche du bonheur et Ainsi font qui traitait de la manipulation au sens large, et non pas seulement de celle des médias, nous avons réalisé un spectacle pour Amnesty International sur les réfugiés. Dans ce spectacle, le public était directement impliqué puisque lorsqu’il arrivait sur le site, nous le placions dans la situation d’un réfugié arrivant en Belgique. Nous avons également fait en décembre 2004 du théâtre de rue avec Résistance à l’Agression Publicitaire.
Donc, en très peu de temps nous avons déjà expérimenté pas mal de forme différente, et nous étudions déjà comment à nouveau modifier significativement notre mode d’expression pour notre prochaine pièce car ce que nous préférons, c’est le processus de création, plus que les représentations proprement dites.
Q : Justement, votre dernière pièce, Silence on ferme, est illustrative de votre démarche et de la manière dont vit une troupe de théâtre « alternative » aujourd’hui
Oui car, outre notre démarche artistique particulière, nous avons tous un regard critique sur la société d’aujourd’hui et désirons utiliser le théâtre pour également faire passer un message et amener les gens à réfléchir sur le monde qui les entoure. Nous voulons clairement avoir un théâtre qui est ancré dans les réalités quotidiennes des gens. C’est pourquoi, quasi naturellement, nous avons décidé à l’occasion de la fermeture du haut fourneau numéro 6 de Cockerill à Seraing le 26 avril 2005, de non seulement rendre hommage aux gens qui ont exercés depuis des siècles le dur métier de métallurgiste, mais également de témoigner du traumatisme que la fermeture du HF 6 a provoqué chez les travailleurs et leurs familles et plus largement dans l’ensemble de la région.
Afin de coller à la réalité, nous avons fréquenté pendant près d’un an la ville de Seraing et les alentours de Cockerill afin de recueillir de nombreux témoignages de travailleurs et d’habitants mais aussi de responsables. Rien que pour les témoignages de travailleurs, nous avons recueilli une vingtaine d’heures d’interviews. Ensuite, le contenu clairement défini nous avons réfléchis à la forme la plus appropriée pour rendre palpable le drame social qui se joue et le fait que, plus qu’une usine, c’est une région qui se meurt petit à petit.
Q : Justement, la forme est très particulière, avec de la musique mais aussi la présence de la marionnette de Tchantchès.
Oui, en plus de différentes techniques d’expressions théâtrales et de l’utilisation de la vidéo, nous avons sur scène un groupe qui joue en live, le groupe Pakap qui est partiellement composé de membres de la troupe. Les autres musiciens sont également des connaissances qui nous ont rejoint sur ce projet par accord sur le fonds prioritairement et non pas d’abord pour la performance scénique même si la dimension artistique n’est jamais totalement absente. C’est également le cas des marionnettistes.
Pour répondre plus précisément à la question, la place de Tchantchès est très importante. Il représente la tradition liégeoise – importée d’Italie, déjà ! - d’un théâtre populaire fait à l’origine avec peu de moyens par des gens du peuple pour des gens du peuple. Il symbolise aussi un esprit de résistance, l’esprit frondeur liégeois, la « grande gueule » qui ose dire NON et qui dit ce qu’il pense et ne se laisse pas faire, même devant les plus grands. De plus, le personnage a toujours été vecteur de la « voix populaire ». Les spectateurs savent donc qu’il « pousse un peu », ce qui nous permet de lui faire dire des choses plus directes et très très critiques. Enfin, et c’est important dans la dynamique globale de la pièce, l’humour omniprésent dans ses apparitions permet de continuer à faire passer le message tout en permettant aux gens de respirer intellectuellement et émotionnellement après des moments parfois très durs. Il constitue donc aussi un moment de respiration.
Q : Les réactions ont été diverses
