lundi 24 octobre 2011

Écrire peut avoir des conséquences


Cet article a été publié dans Aide Mémoire n°58 d'octobre-décembre 2011, p.11
L’objet de cette chronique est de démontrer que loin d’être ex-nihilo, les actes posés par des militants d’extrême droite sont le produit d’une abondante littérature qui a largement théorisé des stratégies dans un but précis. L’actualité de cet été, marquée par les attentats en Norvège organisés et réalisés par Anders Behring Breivik, nous donne une nouvelle occasion de montrer que des livres guident les tenants des thèses d’extrêmes droites les plus radicales a été.
Nous nous pencherons cette fois-ci sur les Cahiers de Turner. Cet ouvrage publié pour la première fois en 1978 est signé par Andrew Macdonald[1]. Derrière ce pseudonyme se cache William Luther Pierce (1933-2002), le fondateur et dirigeant de la « National Alliance », un parti qui prône la ségrégation et la suprématie de la race blanche. Les cahiers de Turner sont souvent considérés comme ayant inspiré l’attentat d’Oklahoma City, celui-ci étant un copier-coller d’une des premières péripéties du livre.
Un roman d’anticipation
Les Cahiers de Turner est un roman d’anticipation. Il se présente comme les traces retrouvées un siècle après les événements qu’il raconte. Le texte en temps que tel est d’ailleurs encadré par un avant-propos et un épilogue daté de 1999. On lit donc le journal d’un des jeunes martyrs de la lutte qui a libéré la race blanche de la tyrannie de ZOG lors de la Grande Révolution. Depuis cette dernière, l’humanité vit sous la Nouvelle Ere. Cette présentation donne le ton du livre. Car, pour ceux qui l’ignoreraient, l’acronyme ZOG, présent dès la p.1 et régulièrement utilisé, veut dire : « Zionist Occupation Governement », soit le « Gouvernement d’Occupation Sioniste ». Ce terme est né à la même époque que l’ouvrage et se popularisera dans les années 80. Il est particulièrement illustratif de la vision du monde de l’extrémisme de droite Nord Américain et ne rappelle que trop les discours des années 30 en Europe. Nous y reviendrons.
Le récit chronologique commence en 1991. L’auteur, un nommé Turner, entre à ce moment dans la clandestinité. Il rejoint alors une cellule composée de trois autres militants membres de l’Organisation, mouvement de défense de la race blanche dont le roman ne dit pas grand-chose. La force du livre est dans cette imprécision due au fait qu’il est écrit à la première personne par un militant de base qui gravira certes quelques échelons, mais restera un simple combattant. Le but est clairement de permettre au lecteur de s’identifier à ce héros. D’autant que, loin d’être un surhomme, Turner expose ses craintes et ses doutes. Tout en affirmant avec force ses convictions en sa mission.
Le processus de vie et de fonctionnement dans la Résistance est bien décrit, tout comme la nécessité de joindre une façade légale : « Les unités "légales" consistent en des membres pas encore connus du Système. (Ainsi il serait impossible de prouver que certains d'entre eux sont membres. En cela nous nous sommes basés sur la littérature communiste.) Leur rôle est de nous fournir des renseignements, des fonds, une assistance juridique et tout autre soutien. »[2]. Très vite cependant le roman part dans l’exagération. Si les premiers attentats sont ciblés et crédibles, le roman dérape avec la conquête de la Californie qui devient un sanctuaire blanc d’où l’utilisation de l’arme nucléaire devient possible. Turner meurt à la fin du roman en partant pour une mission suicide consistant à se lancer à bord d’un avion de tourisme chargé d’une bombe nucléaire sur le Pentagone.
