mardi 24 octobre 2017

Antimarxiste et antidémocratique, bref d’extrême droite



 Cet article a été publié dans Aide-Mémoire n°82 d'octobre-décembre 2017, p.11

Après plusieurs articles de décryptage plus actuels, nous abordons cette fois-ci un ouvrage plus ardu faisant partie des « classiques » d’une bibliothèque d’extrême droite. Le parcours de son auteur est en soi intéressant sur un aspect que nous avons déjà plusieurs fois souligné : les idées d’extrême droite sont loin d’avoir été éradiquées en 45 et sont vites revenues sur le devant de la scène[1].

Un « non-conformisme » d’extrême droite qui mène à l’académie française
Thierry Maulnier (1909-1988), de son vrai nom Jacques Talagrand, fait une partie de ses études avec Maurice Bardèche[2] et Robert Brasillach. C’est à ce moment qu’il commence à fréquenter l’Action Française de Charles Maurras en 1930[3]. Il intègre à la même époque le mouvement des non conformistes et multiplie les publications. Mais Maulnier va aussi être un penseur d’une extrême droite « révolutionnaire », surtout à partir de 1936 et de la fondation de L’insurgé puis en 1938 une collaboration régulière dans l’Action Française qu’il arrêtera fort opportunément au moment du débarquement des alliés en Afrique du Nord en novembre 1942. Ce retrait précoce lui permet de ne pas être trop compromis dans la collaboration, malgré sa participation peu avant à des conférences et formations pour la Légion Française des combattants. Devenu un collaborateur régulier du Figaro, il se consacre après la guerre à sa production littéraire et se fait discret sur le plan politique, permettant son entrée en 64 à l’Académie française. Maulnier ne sera cependant pas totalement inactif participant activement, à la fin des années 1960, avec Dominique Venner à l’Institut d'études occidentales et aux travaux de la « Nouvelle Droite »[4] dont il sera en 1979 membre du comité d'honneur de la Nouvelle École.