L’accueil de la pièce par le public a été très favorable. Tous les travailleurs se retrouvent, et pas seulement les métallurgistes, dans les scènes parlant des objectifs, de l’employabilités, dans le discours tenus sur le reclassement, dans la déshumanisation totale des conditions de travail… Par contre le monde politique sérésien qui a assisté à la première représentation a été fortement refroidi et nous l’a fait savoir. Notre critique très ferme de la démission du politique face au pouvoir économique et la dénonciation des leurres que sont les cellules de reconversions, notamment, a été mal pris. Pourtant, et les gens qui viennent nous voir le reconnaissent, nous ne tenons pas un discours poujadiste du style « tous pourris », et encore moins un discours anti-politique. C’est exactement l’inverse. Un des principaux messages de la pièce est justement de dire que la Politique – au sens noble du terme – doit reprendre ses droits et oser affronter le capitalisme, le tout étant argumenté dans les textes. Et puis, est-il si dérangeant aujourd’hui de terminer une pièce par L’Internationale en appelant les gens à lutter pour leur avenir, leur donnant symboliquement un morceau de tissu rouge ?
Q : Pour revenir au début de notre entretien et au difficulté du théâtre aujourd’hui, pouvez-vous expliquez où et combien de foi vous avez joué la pièce
Illustration du bon accueil de la pièce par les gens, nous avons déjà joués 11 fois la pièce, dans 4 lieux différents, tous plus ou moins alternatif, dont un théâtre de Liège. Ce sont ainsi entre 600 et 700 personnes qui ont vu le spectacle qui a quasi toujours été jouée dans des salles pleines. Nous avons-nous même été surpris de ce succès et nous avons des contacts pour la jouer encore une bonne dizaine de fois. Outre le rêve de la jouer un jour dans les usines de Cockerill, nous avons de grosses difficultés à monter la pièce dans les centres culturels de la banlieue ouvrière rouge de Liège. Son coût n’est cependant pas si élevé, 500 €, notamment grâce à une aide service de la Province de Liège qui fournit le matériel d’éclairage et une régisseuse pour chaque représentations. Ce coût très bas nous permet d’être très libre au niveau de nos choix et de ne jamais être un frein pour nos éventuels partenaires.
Q : Attribuez-vous cette difficulté à votre message politique
En très petite partie. C’est surtout un constat général qu’il faut tirer pour la production théâtrale en Belgique francophone. Les médias ne s’intéressent qu’aux quelques personnes confirmées médiatiquement et qui sont souvent les seules à pouvoir être professionnelles. Ainsi, seul Le Soir a parlé de la pièce, dans ses pages régionales, et seulement sur base du dossier de presse, c'est-à-dire sans venir la voir. Dans ce cadre, les centres culturels se montrent malheureusement fort frileux dans leur programmation alors qu’en théorie ils ont pour mission d’être ancré et de parler du réel. Pour le théâtre en Belgique, et plus globalement pour le monde artistique, il serait en quelque sorte rassurant que ce soit notre affirmation politique marquée qui pose problème, mais ce n’est malheureusement pas le cas.
Q : Vous avez mis en place une démarche plus globale, pouvez-vous en dire un mot pour terminer :
Malgré que nous n’en vivons pas par choix, l’implication théâtrale est très lourde et demande une énergie constante. Outre le projet d’une semaine de l’art engagé pour fêter en 2007 les 39 ans de mai 68, évitant ainsi les dates fixes habituelles, nous avons mis sur pied une asbl afin de mieux faire connaître notre travail mais aussi de créer un réseau autour de notre démarche et du message qu’elle délivre. Cette asbl que nous avons baptisée « à contre temps » veut encourager le développement de scènes ouvertes qui permettent d’être à la fois public et artiste, mais aussi de permettre des échanges entre artistes d’horizons divers et de permettre à tous de se réapproprier l’art, le tout en gardant un esprit critique qui refuse le fatalisme et vise à remettre l’utopie au goût du jour.
Je résumerai l’ensemble de notre démarche comme la volonté que l’art soit un moyen de communication et non un produit de consommation.

