vendredi 10 septembre 2010

La pension, pas la pression !

Cette carte-blanche du collectif "Le Ressort", signée par Maximilien Lebur, Laurent Lefils, Olivier Starquit et Michel Recloux est parue dans une version plus courte dans La Libre Belgique le 6 septembre 2010.

La pension n’est pas la fin d’une activité mais le commencement d’une autre. Celle-ci participe au renouvellement même de la vie sociale et économique.

Cela n’aura échappé à la sagacité de personne : le débat sur les (pré)pensions sévit. Si au cours de la campagne électorale, chacun y est allé de sa petite idée, la FEB et ses partenaires néolibéraux profitent de l’intermezzo lié à la formation du nouveau gouvernement pour poser de nouvelles banderilles.

Outre la volonté d’établir les termes du débat, pourquoi cette salve ininterrompue d’attaques en règle ? « Il n’y a pas en politique de nécessité objective ni de problèmes objectifs : on a les problèmes politiques qu’on choisit d’avoir, généralement parce qu’on a déjà les réponses » [1].

Ainsi, pour certains il faut procéder au renforcement du premier pilier (celui de la pension légale). D’autres estiment qu’il faut tout miser sur le deuxième pilier (celui constitué par les assurances-groupes, qui concernerait 60% des travailleurs du secteur privé). Voire créer un deuxième pilier pour les contractuels du secteur public [2] . D’autres veulent balancer tout le système par-dessus bord pour créer un compte de carrière prévoyant moins de jours assimilés (à l’instar du modèle suédois). D’autres encore ne souhaitent plus parler de l’âge légal de la pension mais bien de 45 années de carrière. Sans oublier le fossoyeur (Frank Vandenbroucke, pour ne pas le nommer) du droit universel que sont les allocations de chômage. Lui qui veut un Accord interprofessionnel sur les pensions où les travailleurs renonceraient à des augmentations salariales pour financer un deuxième pilier.

Alors que cela n’est pas de son ressort, la Commission européenne y va aussi de son petit couplet et insiste sur l’absolue nécessité d’augmenter le taux d’emploi en Belgique [3] . Par contre, elle n’envisage pas « la création d’une Union européenne des caisses de retraite (qui) pourrait servir à harmoniser le niveau des pensions entre les pays membres » [4] .

L’argument principal constamment invoqué revient à dire que la charge des inactifs [5] sur les actifs serait en train de s’alourdir de façon insupportable, ce qui contraindrait à réviser d’urgence à la baisse les normes de notre système de pension.

On peut douter de la pertinence de ces arguments puisque le débat relatif à la fermeture d’Opel a clairement montré que la prépension coûte moins cher à la collectivité que le chômage (car les employeurs paient une cotisation – et c’est bien cela qui leur pose problème – et qu’un précompte professionnel est prélevé sur la prépension, synonyme de rentrée pour l’Etat). Autre argument qui montre clairement que le débat n’est pas économique : le relèvement de l’âge de la pension des femmes coûte plus qu’il ne rapporte aux finances publiques.

En outre, il n’existe pas de frigo en économie : on ne reporte pas à 10 ou 20 ans plus tard une richesse créée maintenant.

Pourquoi travailler plus longtemps, alors ? Pour s’octroyer un revenu plus attrayant à un âge plus avancé ? C’est ce qu’affirment les partisans de l’octroi d’un bonus à ceux qui souhaitent continuer de travailler. C’est également l’argument employé par ceux qui réclament la suppression des plafonds de revenus autorisés aux pensionnés souhaitant travailler. Ceux-là oublient sans doute que tous les ouvriers, employés et même cadres essorés par la productivité sans cesse croissante (dont la Belgique se targue d’être un fer de lance) ne partagent pas nécessairement cette envie de rester au boulot. Mais quiconque veut faire travailler les gens plus longtemps sait que le coût du travail sera plus onéreux alors que le taux de productivité sera plus faible. Les travailleurs plus âgés ne sont pas les moins chers, l’employeur sait cela. Alors que le taux de chômage des jeunes atteint des sommets, il faudrait travailler plus longtemps. Le vrai objectif ne serait-il pas de faire baisser les salaires ? Les pensionnés devenus une variable d’ajustement, l’étape suivante ne sera-t-elle pas une nouvelle attaque sur la sécurité sociale ?

Alors qu’il faudrait améliorer les pensions belges, puisqu’elles sont parmi les plus basses en Europe et que l’on rencontre de plus en plus de pensionnés pauvres, nous assistons en fait à une véritable attaque idéologique contre ce droit qui exprime une incontestable conquête sociale.