Une 3e voie antimarxiste et antidémocratique
Dans son ouvrage, à la lecture quelque peu ardue, Maulnier se positionne pour un nationalisme qui s’inscrit dans une troisième voie qui rejette à la fois le marxisme et le capitalisme, ce que d’aucun appelleront du « non conformisme » et qui est, nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises dans cette chronique, un positionnement assez classique au sein d’une des tendances de l’extrême droite des années 20-30 à nos jours[5]. Pour lui, 1789 est l’évènement nécessaire aux puissances de l’argent pour abattre l’Ancien Régime, dont il reconnaît par ailleurs qu’il était arrivé au bout de son système, et pour prendre le pouvoir sous le masque de la démocratie : « démocratie et capitalisme, apparus au même moment de l’histoire, ne sont que les deux aspects d’une même idéologie, les deux formes sous lesquelles s’inscrit dans l’histoire la substitution à l’ancienne organisation communautaire de la nouvelle puissance née de l’essor industriel. La démocratie politique, en affaiblissant l’armature séculaire de la communauté nationale et en séparant l’État de ses inébranlables assises biologiques et historiques pour le fonder sur la poussière des souverainetés individuelles, n’a fait que compromettre la dernière chance qu’avait la communauté nationale d’opposer ou d’imposer son autorité à l’impérialisme social des maîtres de l’économie »[6]. Ainsi, pour Maulnier la démocratie n’est que le paravent de la domination de la nation par les puissances de l’argent : « La démocratie prend ainsi sa vraie figure : théoriquement, règne de tous les citoyens ; matériellement, règne de l’argent et de ceux qui le possèdent. Elle est l’arme politique de la conquête du pouvoir par la caste économique: l’arme de l’affaiblissement et de l’occupation de l’Etat par cette caste ; l’arme qui permet la substitution à la souveraineté communautaire de la puissance économique »[7]. Une puissance de l’argent qui tient à rester dans l’ombre et qui empêche la nation de détenir sa pleine souveraineté : «On sait jusqu’où la classe détentrice de la puissance économique a poussé les conséquences de la liberté économique qu’elle avait obtenue : la corruption actuelle des élections, l’asservissement financier de la presse, et, beaucoup plus profondément, l’organisation générale de la vie sociale en vue de maintenir, en tout état de cause, le taux de profit des capitaux investis dans la production, sont les meilleurs exemples de l’irruption des détenteurs de la puissance économique dans tous les domaines de la puissance sociale. L’indépendance de l’activité économique devant l’Etat a servi de masque à la mise en tutelle de l’Etat par les maîtres de l’économie. Lorsque la nation avait renoncé au droit de gouverner l’économie, elle avait reconnu en fait aux maîtres de l’économie le droit de gouverner la nation »[8]. Le capitalisme, sous couvert de la démocratie, ayant confisqué la souveraineté de la Nation, celle-ci se doit donc de le combattre : « On n’abattra pas le « capitalisme » sans détruire la structure politique correspondante à l’organisation capitaliste de la société, c’est-à-dire la démocratie»[9].
Mais cette lutte, un autre adversaire la mène. Cet adversaire, dont Maulnier reconnaît la justesse d’une partie de l’analyse et un réel apport dans la pensée politique, c’est le Marxisme. Mais celui-ci est dangereux car il ne s’appuie pas sur le sentiment national : « Ici encore, l’interprétation marxiste renverse le déroulement véritable des faits de l’histoire : la rivalité entre les nations n’est pas déterminée par la lutte pour la richesse économique ; la lutte pour la richesse économique est la forme que prennent les rivalités nationales pour l’hégémonie dans un monde où cette richesse est nécessaire à l’hégémonie »[10]. Mais sa cohérence et sa force en font un adversaire très dangereux, une puissance destructrice, d’autant qu’il est également un héritier des bouleversements de la révolution industrielle : « De ce point de vue, le marxisme n’était qu’un parasite idéologique du libéralisme. La révolution marxiste achevait la dissolution de l’ancienne communauté dans la fonction économique ; elle achevait de ravager l’infrastructure sociale humaine de l’économie »[11]. En fait, si le marxisme énonce une dénonciation légitime des abus subis par les classes les plus pauvres, il n’est cependant qu’une force destructrice pour la nation de par son concept de guerre de classes : « (…) la force manuelle de travail, incapable de créer une société prolétarienne, est capable de détruire la société bourgeoise, dans la mesure où elle lui fait défaut ; sans valeur sur le plan de la création sociale, le marxisme retrouve une valeur sur le plan de la révolte »[12]