jeudi 1 juin 2006

Oui l'usine tue encore


Cet article est paru dans Espace de libertés n°343 de juin 2006, p.23

C’est un petit livre plein de vie car plein de révolte que les éditions Couleur livre ont publié récemment[1] pour inaugurer une nouvelle collection consacrée à des récits de vie lancée en parallèle avec une nouvelle revue au titre sobre de Je.

Ecrit par un jeune ouvrier ayant passé 11 ans dans une usine de fabrique de papiers, le livre décrit une vision noire du travail, celle des travailleurs non qualifiés[2] (il n’a fallu que 8 heures à l’auteur pour apprendre son métier). Mais plusieurs constats qui y sont faits peuvent parfaitement s’appliquer à de nombreux autres travailleurs, notamment lorsque l’auteur décrit la maladie empêchant d’aller travailler comme un système d’auto-défense quand la pression est trop forte. Comme le souligne l’introduction, ce livre s’inscrit dans un créneau peu porteur et peu couru des ouvrages sur le travail écrit par des travailleurs. Dans son style vif et agréable, comme dans sa structuration ou son contenu, il se rapproche très fort d’un livre publié en 2002 par un ouvrier de Roubaix travaillant dans une usine du même type que celle qui dévasta Toulouse en septembre 2001 et intitulé plus directement Putain d’usine[3]. Ce livre aborde également l’ennui, l’assimilation de l’usine à la prison ou à l’enfer. Lui aussi présente la grève comme un grand moment de joie, comme une renaissance[4] et considère que la vie est ailleurs que dans ce lieu qui vole huit heures par jour à ceux qui doivent y travailler. Et De Raeve de penser « (…) notre paye ne vient pas pour rémunérer notre travail. Elle justifie le temps que l’on accepte de perdre. Toutes ces heures infiniment longues. La paye, elle, nous récompense de supporter. Le bruit. Les horaires. L’autorité. Les lignes hiérarchiques. Elle est versée en échange de notre docilité. »[5] Cette docilité, les petites lâchetés et compromissions quotidiennes, l’auteur les dénonce longuement dans son livre, analysant notre culpabilité de consommateur abruti par la publicité et prônant une révolution douce par un changement des mentalités. C’était d’ailleurs sa technique pour résister à l’usine où il multipliait les petites infractions indétectables afin de se sentir libre, car « La novlangue est à l’œuvre. On parle aussi d’efficience, d’ISO, de cercles de qualités, de management à l’américaine. On découpe, segmente, on aligne. Les ouvriers ne peuvent plus se reconnaître dans ce nouvel univers. Ou alors il faut se transformer, devenir le système. Tout cela change imperceptiblement, mais radicalement la perception même de notre environnement, de notre boulot, de nos conditions de travail. C’est puissant, lourd, dogmatique, comme un rouleau compresseur. (…)

Une armée de gens, plus ou moins bien intentionnés, est payée pour nous faire avaler ce discours. Dans les usines, les universités, la télé, la radio, les journaux. Et ça marche, ça court, je le vois tous les jours. Les nouveaux qui rentrent à l’usine me font peur. Ne sont jamais malades, jamais en retard, ne disent jamais non, ne s’opposent pas. Font des heures supplémentaires sans compter, ne prennent pas les pauses repas réglementaires, ont de très grosses voitures »[6]. L’auteur est à cet égard atypique car issu d’une famille idéologisée où les parents écologistes ont effectués un retour à la terre dans les années 70. S’il reconnaît le rôle de barrage indispensable que les syndicats joue encore il n’est pas tendre avec eux.

Mais c’est surtout sur le climat usant, la mort à petit feu que provoque l’usine, que le livre est percutant, avec cet extrait terrible que l’on lira en ayant en tête les chiffres sur l’absentéisme dans les entreprises – publiques comme privées – et sur l’augmentation de la consommation d’anxyolitique : « On a bossé huit ans dans la même équipe. Sans beaucoup parler ensemble. Bonjour, çà va ? Des banalités. Il était souvent absent, surtout les nuits, tu m’étonnes. Presque systématiquement les nuits. Arrêt maladie. C’était devenu une routine. La hiérarchie le citait en exemple à ne pas suivre. Ils appellent çà l’absentéisme. Autrement dit, les gens qui profitent du système, des médecins complaisants. Un ouvrier à virer, un feignant d’usine.

On l’a retrouvé mort. Il a mis fin à ses jours, tout seul. Peut-être qu’il ne profitait pas du système. Peut-être que le système a trop profité de lui. »[7] Cas certes extrême, mais pas aussi exceptionnel que l’on voudrait nous le faire croire comme le montre remarquablement le film Il ne mourait pas tous, mais tous étaient frappés[8]. Dans ce contexte, on ne peut que s’étonner de ne pas voir une telle situation être considéré comme inacceptable au point d’en faire un problème central dans une société aussi riche et développée que l’Europe occidentale.