Une idéologie clairement affirmée
Il ne faudrait cependant pas rejeter le livre au nom de ce que l’on peut considérer comme un délire. Car plus profondément il révèle une permanence de l’idéologie d’extrême droite déjà rencontrée à plusieurs reprises dans cette rubrique, à savoir le rejet de la masse apathique. C’est une minorité agissante qui pourra changer les choses : « C'est seulement la minorité d'une minorité qui pourra sortir notre race de cette jungle et lui faire faire ses premiers pas vers une civilisation aristocratique authentique. Nous devons tout à ces rares ancêtres, qui non seulement avait cette sensibilité, mais qui ressentaient le besoin d'agir et possédaient les aptitudes pour y parvenir. » Cette minorité est une élite, un ordre. Cet élitisme est une des clefs de l’idéologie d’extrême droite exprimée de manière diverses. Si les références Templières de Breivik sont moins sophistiquée que la pensée développée par Julius Evola[3], elle n’en reflète pas moins la même idée. Tout comme lorsque dans le roman Turner, qui commence à se faire remarquer par ses actes de bravoures, est initié dans « L’Ordre » qui est décrit comme composé de plusieurs niveaux : « En tant que membres de l'Ordre, nous devrons être les porteurs de la Foi. Les futurs leaders de l'Organisation seront exclusivement issus de l'Ordre. Il nous exposa également beaucoup d'autres choses, réitérant en les développant quelques-unes des idées que je venais juste de lire. L'Ordre, nous expliqua-t-il, restera hermétique même au sein de l'Organisation, jusqu'à ce que l'aboutissement de la première phase de notre tâche soit couronné de succès. En d'autres termes jusqu'à LA DESTRUCTION TOTALE DE ZOG. Il nous indiqua le signe de reconnaissance des membres. Puis nous avons prêté serment. »[4]
Destruction totale de ZOG. Nous avons déjà précisé ce que ce mot voulait dire. Mais ici le livre développe concrètement la nécessité de se battre dans une lutte à mort où il ne peut y avoir de pitié : « En traversant les montagnes situées au nord de Los Angeles, nous avons croisé une longue colonne de marcheurs, (…) j'observais minutieusement les prisonniers, essayant de savoir qui ils étaient. Ils ne ressemblaient pas à des noirs ni à des chicanos, cependant seulement quelques-uns d'entre eux étaient des blancs. Beaucoup de visages étaient clairement juifs, alors que les autres avaient des visages ou des cheveux évoquant une hérédité négroïde. La tête de la colonne quitta la route principale pour un chemin forestier peu utilisé qui disparaissait dans un canyon (…). Il ne devait y avoir pas moins de 50 000 marcheurs, de tous âges et de chaque sexe, dans la seule partie de colonne que nous dépassions. (…) Je commençais à comprendre. Les métèques, clairement identifiables, étaient ceux dont nous voulions qu'ils augmentent la pression raciale sur les blancs, hors de Californie. La présence de beaucoup de bâtards, presque blancs, aurait purement et simplement compromis le résultat - et il y avait toujours le danger qu'ils se fassent passer pour de purs blancs ensuite. Il était préférable d'en finir avec eux maintenant, tant que nous les avions sous la main. J'avais dans l'idée que leur voyage dans le canyon, au nord d'ici, était un aller simple! »[5]. Le sort des non-blancs est donc clair. Mais le même sort attend tous ceux qui ne se rangent pas derrière la cause : « Le Jour de la Corde a eu lieu aujourd'hui. Une journée sinistre et sanglante, mais une journée inévitable. Cette nuit, pour la première fois depuis des semaines, tout est calme et complètement pacifié dans tout le sud de la Californie. Mais la nuit est remplie d'une horreur silencieuse; des centaines de milliers de réverbères, de poteaux électriques et d'arbres à travers cette vaste métropole, prennent de sinistres formes. Dans les zones éclairées, on voyait des corps pendus partout. Même les feux tricolores aux intersections avaient été réquisitionnés, et pratiquement à tous les coins de rue où je suis passé, en me rendant au QG, il y avait un corps se balançant, quatre à chaque intersection. A environ un mile d'ici, un groupe d'environ 30 corps se balance d'une simple passerelle, chacun avec une pancarte identique autour du cou portant la légende, "j'ai trahi ma race". »[6] Rappelons que ces lignes sont écrites en 1978, dix ans seulement après les derniers lynchages de noirs dans le Sud des USA.