Un néo-nationalisme
Face à ce double adversaire, le constat pour Maulnier est implacable : « Il est désormais impossible de justifier le nationalisme dans le cadre démocratique de l’Etat. Il est impossible de justifier le nationalisme dans le cadre capitaliste de la société. Il ne peut y avoir aujourd’hui de nationalisme, c’est-à-dire de conscience de la continuité vivante de la nation, qui ne soit en même temps révolutionnaire »[13]. En cela, le nationalisme ne peut se perdre dans le rêve d’un retour au passé, aux anciennes formes comme la monarchie, d’autant que « là où la monarchie s’est maintenue au cours du XIXe siècle, elle a pris peu à peu la forme d’un décor de la démocratie réelle, elle n’a plus servi que de paravent à sa propre décrépitude, comme il arrive aux institutions lorsque la force positive leur est retirée »[14] Et de préciser : « Quelles que soient la valeur et les chances futures des créations «fascistes », la nouveauté et le mérite particulier de leurs initiateurs ont été d’échapper à la dialectique imposée par le marxisme, de ne pas accepter la prétention marxiste d’incarner toutes les possibilités de l’avenir, et de ne pas se vouer stupidement à la défense de la seule forme de société qui soit tout à fait clairement exclue des possibilités de l’avenir : celle du passé »[15]. Le mouvement néo-nationaliste d’après-guerre qui recueille l’adhésion de Maulnier est souvent synonyme dans son ouvrage du fascisme. Un fascisme multiforme[16] émanation d’une classe bien précise de la société : « (…) les révolutions fascistes sont nées au XXe siècle de la menace qui pesait sur les communautés nationales et de la lutte des classes intermédiaires de la société contre la prolétarisation, mais ce qu’on appelle bien grossièrement le « fascisme » a pris dans les divers pays des formes extrêmement différentes, et rien n’interdit de penser qu’il puisse naître sous des formes plus différentes encore dans d’autres pays »[17]. Ce sont donc ces classes intermédiaires, soit la petite et la moyenne bourgeoisie effrayées par leur possible déclassement dans une période de grande instabilité économique et politique, qui sont venues en défense de la nation : « Mécontents et désireux d’améliorer leur sort, ils se sont donc tournés naturellement vers les doctrines révolutionnaires qui leur promettaient d’accroître leur puissance dans la communauté pour lui substituer une forme de société nouvelle ; ils ont fait le succès du « fascisme », parce que les mouvements « fascistes », sous une forme plus ou moins obscure et mystique, leur promettaient de restaurer et de sauver une communauté nationale qu’ils ne considéraient pas comme l’artifice de domination d’une caste de maîtres, mais comme leur propre bien »[18]
Le néo-nationalisme porté par ce que Maulnier nomme les « classes intermédiaires » n’est donc ni marxiste ni réactionnaire car il a notamment compris l’utilité réelle du syndicalisme à partir du moment où celui-ci n’a plus sa dimension de lutte de classes[19] : « (…) les mouvements nationalistes modernes, bien qu’affirmant essentiellement une conscience nationale et une volonté de vivre selon un style national auxquels le mouvement ouvrier, essentiellement marxiste, était suspect, se sont trouvés naturellement amenés à incorporer le syndicalisme, sous des formes plus ou moins satisfaisantes, à la nouvelle structure de la société »[20]. C’est en effet une inégalité basée sur le respect des lois biologiques, et non les contradictions économiques, qui guide la société : « (…) la loi la plus profonde de l’existence de toute société organisée fait aussitôt apparaître de nouvelles formes de hiérarchie, la lutte pour la puissance sociale change seulement de terrain »[21], ou dit autrement : « Ce n’est pas l’inégalité dans la distribution des richesses, et la nécessité pour les exploiteurs de maintenir dans l’obéissance les exploités, c’est l’existence la plus profonde de la vie sociale organisée qui exige l’inégale distribution de la puissance sociale »[22]. L’appartenance ethnique et nationale est donc plus prégnante à la naissance que la classe sociale : « C’est ce qu’ont compris, sur le plan de la tactique, les chefs des différents mouvements nationalistes d’Europe (…) appeler à eux presque tous les membres de la communauté, auxquels ils ne désignaient – fait caractéristique – que des ennemis peu nombreux, les financiers internationaux, les révolutionnaires internationalistes, les Juifs »[23]
Cette prise de conscience a débouché sur de réels succès qui laissent présager un avenir meilleur : « Les mouvements « nationalistes » et « fascistes » de ces dernières années, sous une forme empirique, imparfaite et parfois dangereusement exaltée et verbale, signifient sans aucun doute, avant tout, un immense effort pour imposer l’unité communautaire aux classes en lutte, pour mettre fin à l’ère de division des classes et pour rendre à la communauté la domination des instruments de la puissance économique, devenus de trop efficaces moyens de puissance sociale aux mains d’une caste. Quel que soit l’avenir de ces mouvements, il est certain qu’ils ont fait reparaître l’infrastructure organique ou biologique des communautés humaines au premier plan de la scène historique »[24]. Et si des questions restent en suspens et que ces mouvements ne sont pas parfaits, ils ont déjà eu le mérite de vaincre le principal adversaire de la communauté nationale, non pas le capitalisme mais le marxisme : « La croissance et la victoire des divers mouvements nationalistes, à travers le monde, ne doivent pas nous faire oublier qu’ils peuvent être menacés, intérieurement, par la faiblesse de leur pensée politique. (…) les évènements ont prouvé que, fasciste ou national-socialiste, les grands mouvements « nationaux » étaient capables de balayer un adversaire – le marxisme – pourtant beaucoup plus ancien, plus mûr et mieux préparé, et de s’inscrire dans l’histoire de ce temps avec une force presque irrésistible »[25]