Notes

[1] Vincent De Raeve, L’Usine. Préface de François Bon, Collection je, Bruxelles, Couleur livre, 2006.
[2] Nous renvoyons le lecteur à notre article i paru dans Espace de libertés, n°342 pp.
[3] Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Paris, L’insomniaque, 2002.
[4] Sur ces aspects, on lira également avec un grand plaisir et un immense intérêt l’histoire de Rudy et Dallas se bâtant pour sauver « leur » entreprise dans le roman de Gérard Mordillat, Les Vivants et les Morts, Paris, Calmann-Lévy, 2004
[5] Vincent De Raeve, L’Usine, op. cit. p.78
[6] Id. p.39. Voir également l’excellent dossier Salariés menacés et droits sociaux attaqués dans Le Monde diplomatique n°624 de mars 2006, pp.16-21
[7] Id. p.20. Sur la peur comme pièce maîtresse du fonctionnement actuel du système et sur les autres
[8] Bruneau, Sophie et Roudil, Marc-Antoine, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. ADR Productions et Alter Ego films, 2006

dimanche 21 mai 2006

Journalisme de terrain

Cet article a été publié dans Espace de libertés n°342 de mai 2006, pp.15-16

« L’exemple » américain

Quand on évoque la question de la précarité, et plus particulièrement de la question des travailleurs pauvres, nombreuses sont les personnes qui font référence à l’exemple américain. Outre de nombreux reportages, une série de livres décrivant la réalité permet de se rendre compte de la situation.

Ainsi le livre L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant de la journaliste Barbara Ehrenreich[1] relate trois expériences très diverses que l’auteur a effectuées fin des années 90. Elle y raconte, dans un style très agréable et avec des notes explicatives pertinentes, son travail de serveuse en Floride, de femme d’ouvrage dans le Maine et enfin de vendeuse dans une grande surface du groupe Wal-Mart dans le Minnesota. Malgré que sa position de femme blanche ayant l’anglais comme langue maternelle l’aide et peut compenser son âge (50 ans), et qu’elle commence son enquête avec un petit capital et la possibilité de faire des pauses, elle souligne la vitesse de sa chute. Très vite elle se voit obliger de cumuler deux emplois et de s’installer dans une caravane, dépensant plus de 50% de son misérable salaire pour se loger dans des conditions misérables. Si les descriptions de ses expériences mériteraient de nombreuses citations, tant elles sont significatives d’une réalité atroce, nous ne citerons qu’un seul extrait résumant à lui seul la problématique soulevée par la journaliste américaine qui reste pourtant fondamentalement attachée au système de son pays : « Si donc les employés à bas salaire ne se comportent pas toujours conformément à la rationalité économique, c’est-à-dire comme des agents libres dans une démocratie capitaliste, c’est parce qu’ils travaillent dans un environnement qui n’est ni libre ni démocratique. Quand vous entrez dans l’univers des bas salaires – et des salaires moyens dans de nombreux cas – vous abandonnez vos libertés civiques à la porte, vous laissez derrière vous l’Amérique et tout ce qu’elle est censée représenter, et vous apprenez à ne pas desserrer les lèvres pendant votre journée de travail. Les conséquences de cette reddition vont bien au-delà des questions de salaire et de pauvreté. Il nous est difficile de prétendre être la première démocratie du monde, lorsqu’un grand nombre de nos concitoyens passent la moitié de leur temps de veille dans un environnement qui est l’équivalent, pour le dire en termes simples, d’une dictature. »[2]. Qu’ajouter à ces quelques phrases qui démontrent combien la démocratie politique ne peut être une fin en soi et ne se suffit pas à elle-même mais nécessite comme complément indispensable la démocratie économique et sociale.

Une tradition littéraire

Ce livre d’une journaliste consacrant plusieurs mois à une enquête de terrain en se rapprochant au maximum des conditions de vies réelles de son sujet n’est heureusement pas un cas unique, même s’il est fort isolé. Il relève d’une tradition dont un des exemples le plus connu est celui de l’écrivain Jack London qui en 1902 plongera à 26 ans dans la réalité de l’East-End londonien pour en ressortir avec une description saisissante de la misère du « peuple d’en bas », pour reprendre une des deux traductions françaises du titre original People of the Abyss[3].

