jeudi 21 août 2008

La précarité comme modèle de société

Une version un peu plus courte de ce texte, que je cosigne dans le cadre du Mouvement Le Ressort avec Minervina Bayon, Didier Brissa, Isabelle Chevalier, Alice Minette, Michel Recloux, Olivier Starquit et Nicole Van Enis est parue le jeudi 21 août 2008 dans La Libre Belgique, p.33

Aujourd’hui, il ne paraît plus imaginable pour un jeune de commencer sa vie professionnelle par un contrat à durée indéterminé (CDI). Mais est-ce seulement encore imaginable pour qui que ce soit ? Dans le milieu du travail, la précarité est devenue la norme. Plus grave encore, la question fondamentale est désormais : s’insère-t-on par la précarité ou dans la précarité ? Sera-t-on toujours dans la même situation précaire dans 5 ou 10 ans, ou cela n’est-il qu’un passage « obligé » vers la stabilité professionnelle ? Etant donnée la logique capitaliste actuelle et ses répercussions sur les politiques d’emploi, nous constatons que la première hypothèse est malheureusement souvent confirmée [1] .

Petit tour de la situation.

Contrairement à ce que d’aucuns imaginent, le travail a toujours été d’une précarité relative, même si celle-ci est encadrée par la loi et que plus d’un siècle de luttes sociales a amélioré la situation. Un contrat à durée indéterminée n’a jamais été une garantie, si ce n’est sur un préavis plus long ou plus confortable financièrement. Même la fonction publique – souvent enviée ou décriée pour la stabilité supposée de l’emploi qu’elle procure – connaît l’extension de toute une série de sous statuts. Tous niveaux confondus, 60 % des travailleurs du service public n’ont pas le statut de fonctionnaire, mais bien de contractuel, voire d’intérimaire. Cela dit, le « choix » aujourd’hui est moins entre le CDI et le CDD (contrat à durée déterminée) que sur le type de statuts occupés, ceux-ci se multipliant sans arrêt sous couvert de la lutte contre le chômage et de la remise à l’emploi. Parmi tous ces statuts, certains sont précaires par définition. Les contrats PTP par exemple, qui sont uniquement à durée déterminée, impliquent que l’on est toujours sous un statut de chômeur, même en travaillant. L’heure est donc à l’intérim, au temps partiel, à la flexibilité, au cumul de contrats instables. Les temps partiels dits « choisis » sont en réalité souvent imposés, certaines entreprises allant parfois même jusqu’à interdire les contrats à temps plein (ex. le transporteur de courrier express TNT, qui impose une durée de travail maximale de 31h30). Les femmes sont les premières à souffrir de cette politique, mais l’on observe également une multiplication des postes précaires masculins. Une chose est sûre : le travail précaire équivaut dans la plupart des cas à une vie précaire.

Qu’en est-il de la réaction citoyenne à cet état de fait ?

Force est de constater que peu de mouvements citoyens s’organisent de façon efficace et que les structures existantes peinent à mobiliser. L’une des principales causes est la flexibilité, la précarité elle-même, imposée sur le marché du travail. En effet, si un travailleur se trouve dans une situation de précarité récurrente, il aura d’autant plus de difficulté à se projeter dans l’avenir et donc, à s’engager dans des actions collectives. Dans ce labyrinthe de contrats, dans ce steeple-chase entre les CDD/intérims dans les différents secteurs et entreprises, il devient très difficile de maîtriser sa propre situation, et a fortiori celle des autres travailleurs et demandeurs d’emploi. Cette opacité entraîne une situation de flou complet ainsi qu’une perte de repères qui mène à une désolidarisation des travailleurs entre eux, avec ou sans emploi. La pression mise sur les chômeurs, dans une période de fort chômage, est clairement un levier destiné à précariser le reste des travailleurs. Il en va ainsi du plan de contrôle de disponibilité des demandeurs d’emploi indemnisés par l’ONEm, plus adéquatement appelé « chasse aux chômeurs », qui met en place dès la sortie de l’école un système oppressif de contrôle des démarches effectuées en vue de trouver un emploi, quel qu’il soit. Ce plan de contrôle, au lieu de renforcer l’insertion professionnelle des demandeurs d’emploi, ne fait que renforcer la précarité de ceux-ci. En effet, la chasse aux chômeurs ne constitue que rarement un souci pour les personnes déjà insérées sur le marché du travail, alors qu’elle constitue une pression de fait à la flexibilisation de leur condition de travail. Par contre, elle contribue grandement à fragiliser et à exclure encore davantage des personnes qui sont les moins bien armées pour répondre aux exigences de l’ONEm et du FOREm ou d’Actiris, car ce qui fait défaut avant tout, c’est l’emploi [2]. Le résultat est catastrophique pour ces personnes, qui souvent se retrouvent au mieux au CPAS, voire sans revenu aucun, le contrôle de leur propre vie leur échappant presque totalement. Les différents plans mis en place par les ministres de l’emploi qui se sont succédé ces dernières années ont été superposés les uns aux autres sans jamais augmenter la quantité de postes de travail. Ils ont complexifié le décodage du marché du travail en Belgique, ont créé ce qui apparaît comme un enchevêtrement de nouveaux types de contrats auxquels seuls quelques experts aguerris comprennent encore quelque chose, et dont le seul résultat a été de diminuer le coût du travail et d’ainsi maîtriser l’inflation. Il s’agit donc d’une gestion de la misère à des fins monétaristes et économiques. Notons au passage qu’il n’existe aucune réelle statistique sur l’efficacité de ces plans et le taux de CDI décrochés…