[1] Voir notamment L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister in AM n°32 d’avril-juin 2005, La cohérence d’un engagement in AM n°40 d’avril-juin 2007 et 1945 ne marque pas la fin des dictatures d’extrême droite en Europe in AM n°69 de juillet -septembre 2014
[2] Voir Quand le relativisme sert à masquer le négationnisme in AM n°34 d’octobre-décembre 2005,
[3] Sur Maurras, voir De l’inégalité à la monarchie in AM n°33 de juillet-septembre 2005
[4] Voir L’inégalité comme étoile polaire de l’extrême droite in AM n°66 d’octobre -décembre 2013
[5] Voir par exemple Un vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite in AM n°31 de janvier-mars 2005 et Plongée chez les radicaux de l’extrême droite in AM n°76 d’avril-juin 2016
[6] Maulnier, Thierry, Au delà du nationalisme, Paris, Gallimard, 1938, P.129
[7] p.119.
[8] P.111
[9] P.247
[10] P.78
[11] P.182
[12] P.174
[13] P.227
[14] P.116
[15] P.218
[16] Voir Le bilan du nationalisme in AM n°39 de janvier-mars 2007 et Le fascisme n’a pas confiance dans le peuple in AM n°53 de juillet-septembre 2010
[17] P.215
[18] P.194
[19] Voir sur ces aspects L’extrême droite défend-elle les travailleurs ? in AM n°60 d’avril-juin 2012, et  La « démocratie autoritaire » pour le bien des travailleurs in AM n°65 de juillet- septembre 2013
[20] P.197
[21] P.94
[22] P.92
[23] P.230
[24] P.198
[25] P.20

dimanche 27 août 2017

trois conférences sur les coopératives



J'interviendrai prochainement à trois reprises sur la question de l'histoire des coopératives et des enseignements que l'on peut en tirer pour les projets d'aujourd'hui :

Le jeudi 21 septembre à la Maison de la Laïcité de Courcelles
Le jeudi 5 octobre à l'auberge de jeunesse de Mons
Le mercredi 18 octobre à la Maison de la Laïcité d'Enghien

mardi 25 juillet 2017

La technologie modifie-t-elle vraiment la communication des mouvements sociaux ?

Cet article a été publié dans Les cahiers de l'éducation permanente, n°50
intitulé éducation populaire et numérique, pp.12-20
 
 

Comment « moderniser » le message ? Comment toucher efficacement le plus grand nombre ? L’émergence des médias sociaux rend-elle obsolètes les formes de communication plus traditionnelles ? Ces questions, et bien d’autres complémentaires, d’autres mouvements se les posent à l’heure où l’on dit les citoyens dépolitisés et moins réceptifs à un message politique. Par un retour sur l’évolution des moyens de propagande, nous nous proposons d’amener une profondeur historique aux réflexions en cours. Un retour à travers l’histoire qui, comme souvent, permettra d’élargir la focale et d’ainsi remettre en cause certaines évidences. Un apport qui se veut une esquisse de synthèse et ne prétend aucunement à l’exhaustivité.