Un demi-siècle plus tard, c’est un autre américain qui, lui, changera sa couleur de peau par un procédé chimique temporaire afin de vivre comme un noir dans le Sud des Etats-Unis dans le but de dénoncer le ségrégationnisme au sein d’un pays qui aime se présenter comme la plus grande démocratie[4]. Publié en français en 1962, le livre de John Griffin[5] est un nouveau coup de poing dont la lecture permet de se rendre compte de l’immense différence qui existe entre le récit du témoin direct et la synthèse de l’intellectuel aux œillères, comme le dit l’auteur lui-même quand il avoue avec une grande lucidité et non moins de franchise, qu’ « En prenant cette décision, je découvrais que, spécialiste des questions raciales, je ne connaissais en fait rien du véritable problème noir »[6]. Comme Ehrenreich et London, Griffin se rend très vite compte que l’expérience sera plus difficile qu’il ne l’avait prévu et que la descente aux enfers est d’une rapidité foudroyante. Tous trois soulignent également combien la dimension psychologique de l’infériorisation économique ne doit pas être négligée et comment les oppresseurs utilisent les conséquences de leur domination et de leur exploitation pour justifier celles-ci. Griffin, qui après le succès de son livre, devra déménager devant la réprobation de ces concitoyens pour avoir casser l’harmonie fictive qui leur permettait de vivre en paix, souligne combien tous les discours naturalistes sont mensongers et servent à justifier et maintenir un état de fait : « Mettez l’homme blanc dans le ghetto, supprimez-lui les avantages de l’instruction, arrangez-vous pour qu’il doive lutter péniblement pour maintenir son respect de lui-même, accordez-lui peu de possibilités de préserver son intimité et moins de loisirs, après quelque temps il assumerait les mêmes caractéristiques que vous attribuez aux Noirs. Ces caractéristiques ne sont pas issues de la couleur de la peau, mais de la condition humaine de l’homme. »[7]

Mais les Américains ne seront pas les seuls à produire de telles études. En Allemagne, le journaliste Gunther Walraff s’est rendu célèbre pour ses enquêtes d’investigations incisives et sans concession. Dans son livre le plus connu, Walraff se déguise en Turc pour rendre visible l’exploitation esclavagiste dont cette communauté est victime en RFA[8]. Lui aussi, pourtant bien documenté avant d’entamer son expérience qui durera plusieurs mois, est surpris par la réalité qu’il rencontre, réalité encore pire que celle qu’il imaginait et qu’il rapproche clairement des pires heures de la révolution industrielle du 19e siècle. Si l’auteur multiplie les métiers, servant chez Mac Do ou se prêtant à des expériences médicales, c’est comme ouvrier non déclaré, via un sous-traitant spécialisé dans la fourniture de main-d’œuvre en noir, dans le complexe sidérurgique de Thyssen-Krupps à Duisburg que Walraff reste le plus longtemps soulignant que « Pour les patrons, ils ne sont qu’un matériau humain jetable, des ouvriers-Kleenex, du matériel standard et échangeable : des centaines de leurs semblables sont là à faire la queue, prêts à accepter n’importe quel travail – absolument n’importe quel travail. Ce boulot est tellement usant qu’il est bien rare que l’on y tienne le coup plus d’un an ou deux. Un ou deux mois suffisent souvent à vous esquinter pour le restant de vos jours. »[9] L’auteur voit d’ailleurs sa propre santé déclinée très rapidement au point de devoir faire marche arrière : « « çà risque de t’achever ! », m’avait mis en garde mon ami radiologue. Eh bien, oui, j’ai été lâche et parce que j’étais un privilégié, j’ai pu me défiler… Mais il y a des centaines et des milliers de travailleurs immigrés qui prennent ce genre de boulot et mettent ainsi leur santé et parfois leur existence en danger, parce qu’ils n’ont pas le choix, eux – et il y en a qui sont dans un état physique bien pire que le mien. »[10]