Devant ce système plus favorable au capital qu’au travail, la flexisécurité est présentée comme un avantage, or elle n’est qu’un système basé sur la précarisation des emplois et des travailleurs. Les agences d’intérim sont au centre du jeu de ce parcours type du travailleur précaire que nous avons décrit en commençant, et les premières à bénéficier de ce système. Par ailleurs, pour entretenir l’illusion de la nécessité de la flexisécurité, des pénuries sont signalées dans certains domaines. S’il n’est pas faux que certains secteurs très qualifiés connaissent une pénurie de travailleurs, certains abus sont néanmoins à souligner, tel que le calcul de celle-ci à partir d’une même offre d’emploi comptée plusieurs fois. On observe également une multiplication des organismes d’insertion professionnelle – entreprises de formation par le travail, organismes d’insertion socioprofessionnelle –, qui ne va pas sans dérives, fructifiant sur base du chômage et vivant de cette situation socio-économique catastrophique. Devant une telle réalité, comment accréditer la thèse sans cesse martelée dans les médias dominants que le travail précaire ou à temps partiel est issu d’un choix conscient des personnes ? Il est important de considérer l’imaginaire culturel global de la société. Dans quel imaginaire peut-on aujourd’hui se projeter alors que l’on a assisté à une déconstruction d’une des avancées majeures du mouvement ouvrier sur laquelle il pu appuyer sa force : la conscience de classe.

Quelles alternatives ?

Il est indispensable de remettre au premier plan le rôle des services publics dans notre société. Ceux-ci utilisés, notamment, comme régies de services de proximité en lieu et place des agences titres services privées, peuvent transformer une relation impersonnelle et commerciale en une relation de proximité avec les citoyens, utile tant pour une réinsertion réelle sur le marché du travail que pour la satisfaction de besoins sociaux bien réels. Concernant toujours le public, les moyens consacrés à subventionner des activités privées devraient être plus strictement liés à la création nette d’emplois de qualité et de longue durée et non à l’augmentation des marges bénéficiaires. Cela passe par des contrôles renforcés à tous les niveaux. Ainsi, n’est-il pas interpellant qu’à Liège, l’inspection du travail compte 5 personnes tandis que le contrôle des chômeurs en compte 30 ? Or récemment, au niveau de l’inspection fiscale, il a été reconnu qu’un fonctionnaire chassant la fraude rapportait plusieurs fois son salaire. En lien avec ces réflexions, il est évident que la réduction collective du temps de travail, sans perte de salaire, et avec embauche compensatoire, doit faire partie de l’agenda politique et syndical si l’on veut sauver l’emploi. Parmi d’autres vertus, pareille réduction a pour effet d’alléger la charge de travail des actifs, ce qui peut notamment contribuer à améliorer leur fin de carrière, et de procurer un travail convenable et stable à ceux qui en sont jusqu’ici privés. Au-delà du travail, les statuts précaires entraînent une vie précaire. Cet axiome se doit d’être cassé également sur la question du revenu. Une individualisation des droits est ici indispensable comme premier pas. Plus largement, une garantie de revenu supprimerait le problème du travail précaire, résidant dans le fait que le travail est le seul moyen d’accéder à un revenu (l’idée première du minimex se rapprochait déjà de ce concept). Si l’on va plus loin, la réappropriation des moyens de production par les travailleurs, l’autogestion, est une alternative trop souvent victime de tabou depuis ses échecs au lendemain de mai 68.