Le mouvement social a toujours dû faire face à plusieurs contraintes pour diffuser le plus largement possible son message. Nous en pointerons ici deux :
 

1° La contrainte de l’éducation, du niveau d’émancipation intellectuelle, de celles et ceux à qui ils s’adressent. Hier, il s’agissait d’arriver à s’adresser à des gens analphabètes. Aujourd’hui, à des personnes qui sont habituées à des messages courts, au zapping. Au point que même le langage vidéo se doit d’utiliser des plans de plus en plus courts, qu’une vidéo sur Youtube doit accrocher dès les premières secondes et ne pas excéder trois minutes (et encore…). Sans oublier que si l’analphabétisme a quasiment disparu, l’illettrisme reste fort présent.

2° La contrainte du coût de l’accès à l’information. L’abonnement à un journal, le coût d’un livre, même l’accès à Internet restent des enjeux. On y mettra en parallèle le coût de la production de l’information. Aujourd’hui, produire un journal quotidien est devenu quasi impossible et la question de la diffusion d’imprimés se pose, surtout par comparaison avec le coût d’une diffusion par les moyens informatisés. Avec alors la question de l’accessibilité qui se repose.


La force de la parole


L’oralité a toujours été au cœur de la communication sociale. Il est évident qu’aujourd’hui comme hier, les échanges directs, les discussions, les conférences, les assemblées, les meetings sont de loin les moyens les plus efficaces non seulement pour faire passer un message, mais aussi pour lui donner du corps par la présence. Un meeting, une manifestation, un piquet de grève jouent ainsi un rôle de politisation, non seulement par les discours qui y sont prononcés, mais aussi – voire surtout – en rendant visible la force du collectif, en montrant à chaque individu qu’il n’est pas seul. En cela, les campagnes présidentielles de Jean-Luc Mélenchon de 2012 et de 2017 sont de bons exemples. En effet, J.-L. Mélenchon ne délaisse aucun média mais, au contraire, les multiplie tout en restant cohérent. Il en va ainsi de ses web documentaires, de ses meetings diffusés en direct sur les réseaux sociaux, de son programme en BD, d’un jeu vidéo (Fiscal Kombat), d’un camion sillonnant la France… qui démontrent qu’un message cohérent peut être décliné en de multiples supports en utilisant correctement les codes inhérents à ces derniers.

Revenons de ce côté-ci de la frontière, mais en remontant le temps. Si l’on sait que l’histoire officielle de la vulgate belgicaine[1] attribue à une représentation de La Muette de Portici le déclenchement de la « révolution » belge, on raconte moins que c’est une conférence/meeting organisée par le « groupe anarchiste de Liège », dont le sujet était la Commune de Paris, qui est à l’origine de la grande révolte de la mi-mars 1886[2] qui toucha le bassin industriel wallon et qui marqua un tournant crucial de l’histoire sociale de notre pays. Un meeting qui avait été annoncé par des affiches, des tracts… et surtout par le bouche à oreille. Cette révolte se déclencha alors que, de son côté, le Parti ouvrier belge, fraîchement créé et encore peu présent dans le sillon industriel wallon, menait un intense travail de propagande en faveur du suffrage universel à travers notamment la brochure d’Alfred Defuisseaux intitulée Catéchisme du Peuple. Ce texte, court et percutant, destiné à mobiliser les travailleurs pour une manifestation en faveur du suffrage universel, est une belle illustration de ce lien entre écrit et oralité. Ce n’est donc pas un ouvrage théorique, mais un outil de mobilisation, qui sera très largement diffusé (sans doute 300.000 exemplaires). Mais outre le tirage, c’est la forme même qui est ici à souligner. A. Defuisseaux, comme d’autres leaders ouvriers à cette époque, choisit d’écrire sa brochure en reprenant les codes des catéchismes catholiques. L’objectif est de permettre une rapide diffusion du message par l’oralité, le raisonnement se développant autour de courtes questions et réponses qui en facilitent la mémorisation et les effets oratoires de celles et ceux qui relayeront le message… « - Qui es-tu ? - Je suis un esclave. » D’emblée, le ton est donné sur la question de la condition ouvrière et du salariat[3].