L’indifférence face au scandale

De nombreux lecteurs diront que les réalités décrites ci-dessus appartiennent soit à l’histoire, soit à des pays très éloignés. Pourtant, en Belgique, pays faisant partie des Etats les plus riches de la planète, une étude de l’Université d’Anvers avait « révélé » fin de l’année dernière, que 15% de la population (soit plus de 1,5 millions de personnes) vivait sous le seuil de pauvreté[11] défini par un revenu maximum de 772 € pour un isolé. Ce même rapport signalait également que 4 à 6 % des travailleurs étaient concernés. A l’époque, le ministre de l’Intégration sociale Christian Dupont (étiqueté socialiste) avait parlé d’une réflexion en vue de mesures concrètes. Trois mois plus tard, un nouveau rapport, dès plus officiel puisqu’il s’agit de l’enquête Statistiques de revenus et de conditions de vie réalisée par le Service public fédéral Economie, PME, Classes moyennes et Energie, souligne à nouveau qu’en Belgique, 15 % de la population ne dispose pas de plus de 777 € par mois et confirme que 4,3 % de la population active est également touchée[12]. Mais ici, ces personnes ne sont plus que dans « un risque accru de pauvreté ». La Meuse qui publie ces chiffres sans guère de commentaires précise même que « 78,8% des belges disposent de tout le confort de base, soit d’une baignoire ou d’une douche, de toilettes avec chasse d’eau, d’un chauffage central et de l’eau courante chaude » [13]. Ce qui, lu autrement, laisse donc plus de 20% de la population sans ce confort. Cette lecture des chiffres n’est pas celle du « journaliste »[14] qui ne relève pas non plus que cela implique que + de 5% des gens qui ne sont pas considérés comme pauvres n’ont pas un « confort » minimal. Ajoutons que l’article précise que sans les différentes allocations liées à la sécurité sociale ou connexe à celle-ci, ce serait 27,5 % de la population belge qui vivrait dans la pauvreté.

N’y a-t-il pas là, pour tous ceux qui se réclament de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité matière à réflexions, et plus encore à actions ? Et aux journalistes belges de nombreux sujets pour des articles et des enquêtes comme celles développées plus haut qui parleraient enfin de la réalité du monde au lieu de nous abrutir de faits-divers anecdotiques ? A quand pour Le Soir la réelle mise en pratique de sa volonté de « rendre compte du monde tel qu’il est » [15] afin de concrétiser sa « levée contre l’inacceptable », pour reprendre le slogan de sa dernière campagne publicitaire controversée?

A moins que l’on ne craigne qu’une fois le monde mieux connus par les gens, ceux-ci aient envie de le changer ?

Notes

[1] Barbara Ehrenreich, L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant. (Collection 10-18/Fait et cause n°3797), Paris, Grasset, 2004
[2] p.318
[3] London, Jack, Le peuple d’en bas, (Coll. Libretto), Paris, éditions Phébus, 1999 ;
[4] Sur l’histoire des noirs américains, voir le splendide livre de photographies Freedom. Une histoire photographique de la lutte des noirs américains, Paris, Phaidon, 2003.
[5] Griffin, John Howard, Dans la peau d’un noir. (Coll. L’air du temps/témoignages n°170) Paris, Gallimard, 1962.
[6] p.8
[7] p.137
[8] Günter Wallraff, Tête de Turc. Préface de Gilles Perrault, Paris, La découverte, 1986.
[9] p.119
[10] p.251
[11] Le Soir, 05.12.05
[12] Signalons que sur le site officiel de l’Intégration sociale on parle de « 13% de la population connaît un risque de pauvreté. Autrement dit, 1 300 000 personnes parviennent difficilement à nouer les deux bouts ». www.mi-is.be/FR/Themes/AB/index.html
[13] La Meuse, 17.03.06.
[14] Nous avons mis le terme entre guillemet, non pour remettre en cause une personne mais bien la qualité de l’(dés)information aujourd’hui.
[15] Béatrice Delvaux le 9 novembre 2005 dans sa réponse aux nombreuses critiques émises sur la campagne et plus particulièrement « l’institut pour l’intégration »

vendredi 21 avril 2006

Combattre l'extrême droite sur le terrain


Cet article a été publié dans Espace de libertés n°341 d'avril 2006, p.15

Deux livres très différents, et par là même fortement complémentaires, sont sortis récemment en librairies. Ils tentent de donner des pistes à tous ceux qui désirent comprendre et surtout agir contre l’extrême droite. Si les publics auxquels les auteurs s’adressent ne sont pas les mêmes, les réflexions que l’on y retrouvent se recoupent et illustrent bien l’évolution depuis dix ans des questionnements des antifascistes, et leurs interrogations à la veille d’échéances électorales importantes.