Ce n’est pas travailler plus qu’il faut mais travailler mieux !

Notes

[1] Voir cette analyse du livre vert européen : http://www.etuc.org/a/3556

[2] 1 offre pour 32 demandeurs en région wallonne

dimanche 17 août 2008

Mais où est donc passé Robert Ménard ?

Voici le dernier texte rédigé dans le cadre du Mouvement "Le ressort". Co-écrit avec Didier Brissa, Pierre Eyben, Michel Recloux et Olivier Starquit, ce texte n'a pour une fois pas été repris par la presse.

La récente arrestation de la journaliste Wahoub Fayoumi dans le cadre de la lutte antiterroriste soulève l’inquiétante question de la criminalisation des actions militantes. Sans nous prononcer sur le fond de l’affaire, les méthodes mises en œuvre (les filatures, les écoutes, les surveillances de courriers, etc) sont à tout le moins préoccupantes.

Mais est-ce un cas isolé ou sommes-nous confrontés à une nouvelle tentative d’intimidation de quiconque souhaiterait manifester son désaccord et prôner un autre modèle de société ?

Ces dernières années, nous constatons en Belgique une augmentation de la criminalisation des actions militantes : astreintes en cas de grève, criminalisation des actions de Greenpeace, écoutes téléphoniques, extradition via un pays tiers (DHKP-C), collectif sans ticket, manifestants contre les centres fermés, criminalisation de journalistes qui procèdent à des interviews pour couvrir ces événements.

Lors des procès l’aspect politique des actions est évacué. Le discrédit est jeté à la fois par le traitement judiciaire et par le traitement médiatique de ces questions. Pensons aux titres racoleurs et au vocabulaire utilisé pour propager le doute de manière volontaire (ou non, mais le résultat est le même) : « illuminés », « comparses criminels », « cocos attardés » tous ces termes [1] jettent le doute sur le fait que ce sont des actions politiques. L’aspect « conflit social » des luttes est éludé [2] et partant délégitimé, comme si la liberté de penser et de proposer d’autres mondes était considérée comme moins que rien et se voyait doucement mais sûrement menacée.

Les délits deviennent délits d’association. Les auteur-es sont poursuivis sous des prétextes de petite criminalité (arrachage de plantes qui masquent le côté concentrationnaire du centre fermé de Vottem ; utilisation des transports en commun sans ticket ; détérioration du mobilier lors de l’occupation de l’ONEM...) mais en réalité, c’est parce qu’ils appartiennent à tel ou tel groupe qu’ils sont mis sous surveillance. C’est même l’intentionnalité qui se voit poursuivie dans ces dispositifs de lois antiterroristes, ou par le détournement des lois sur les organisations criminelles et les maffias... Cette vague de criminalisation ne fait pas dans le détail. Sont ainsi mis dans le même sac, ex-CCC, Secours Rouge, syndicalistes, citoyens, associations de gauche… regroupés sous le vocable infamant de « Terroristes » [3] ou « d’organisations criminelles ». Ces qualificatifs sont particulièrement intéressants. Les mots sont importants, comme le montre l’exemple qui transforme les chômeurs en profiteurs. Ou le cas d’un « populiste » (Hugo Chavez) qui respecte le résultat d’un référendum qui lui est défavorable par rapport à celui d’un « démocrate » (Nicolas Sarkozy) qui change les règles pour que la France ratifie par voie parlementaire le Traité Européen de Lisbonne, évitant ainsi un référendum dont le résultat prévisible était le même que celui de 2005 (rejet du TCE). Il n’est donc pas anodin qu’ils soient utilisés par le parquet et par les médias qui diffusent l’information sous la rubrique générique « terrorisme » et parfois sous celle plus neutre de « judiciaire », MAIS jamais en « politique ». En outre, alors que le parquet fédéral déploie ses méthodes particulières de recherche pour traquer –apparemment en vain- le moindre petit indice consistant, le bourgmestre de Lebbeke vérifie de son côté si les néonazis de Blood and Honour respectent le règlement en matière de… nuisances sonores ! Cette relative immunité/impunité de l’extrême droite peut aisément être illustrée par de nombreux autres exemples : assassinat de Julien Lahaut, affaire Gladio, tueries du Brabant Wallon…