L’entrain de la musique, la puissance de l’image, la chaleur du rassemblement


Ce lien entre écrit et oralité, l’utilisation de la chanson l’illustre aussi parfaitement. Ce « Pamphlet du pauvre », pour reprendre le titre d’un des nombreux recueils de chansons de luttes sociales[4], fut de tous temps un moyen privilégié pour propager des idées, raconter une lutte, transmettre une mémoire de classe. Nombre de ces chansons étaient composées sur l’air de chansons populaires, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de connaître le solfège pour pouvoir les composer ou les chanter. Ainsi, L’Internationale a d’abord été chantée sur l’air de La Marseillaise avant d’être dotée de sa propre musique. Plus près de nous, les femmes de la FN ont composé lors de leur grève de 1966 une chanson sur leur combat en reprenant un air à la mode d’Henri Salvador, Le travail, c’est la santé. Un grand nombre de ces chansons ne nous sont pas parvenues car elles n’ont pas été transcrites, n’étant pas destinées à la postérité. D’autres nous sont arrivées uniquement sous forme de texte. Certaines furent diffusées dans les journaux de l’époque ou sous la forme de partitions souvent vendues en solidarité. Plus près de nous, c’est l’édition en vinyle puis en CD qui remplit cette fonction. Ce rôle de la chanson dans les luttes s’est perpétué tout au long de l’histoire et est peut-être l’outil de propagande qui a le mieux traversé toutes les époques en gardant sa modernité, son utilité et sa pertinence, tout en suivant l’évolution des styles musicaux. Aujourd’hui, parmi d’autres exemples, la compagnie française Jolie Môme entretient de manière assumée cet héritage qu’elle renouvelle sans cesse et qu’elle lie avec une pratique théâtrale, avec des interventions dans les luttes ainsi que dans la rue et dans les manifestations[5]. Pour la Belgique, on pourrait citer le GAM ou Les Canailles.

Si la chanson revendicative est présente dans les manifestations, et même si l’on doit faire le constat que tout ce qui est diffusé aujourd’hui n’est pas forcément toujours d’une grande cohérence, un autre moyen d’expression y est toujours bien présent : la banderole. Celle-ci a « un rôle essentiel dans l’unité de ce corps manifestant (…). Elle marque la manifestation en même temps qu’elle attire le regard, soit pour susciter une adhésion, soit pour faire peur. Mais elle joue encore un autre rôle : elle structure la manifestation, elle en forme le squelette autour duquel les participants vont s’agréger. Si la banderole de tête unit, les différentes bannières qui lui succèdent permettent, au contraire, d’isoler des groupes, de former, au sein du cortège, des sous-cortèges et de lui donner ainsi son organisation propre »[6]. Son utilisation fluctue et devient de plus en plus institutionnelle et formelle. Au-delà de la question des parcours des manifestations, la question du nombre de banderoles réalisées par les manifestant·e·s pour exprimer leurs revendications semble plus importante dans le cadre d’une (re)politisation de cette forme d’expression de la contestation sociale.

Avec l’arrivée du cinéma, c’est un nouveau médium qui a été utilisé à large échelle. Un cinéaste comme Sergei Eisenstein a incarné à lui seul un cinéma militant au service d’une cause à un moment où, dans le prolongement de la révolution bolchévique, on assista à une explosion et à une diversification des formes d’art au service de la cause révolutionnaire dans le cadre de « l’agit-prop ». L’agitation et la propagande doivent être comprises comme la popularisation des idées révolutionnaires par tous les moyens adéquats selon les différents publics. Plus largement, nombreux ont d’ailleurs été les artistes qui ont apporté leur concours aux luttes sociales, quelle que soit leur discipline[7], et ce bien au-delà des affichistes[8]. Un apport toujours d’actualité.

