jeudi 17 juillet 2014

1945 ne marque pas la fin des dictatures d’extrême droite en Europe



Cet article est paru dans le n°69 de la revue Aide-Mémoire de juillet-septembre 2014, p.11

Le 25 avril 1974, un coup d’état militaire mené sans coup férir par de jeunes capitaines mettait fin à la dictature au Portugal sur l’air devenu célèbre de Grandola. Cet épisode de l’histoire portugaise, mettant fin à un régime d’extrême droite également mis en place par un coup d’état 48 ans plus tôt, en mai 1926, sera qualifié de Révolution des Œillets. L’occasion, 40 ans plus tard, de revenir sur la personnalité de Salazar et sa vision politique que nous avions déjà abordé dans une de nos premières chroniques[1]

La spécificité portugaise

Nous analysons cette fois-ci un ouvrage publié en 1956 en France et regroupant thématiquement une série de textes et de citations de Salazar rédigés avant et après la seconde guerre mondiale[2]. Il faut pour commencer souligner la grande cohérence de l’ouvrage sur le plan des idées qui y sont développées. Le livre est publié alors que le Portugal a intégré le clan de l’Ouest et fait allégeance aux USA, non seulement dans une logique de survie mais surtout dans une cohérence idéologique[3] : « Mais il est de l’intérêt vital des nations de s’opposer à l’expansion de cette pandémie (le communisme) qui, partout où des minorités audacieuses parviennent à l’installer, porte atteinte, presque sans exception connue, à l’indépendance des Etats, à la liberté des individus, aux conquêtes de la civilisation »[4]. Mais le pays n’est pas encore englué dans les guerres en Guinée, Mozambique et surtout Angola pour maintenir sa domination sur ses colonies qu’il considère comme des extensions du Portugal : « Le problème consiste maintenant à ne pas gaspiller inconsidérément les conditions qui lui restent encore pour garantir la vie de l’Occident. Heureusement, toute l’Afrique est une dépendance de l’Occident européen et forme avec lui, en face de l’Amérique, et d’un pôle à l’autre, la base matérielle de la mission qu’elle doit continuer à remplir dans le monde ».[5] Salazar considère clairement qu’il s’agit là de territoires portugais outre-mer et qu’il y fait œuvre civilisatrice sur un continent qui ne pourra jamais être indépendant.
Si sur le plan international Salazar a choisi son camp bien avant la fin du conflit, rappelons que son pays sera un refuge pour d’éminents membres de l’extrême droite européenne en fuite. Ne citons que Jacques Ploncard d’Assac que nous avions analysé en son temps et qui diffusait sa propagande à partir du Portugal[6].
Comme tout régime nationaliste, Salazar glorifie le passé du Portugal et tend à insister sur ses spécificités et sa grandeur révolue, mettant par la même occasion en évidence sa pureté raciale : « Des guerres, nous en eûmes beaucoup, mais ni invasion ou confusion de races, ni annexions de territoires, ni substitution de maisons régnantes, ni variations de frontières ; du premier au dernier, les chefs eux-mêmes avaient dans les veines le même sang portugais ».[7] C’est d’ailleurs parcequ’il a voulu copier l’étranger que le Portugal a été en crise et qu’il a fallu mettre en place ce qu’il nomme une « dictature provisoire », expliquée ainsi en note de l’ouvrage : « La période de Dictature, d’ailleurs « modérée » a duré de 1926 à 1933. Cette année-là, la Constitution a été votée, qui est toujours en vigueur. »[8]. Si Salazar assume le côté autoritaire de son régime au nom du nationalisme : « la supériorité de l’intérêt national, à laquelle doivent se subordonner les intérêts individuels, est entièrement justifiée et apparaît comme la raison suffisante – mais, en revanche, comme la seule légitime – des restrictions individuelles, des devoirs, des limitations imposées à l’exercice des libertés publiques », il tient à se distancier des régimes fascistes : « Sans doute, il y a dans le monde des systèmes politiques qui offrent des ressemblances, des points de contact avec le nationalisme portugais, - d’ailleurs presque exclusivement limités à l’idée corporative. Mais les différences sont bien marquées dans les méthodes de réalisation et surtout dans la conception de l’Etat et dans l’organisation de l’appui politique et civil du gouvernement »[9]. Il va même plus loin en dénonçant, après guerre, les excès du Nazisme raciste aux racines païennes[10].