Les mots sont importants. Aujourd’hui le pensionné est présenté comme un oisif social, une bouche inutile pour la collectivité, un assisté [6]. Cette conception est lourde de menaces pour ceux et celles qu’elle prétend aider : certains pensionnés « sont presque gênés de coûter cher à ladite société. En même temps, cette société valorise les « jeunes » retraités aisés, car ils consomment et ainsi alimentent la machine économique… La publicité flatte le retraité « actif », « dynamique », qui a des « projets » , et ignore celles et ceux qui souffrent du vieillissement, de l’isolement et de la dépendance. Un vieux qui est encore « jeune », présentable et propre sur lui pose moins de problèmes à la société qu’un vieux qui, tourmenté, avance inexorablement vers l’échéance de son séjour terrestre » [7] .

L’approche du pensionné paraît donc biaisée d’avance par le vocabulaire dominant. On le désigne en parlant de la « vieillesse », des « personnes âgées », des « aînés », aujourd’hui de plus en plus des « seniors » – euphémisme type puisqu’en latin, les seniores sont tout simplement « les vieux » ; mais cet euphémisme serait censé faciliter le recul de l’âge de la pension et l’allongement de la période d’activité y donnant droit.

Mais derrière cette question sociale – le financement de la retraite – se trouve une question sociétale – le rapport au temps du travail et aux temps de la vie – bien plus importante encore. En effet, l’allongement des espérances de vie modifie notre conception même du déroulement de la vie, et ce alors que le travail est de plus en plus vécu comme un désintégrateur social.

Si d’aventure les prépensions devaient être supprimées et qu’il faille travailler plus longtemps, quelques questions surgiraient concernant la combinaison entre le travail et la vie familiale : faut-il promettre une pension plus basse aux parents qui travaillent à temps partiel ou doivent s’absenter pour s’occuper d’un enfant ? Si tout le monde doit retrouver le chemin du boulot, qui va s’occuper des (petits-) enfants ? Les jeunes grands-parents ne pourront plus le faire. On risque ainsi de supprimer cette garderie informelle et gratuite, alors que les listes d’attente pour accéder à une crèche explosent. Ces solutions de garde, permanente ou occasionnelle (lorsque l’enfant est malade ou le mercredi après-midi) avantagent pourtant tant les entreprises que les finances publiques, pour ne même pas parler des relations sociales qu’elles favorisent.

Le débat sur la réforme des pensions passe volontiers sous silence cet enjeu de la place des pensionnés dans la société et l’« immense utilité de leur participation à la vie collective, en dehors du système de valorisation marchande. Au-delà, c’est la place du travail lui-même qui est en question. Refuser de travailler (plus …) participe de la quête séculaire de l’émancipation ». La retraite revient à « faire reculer l’asservissement à un travail aliéné et (à) se réapproprier son temps de vie (…). Derrière les retraites, c’est une conception de la vie et du travail qui est en cause » [8].

En somme, réformer les pensions revient à réformer la société. La pension n’est pas la fin d’une activité mais le commencement d’une autre [9]. Celle-ci participe au renouvellement même de la vie sociale et économique. C’est en cela que la question de la pension ne se limite pas à un problème de comptabilité, mais dévoile une indéniable dimension existentielle. Le rapport au temps devient alors central. Certes, il faut rappeler que lorsque la pension légale a été fixée à 65 ans, l’espérance de vie moyenne d’un homme était de 64 ans. D’une protection minimale accordée aux « vieux » comme antichambre de la mort, on est passé à un véritable droit au bonheur, celui du troisième âge, avant le quatrième. Et c’est très bien comme cela. Qui a dit que l’on était venu sur terre pour travailler ? Et si la redistribution des richesses servait à assurer le bien-être de tous ?

Notes

[1] Jacques Rancière, Moments politiques, Paris, La Fabrique, 2010, p.40.

[2] Que le pouvoir public rechigne et répugne à rendre statutaires pour ensuite dénoncer, en période électorale, le fait qu’il ne soit pas normal que deux personnes exécutant le même travail, l’une statutaire, l’autre pas, ne perçoivent pas la même pension.

[3] Rappelons que le taux d’emploi comptabilise les personnes actives sur le marché du travail au moins une heure par semaine entre 15 (!) et 64 ans.

[4] James K Galbraith, « Quelle Europe pour briser les marchés », Le Monde diplomatique, juin 2010, p.1.

[5] Notons l’aspect stigmatisant de cette dénomination

[6] À ne pas confondre avec les employeurs, encensés pour leur contribution à la collectivité alors qu’ils bénéficient d’exonérations sociales et fiscales plantureuses.

[7] Thierry Paquot, « La retraite, pas la déroute », Le Monde diplomatique, février 2001, p.32.

[8] Jean-Marie Harribey, « Retraites, les pistes toujours ignorées du financement », Le Monde diplomatique, juin 2010, p.12-13.

[9] Voir la thèse développée par Bernard Friot, L’enjeu des retraites, Paris, La dispute, 2010.