En parallèle avec une appropriation de l’espace public, le mouvement ouvrier a développé ses propres lieux de réunion et de diffusion culturelle. Les Bourses du Travail en France et les Maisons du Peuple en Belgique sont ainsi devenues des citadelles ouvrières, lieux de sociabilité, de militantisme, d’émancipation et de diffusion culturelle. Le soin apporté aux matériaux, le recours à des architectes renommés, la décoration intérieure, les noms attribués aux bâtiments et aux salles de réunion… formaient un tout cohérent d’affirmation d’une puissance, d’une fierté, d’un mouvement en expansion. Meeting, séances de formation, lieux de réalisation et d’impression des affiches et des tracts, diffusion d’œuvres théâtrales ou cinématographiques, locaux pour les différentes organisations (syndicales, de jeunesse, sportives…) : ces lieux constituaient des ruches de diffusion du message qui se pensaient également, y compris dans leur localisation, comme le contrepoids de l’Église et de sa puissance.


Les NTIC révolutionnent-elles la communication ?


À chaque fois qu’un nouveau médium ou support arrive, le mouvement social s’en empare. Il en est allé ainsi de la radio puis de la télévision. En Belgique, la pilarisation a rapidement conduit au développement d’émissions de radio, puis de télévision, par les organisations philosophiques, sociales ou politiques qui ont ensuite pris la forme d’émissions dites concédées sur les chaînes de service public[9]. Du côté francophone, de telles émissions sont toujours diffusées sur La Première et en télévision. Souvent, les organisations qui en bénéficient veillent à en assurer la diffusion par le biais d’Internet et de DVD ou en les projetant dans le cadre de formations s’adressant à leurs cadres et militants. En dehors des chaînes publiques, des (web) radios associatives ou militantes existent. En télévision, mentionnons l’existence de projets de TV citoyenne et/ou communautaire comme Canal emploi (devenue RTC Télé Liège) ou, plus près de nous, Zin-TV. On peut aussi évoquer l’utilisation de camions de propagande qui circulaient dans les rues pour annoncer des meetings ou des manifestations. Sonorisés ou non, cette technique est un peu tombée dans l’oubli mais fut très utilisée, notamment dans les années 1930 dans le cadre de la campagne en faveur du Plan du travail promu par le POB.

Depuis l’arrivée des NTIC, de nouveaux supports ont fait leur apparition[10]. Si le site Internet est devenu la norme – avec des moyens très variables selon les cas –, on ne peut que constater la grande disparité de la présence suivie et régulière sur les autres supports tels Facebook, Twitter, Youtube… De nombreux mouvements sociaux s’en sont emparés et les ont largement investis. On constate d’ailleurs que cette utilisation est, à quelques exceptions, inversement proportionnelle à la taille et au degré d’institutionnalisation des mouvements qui les utilisent. Sans doute cela tient-il à l’horizontalité et à l’immédiateté de ces nouveaux outils, qui sont plus difficiles à appréhender et à utiliser pleinement par des organisations plus structurées ou plus massives.


Que conclure ?


1° D’autres supports sont ou ont été utilisés par les mouvements sociaux. La bande dessinée, par exemple. La carte postale, dont l’importance de la production et de la diffusion fut centrale pendant plus d’un siècle et qui, aujourd’hui encore, constitue bien souvent la seule trace iconographique d’une lutte menée. Ou encore l’insigne[11], souvent porté à la boutonnière et qui, contrairement à la carte postale, est toujours régulièrement utilisé, que ce soit sous forme de badge ou de pin’s, comportant éventuellement une création artistique qui renforce le message.

2° Aucun nouveau médium n’a totalement fait disparaître ceux qui existaient déjà. Chacun est venu s’ajouter à une panoplie qu’il a ainsi enrichie de possibilités données aux organisations pour faire passer leur message. Les campagnes de J.-L. Mélenchon évoquées plus haut sont à cet égard un bel exemple de l’articulation entre formes traditionnelles et formes ultra-contemporaines.