Des thèmes toujours aussi habituels

Mais ce qui est surtout intéressant, c’est de finalement retrouvé, bien plus que dans la précédente brochure analysée, les thèmes récurrents de cette chronique. C’est ainsi que la 3e partie s’intitule « les deux grandes valeurs de base : Dieu et la patrie » auquel on peut rajouter la famille, tant les citations des différentes époques sur ce thème ne se modifient guères. Sur le rôle de la Religion, on retrouve une pensée finalement proche de celle de Maurras[11] : « Par conséquent, l’Etat portugais n’est pas confessionnel, mais il reconnaît l’importance tout à fait spéciale de la religion catholique dans la formation de la conscience portugaise, dans l’action historique de la Nation et, grâce aux missions, dans la conquête morale des terres d’outre-mer. Donc, il y va de l’intérêt général de concéder à l’Eglise soutien et sympathie, sans préjudice de la liberté de culte »[12].
La conception du chef, du guide de la nation, entièrement dévouée à celle-ci est bien présente. Dans la préface et le portrait qui encadrent les écrits de Salazar, mais également dans ces derniers : « Mais l’homme, dans la vie domestique, dans le travail, dans la Nation, est obligé de s’organiser. Etant donné le déséquilibre de l’esprit humain, l’ordre n’est pas spontané : il faut que quelqu’un commande au bénéfice de tous et que le commandement soit confié à celui qui peut le mieux commander »[13]. Comme tous les dirigeants d’extrême droite, il tient surtout à souligner qu’il s’agit pour lui non pas de vouloir le pouvoir, mais bien de se sacrifier pour la nation en travaillant énormément, en n’étant qu’un simple technicien : « Je comprends que certains aient l’amour du commandement et éprouvent du plaisir à commander, mais ce n’est pas mon cas. Ne m’intéressant ni aux richesses ni aux honneurs, n’aimant pas à commander, j’ai toujours travaillé sans exaltation (…) »[14] Et d’en revenir à la notion d’autoritarisme parfois bien nécessaire : « La conscience nationale nous impose de « servir » : servir l’intérêt du peuple, avec le peuple, malgré lui, momentanément même contre lui, s’il est nécessaire »[15].
« La société, comme l’individu, s’éduque quand elle obéit ; elle se démoralise quand elle s’habitue à la désobéissance sans encourir des responsabilités, ou bien à faire tomber par la force les unes après les autres les lois les plus justes »[16]. C’est pourquoi nous retrouvons le classique antiparlementarisme virulent dès les premières pages : « Il nous semble que le caractère fictif du régime constitutionnel, de la souveraineté du peuple, de la majorité parlementaire représentant la volonté de la nation, se trouvait, à l’époque – pour nous tout au moins qui n’avions aucune préoccupation politique – nettement et indiscutablement prouvé »[17]. Et de préciser sa pensée en faisant d’une pierre deux coups : dénoncer le parlementarisme et justifier son régime : « Cette équivoque est due à ce que l’on a admis comme une vérité d’axiome, sans examen approfondi, cette triple équation : liberté égale démocratie ; démocratie égale parlementarisme ; parlementarisme égale opposition. Cette équation a été funestement responsable de ce que, dans un document officiel, les oppositions portugaises ont accusé de dictature le régime, du fait que le Gouvernement ne peut être renversé par les Chambres. »[18]
Enfin, si l’ « Estado novo » portugais se présente comme une troisième voie : « Pour nous qui nous affirmons, d’un côté, anticommunistes et, de l’autre, antidémocrates et antilibéraux, autoritaires et interventionnistes, et aussi largement sociaux que l’exige de nous le principe de l’égalité de tous devant les bénéfices de la civilisation (…) »[19], il s’agit d’une troisième voie[20] qui s’attaque frontalement aux exclus de la société comme les chômeurs : « Ce que je puis affirmer, c’est que notre expérience (sur le chômage) est la plus intelligente, la plus originale qui ait été faite. Le subside, sans travail compensateur, démoralise les individus, les rend indolents, paresseux, complètement inutiles à la vie d’une société. Le subside, en échange de travail, au contraire, fait que les hommes ne perdent pas l’habitude de leur fonction naturelle dans la vie et permet d’enrichir le pays par la réalisation de travaux publics d’utilité générale »[21] et dont l’anticommunisme est central car vu comme une lutte pour la survie de la civilisation : « Il s’est agrégé toutes les aberrations de l’intelligence et il est, en tant que système, indépendamment de quelques réalisations matérielles, la synthèse de toutes les révoltes traditionnelles de la matière contre l’esprit et de la barbarie contre la civilisation. Le communisme est la « grande hérésie » de notre époque »[22]

L’inégalité

Mais un ouvrage d’extrême droite ne serait pas complet s’il ne reprenait pas comme fondement le concept d’inégalité naturelle. Rejetant clairement l’héritage de 1789, Salazar ne fait évidemment pas l’impasse : « On a tellement proclamé les beautés de l’égalité et les avantages de la démocratie, et l’on s’est abaissé à tel point, en les exaltant, que l’on a vu s’opérer un nivellement par en bas, contre l’évidence des inégalités naturelles, contre la légitime et nécessaire hiérarchie des valeurs dans une société bien ordonnée »[23]. La solution est donc évidente : « Aujourd’hui, le problème le plus pressant est celui de la formation d’une élite, suffisante en nombre et en qualité, pour diriger efficacement la pensée et la vie de la Nation »[24].

Notes

[1] Un nationalisme religieux : le Portugal de Salazar in n°24 d’avril-mai-juin 2003
[2] Oliveira Salazar, Principes d’action. Préface de Pierre Gaxotte. Portrait de Salazar par Gustave Thibon, Coll. Les grandes études politiques et sociales, Paris, Fayard, 1956, 254 p.
[3] Sur l’Espagne voisine, voir L’idéologie derrière la carte postale in n°62 d’octobre-novembre-décembre 2012.
[4] P.233
[5] Pp.213-214
[6] Voir La préparation de la reconquête idéologique in n°42 d’octobre-novembre-décembre 2007.
[7] P.80
[8] P.127
[9] P.85
[10] Sur le bilan tiré par l’extrême droite des années 30-40, voir Le bilan du nationalisme in n°39 de janvier-février-mars 2007. Sur les aspects païens voir La tendance païenne de l’extrême droite in n°38 d’octobre-novembre-décembre 2006.
[11] Voir De l’inégalité à la monarchie in n°33 de juillet-août-septembre 2005.
[12] Pp.75-76
[13] P.59
[14] P.145
[15] P.51
[16] P.33
[17] P.17
[18] P.156
[19] P.73
[20] Voir Un vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite in n°31 de janvier-février-mars 2005
[21] P.115
[22] P174
[23] P.166
[24] P.34