Alors que la Belgique est condamnée par ses propres tribunaux pour usage de torture blanche, jusqu’où va notre solidarité avec des personnes soupçonnées d’avoir commis, ou suspectées de pouvoir commettre, des actes violents mais pour lesquels nous estimons que la justice bafoue nos droits fondamentaux ? La majeure partie de l’arsenal juridique antiterroriste a été votée sur proposition de la socialiste Laurette Onkelinx qui était alors ministre de la justice : faut-il voir dans cet empressement à transposer les outils mis en œuvre depuis le 11 septembre 2001 une évidence de gauche ? A l’exception notable de la Ligue des Droits de l’Homme et de quelques journalistes, comment expliquer ce silence de nombreuses associations dont l’activité principale est la promotion et la défense des droits de l’homme et de la démocratie ? Les indignations de ces associations institutionnalisées semblent souvent fort sélectives. D’une sélection ayant plus à voir avec le courant dominant, le politiquement correct et l’allégeance au système qu’à l’adéquation entre les idées, les écrits et les actes. A tous ces progressistes ayant le doigt sur la couture du pantalon et l’indignation sélective nous ne pouvons que rappeler que l’émancipation n’est venue que des luttes qui se menaient à contre courant des vents dominants, n’est venue que des petites voix qui osent dire NON. Et qu’à l’inverse le silence, le respect sans critique de l’autorité et de la hiérarchie ont mené aux plus grandes atrocités. L’exemple de Reporter sans Frontière et de son faussement contestataire secrétaire général Robert Ménard, si présent pour aider l’impérialisme occidental face à l’impérialisme chinois, et si absent pour une journaliste emprisonnée à quelques mètres du terminal des Thalys, est ici emblématique.

La légèreté des indices récoltés (comme pour l’alerte anti-terrorisme lancée en décembre 2007) doit-elle être lue comme un moyen de pression et d’action dans le débat actuel sur le financement des différents services de police et de lutte contre le terrorisme ? Faut-il voir dans la virulence actuelle de l’offensive contre les mouvements sociaux la volonté de mise en place d’un nouvel imaginaire de ce que devrait être la société et son mode de gouvernement ? Sommes-nous dans une dynamique de changement de régime qui cache son nom ? L’expression démocratique est-elle devenue un obstacle à la marche économique du monde ? [4]

Face à ces nombreuses questions induites par le secret des décisions autoritaires, le renforcement des mesures liberticides et l’acharnement du parquet fédéral, entre autres, dans l’affaire du DHKP-C, le gouvernement et la Justice doivent des explications aux citoyens. En outre, notre arsenal judiciaire étant déjà bien fourni, nous n’avons pas besoin de législation d’exception. Nous demandons par conséquent la suppression des lois anti-terroristes sur lesquelles même des parlementaires les ayant votées se posent,- mieux vaut tard que jamais !-, des questions. Et les élections régionales et européennes approchant, nous invitons nos représentants politiques à reprendre ce point dans leur programme électoral et à y donner une suite. [5]

Notes

[1] Les mots entre guillemets proviennent d’une revue de presse du Soir, La Libre Belgique et La Meuse

[2] Voir Roser Cusso et al. (eds), Le conflit social éludé, Academia-Bruylant, 2008

[3] Sur l’utilisation de cette dernière notion voir Julien Dohet et Michel Hannotte, Le résistant, un terroriste victorieux in Politique n°32 de décembre 2003, http://politique.eu.org/archives/2003/12/88.html. On soulignera aussi les paroles du « Chant des Partisans », classique de toutes les manifestations commémoratives de la seconde guerre qu’elles soient organisées par la droite ou la gauche, loin d’être un hymne pacifiste. Voir http://juliendohet.blogspot.com/2007/07/le-chant-des-partisans.html

[4] Voir Naomi Klein, la stratégie de choc, Actes Sud, 2008 et Wendy Brown, les habits neufs de la politique mondiale, les prairies ordinaires, Paris, 2007

[5] Voir http://petitions.agora.eu.org/missurecoute/index.html