3° Un médium n’est pas neutre. Chacun a ses codes, son utilité, son public. Le contrôle des canaux de communication est une question importante. Produire sur ses propres machines et distribuer un tract sur un marché ou, au contraire, mettre des informations sur Internet qui transiteront par des serveurs et seront orientées par des algorithmes inventés et possédés par des multinationales ne sont pas des démarches équivalentes. Autrement dit, la volonté du mouvement ouvrier de posséder ses propres imprimeries avait aussi une dimension idéologique, quelque peu négligée aujourd’hui.

4° Le support utilisé, quel qu’il soit, reste d’abord le vecteur de diffusion d’un message. Une communication vide de sens, même ultra-moderne, reste vide de sens. Plus que de la question d’une modernité dans les médias utilisés, c’est de la modernité du discours – modernité qui passe peut-être par un retour aux sources – qu’il faut d’abord se préoccuper.

Au-delà d’une utilisation appropriée d’un médium, ou de plusieurs qui se renforcent, selon les moments et les publics, c’est donc surtout la cohérence entre le fond et la forme, ainsi que la sincérité, qui est gage de réussite. Ce qui était vrai au 19e siècle l’est toujours au 21e. L’arbre des nouvelles technologies ne doit jamais cacher la forêt des idées.



[1]Voir Morelli, Anne (sd), Les grands mythes de l’histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, Bruxelles, EVO, 1995.
[2]1886, La Wallonie née de la grève ?, coll. Archives du futur, Bruxelles, Labor, 1990. Sur l’histoire sociale de Belgique, on peut se référer aux 7 volumes de la Nouvelle histoire de Belgique, Bruxelles, Le Cri, 2010 et au catalogue du parcours En lutte réalisé par l’IHOES : À la conquête de nos droits. Une histoire plurielle des luttes en Belgique, Liège, CAL, 2015.
[3]Même si cela déborde notre sujet, nous ne pouvons que recommander la lecture de Guy Vanthemsche (dir.), Les classes sociales en Belgique : deux siècles d’histoire, Bruxelles, CRISP, 2016.
[4]Brochon, Pierre (introduction et notes par) La Chanson française. Le pamphlet du pauvre (1834-1851), Les Classiques du Peuple, Paris, Les éditions sociales, 1957.
[5]Marisol Facuse, Le monde de la compagnie Jolie Môme. Pour une sociologie du théâtre militant, Paris, L’Harmattan, 2013.
[6]Philippe Artières, La Banderole. Histoire d’un objet politique, Paris, Autrement, 2013, p. 35.
[7]Nous sortirions du cadre de ce texte en le développant plus avant mais on peut relever que le mouvement Bauhaus est en soi une manière de diffuser un message politique, un acte de propagande par le fait de l’idéal social.
[8]Sur le lien entre message et œuvre artistique dans l’affiche, voir Bread and roses. Une autre histoire des affiches syndicales, Bruxelles, Meta-Morphosis, 2017.
[9] Philippe Caufriez, Histoire de la radio francophone en Belgique, Bruxelles, CRISP, 2015,.
[10]Ce qui pose par ailleurs des questions quant à la mémoire de ce qui est produit sur ces supports, et donc de leur étude rétrospective. Voir Julien Dohet, L’ère du numérique sera-t-elle une ère pauvre en archive ?, Contemporanea, tome XXXVIII, n° 1, 2016. Accessible en ligne : http://www.contemporanea.be/fr/article/aan-het-woord-dohet
[11]Ainsi le triangle rouge, qui signifie aujourd’hui pour celles et ceux qui le portent l’affirmation de leur antifascisme et de leur refus des idées d’extrême droite, était-il au tournant du 19e et du 20e siècle l’expression de la volonté d’obtenir une réduction collective du temps de travail via la revendication des 3x8 (8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de repos). Un symbole fort pour une revendication claire et compréhensible.