Aux éditions couleur livres, deux auteurs du monde chrétien (l’un animateur au MOC et l’autre professeur à l’UCL) ont écrit un ouvrage[1] plutôt destiné au monde des animateurs et des formateurs. Le grand public décrochera en effet rapidement devant un développement du raisonnement et une écriture relativement complexe. Partant d’une longue expérience de formations touchant des publics fort divers, les deux auteurs, tout en expliquant de manière fort détaillée et intéressante leur méthodologie qui prend au maximum en compte les vécus et les ressentis des participants, démontent l’idéologie de l’extrême droite et, surtout, développent un projet d’action concrète contre cette dernière. On retiendra surtout l’attention portée sur l’importance de bien appréhender les partis d’extrême droite comme des partis aptes à prendre le pouvoir. C’est pourquoi Boucq et Maesschalck insistent sur une meilleure étude de la phase ascensionnelle du fascisme dans l’entre deux guerres alors que l’on se focalise généralement sur les formes qu’il pris une fois arrivé au pouvoir. Insistant sur le fait qu’on ne peut nier qu’il y ait des problèmes dans notre société, les deux auteurs pensent que seul l’implication de chacun dans la société pourra apporter une solution. C’est pourquoi ils proposent la création de communautés autonomes interagissant entre-elles et avec la société. On voit pourtant mal le changement global de société qu’elles permettraient, un peu à l’image des assistants sociaux qui sont finalement plus des régulateurs de révoltes que des organisateurs d’émancipation et de changements profonds.

L’autre livre est écrit par un, si pas le, spécialiste de l’extrême droite en Belgique francophone[2]. Auteur de nombreux livres sur le sujet Manuel Abramowicz vise ici le grand public qui s’interroge devant un phénomène persistant et qui aimerait pouvoir agir. Le livre est construit comme un manuel où l’on piochera selon ses besoins, ce qui en fait un outil à garder constamment à portée de la main. Après avoir rappelé la chronologie des faits, l’auteur répond très clairement et concrètement à 21 questions avec des exemples, des explications complémentaires et des pistes pour approfondir la réflexion. Les définitions encartées dans les réponses sont regroupées dans la table des matières, ce qui en facilite la consultation. C’est dans le même esprit que l’on retrouvera en fin de volume un index très complet. Sans gonfler le phénomène Abramowicz souligne, tout comme Boucq et Maesschalck, que même en Belgique francophone l’extrême droite constitue un vrai danger et est loin du stéréotype folkloriste qu’on lui accole trop souvent. Mais la partie la plus novatrice et la plus utile du livre de l’animateur du site Resistances[3] est sans aucun doute les 14 pistes d’actions qu’il propose. Ces pistes ont l’avantage d’être variées, aussi bien dans la forme (de la lecture d’un livre à la réalisation d’un tract) que dans l’implication personnelle (du « simple » fait de porter le triangle rouge à l’implication dans des associations, en passant par l’interpellation des médias ou des hommes politiques, l’organisation d’un débat…). Chaque pistes comprend toutes les informations pratiques nécessaires (adresse des associations, lieu à visiter, courrier type à envoyer…), bref le parfait manuel du militant mais aussi du simple citoyen.

Ces ouvrages, tous deux préfacés par Xavier Mabille, outre les outils qu’ils mettent à disposition de leurs lecteurs, se rejoignent dans un constat qui nous paraît fondamental et qui est également présent dans le livre de Jérôme Jamin[4] ou dans les campagnes menées par la CNAPD ou par l’asbl « Vlaams belang contre l’extrême droite »[5]. Ce constat est de dire que toutes les dénonciations, explications, condamnations… du discours et des actes de l’extrême droite, si elles sont utiles, ne peuvent suffire et sont du travail de seconde ligne. Le principal combat aujourd’hui est celui pour un autre monde, pour une autre société qui (re)met au centre de ses préoccupations les valeurs de solidarité et d’émancipation en lieu et place de celles d’individualisme et de compétition. D’une société qui privilégie une sécurité sociale et des services publics aux intérêts des entreprises privées. Bref, que le combat contre l’extrême droite se mène plus sur le terrain social que sur les concepts moraux.

Notes

[1] Christian Boucq et Marc Maesschalck, Déminons l’extrême droite, Bruxelles, Couleur livres, 2005, 135 p.
[2] Manuel Abramowicz, Guide des résistances à l’extrême droite. Pour lutter contre ceux qui veulent supprimer nos libertés. Bruxelles, Labor, 2005, 246 p.
[3] www.resistances.be. Un site à mettre dans ses favoris et à consulter régulièrement pour se tenir informer de l’actualité de l’extrême droite.
[4] Jérôme Jamin, Faut-il interdire les partis d’extrême droite ? Démocratie, droit et extrême droite. Liège, Luc Pire, 2005. Voir Espace de libertés n°335 d’octobre 2005, p.21
[5] www.vivelademocratie.be et www.lacible.be