Un Nazisme assumé
Au-delà d’un roman apocalyptique prônant l’utilisation de l’arme atomique pour purifier le monde et réaliser un pogrom mondial, Les cahiers de Turner distille un négationnisme totalement décomplexé. Ainsi lorsque Turner dénonce la présentation qui est faite de sa cause dans les médias officiels : « Ce qui se produit à présent est une réminiscence de la campagne orchestrée contre Hitler et les allemands depuis les années 40: les histoires d'Hitler entrant dans des rages folles au point de mordre les tapis, les plans germaniques d'invasion de l'Amérique, les bébés écorchés vifs pour fabriquer des abat-jours et transformés en savonnettes. Les bobards des filles kidnappées et placées dans des "haras" nationaux-socialistes, sans oublier la loufoque légende des chambres à gaz et leurs très lucratifs six millions. Les juifs ont réussi à convaincre le peuple américain de l'authenticité de ces mythes. Le résultat de la seconde guerre mondiale fut une boucherie pour les millions des meilleurs de notre race, ainsi le placement de l'Europe Centrale et de l'Europe de l'Est, dans un gigantesque camp de concentration communiste. Maintenant, il semble bien que le Système ait de nouveau décidé de déclencher un état d'hystérie dans le public, en nous représentant comme une menace plus importante que celle que nous représentons en réalité. Nous sommes les nouveaux allemands. »[7] Un passage qui, à lui seul, explique pourquoi ce livre n’est pas disponible en librairie[8].
Le fond du livre est clairement un appel au soulèvement armé afin d’établir une suprématie blanche, de sauver « l’héritage aryen » menacé par le métissage d’une société cosmopolite dominée par les Juifs : « Nous avions le choix, nous avions d'autres références, qui nous auraient permis d'éviter le piège de la gangrène juive. Nous n'avons aucune excuse. Des hommes de sagesse, d'intégrité et de courage nous ont prévenus, encore et encore des conséquences de notre folie. Et même lorsque nous étions tous en train de marcher le long du "chemin fleuri des juifs," plusieurs opportunités se sont présentées à nous pour nous libérer des tentacules de la pieuvre. La plus récente eut lieu il y a 50 années de cela, quand les juifs étaient coincés dans leur conflit pour devenir les maîtres de l'est et du centre de l'Europe. Nous nous sommes rangés du côté des juifs lors de cette bataille, comme toujours. » [9] Délire direz-vous. Mais contenu similaire à ce que disait un Céline fin des années 30[10].
La fin du livre ne laisse d’ailleurs aucun doute sur la filiation politique de son auteur et du message politique qu’il porte : « Mais ce fut en 1999, selon la chronologie de l'Ancienne Ere : 110 ans après l'anniversaire de naissance de l'un des plus grands fils de notre sang que le rêve d'un monde blanc devint finalement une certitude. Et ce, grâce au sacrifice d'innombrables braves, hommes et femmes de l'Organisation durant les années précédentes. Ils avaient maintenu ce rêve vivant jusqu'à sa réalisation. Earl Turner avait été l'un de ces milliers de protagonistes. Il gagna l'immortalité en ce sombre jour de novembre, il y a 106 ans, lorsqu'il accomplit fidèlement son devoir envers sa race, pour l'Organisation et pour l'Ordre élitiste qui l'avait accepté dans ses rangs. »
Précisons, pour le lecteur qui ne serait pas habitué à la littérature d’extrême droite et à ses messages légèrement codé que si l’on retranche 110 à 1999 on arrive à 1889. Soit l’année de naissance à Braunau d’un certain… Adolf Hitler !
Notes

[1] Macdonald, Andrew (William L. Pierce), Les Carnets de Turner. La version que nous avons trouvée sur Internet comptait 200 pages A4.
[2] P.20
[3] Voir Le Fascisme est de droite in Aide-Mémoire n°47 de janvier-février-mars 2009 et La révolution conservatrice in Aide-Mémoire n°48 d’avril-mai-juin 2009
[4] P.65
[5] P.149
[6] P.152
[7] P.42 Voir Quand le relativisme sert à masquer le négationnisme in Aide-Mémoire n°34 d’octobre-novembre-décembre 2005.
[8] Mais téléchargeable en version française sur Internet après 30 secondes de recherches…
[9] P.158
[10] Voir L’antisémitisme est-il une futilité ?in Aide-Mémoire n°26 d’octobre-novembre-décembre 2003.