mardi 21 février 2006

Aux origines du socialisme


Cet article a été publié dans Espace de libertés n°339 de février 2006, p.20

25 ans après son décès l’ULB publie enfin la deuxième partie[1] du dernier manuscrit de l’historien des idées John Bartier[2] portant sur Saint-Simon et Fourier en Belgique. La première moitié avait été publiée il y a vingt ans dans la série consacrée par le Parti socialiste à son centième anniversaire[3]. Après le Saint-simonisme, c’est donc la diffusion en Belgique des idées du deuxième grand utopiste français qui se voit analysée en détail.

Ce beau livre a demandé à l’ancien bibliothécaire de l’Institut d’études européennes de l’ULB Francis Sartorius un long travail de réécriture et une actualisation des notes. Il s’adresse clairement à un public averti qui se réjouira de pouvoir découvrir à nouveau le résultat de la grande érudition de Bartier et de sa connaissance encyclopédique qui se marque principalement dans les liens effectués ou suggérés en notes de bas de pages. Le livre est d’autant plus intéressant qu’un quart de siècle après son écriture il garde son originalité, rien de réellement consistant n’ayant été publié sur un tel sujet ces dernières années. Or, malgré que l’on est loin d’avoir à faire à un mouvement de masse, la propagation des idées de Fourier par son principal disciple Victor Considérant, a eu une importance certaine dans la naissance du socialisme, les utopistes étant d’ailleurs un des trois « inspirateurs » du marxisme[4] avec les économistes libéraux anglais et les philosophes classiques allemands. Outre les conférences de Victor Considérant, les idées de Fourier seront d’abord diffusées en Belgique par une femme : Zoé Gatti de Gamond, la mère d’Isabelle. Doctrine complexe, le fouriérisme séduira de nombreux libéraux progressistes, souvent Maçons. Certaines Loges joueront d’ailleurs un rôle important dans sa diffusion. Après quelque tâtonnement[5], « à la fin de 1845 les conversions au fouriérisme vont se multiplier, cette progression n’a rien de singulier. Elle est un des multiples aspects du profond malaise que les hommes de cette époque ressentent dans toute l’Europe occidentale devant les scandales qui éclaboussent les gouvernements et les classes dirigeantes et, plus encore, devant l’accroissement de la misère provoqué par le marasme économique et alimentaire. Si les souffrances du peuple n’atteindront pas, en Belgique, le même degré d’horreur qu’en Irlande, elles seront pourtant tragiques. Depuis 1839, la baisse des salaires avait imposé au prolétariat des conditions de vie très pénibles et pourtant son sort s’aggravera encore après 1844. »[6] Cette situation fait s’interroger la frange la plus progressiste de la bourgeoisie qui n’est pas « entièrement isolés des classes laborieuses »[7] pour reprendre l’expression de John Bartier. Cette misère débouche sur la vague révolutionnaire de 1848 qui ne secoue pas la Belgique, la bourgeoisie y ayant retenu les leçons de la révolution de 1830 – dont on oublie trop souvent qu’elle est avant tout un soulèvement prolétarien[8] - alterne la carotte (abaissement du cens) et surtout le bâton (expulsion de Marx et arrestation de Victor Tedesco). De manière intéressante, Bartier analyse en profondeur l’agitation qui se déclenche néanmoins au sein de l’UCL et les nombreuses brochures discutant du socialisme publiées à cette occasion.

Alors qu’en 1852 les Libéraux refont leur unité afin de combattre l’influence des catholiques, mettant en sourdine les aspects « socialisants » d’une partie d’entre-eux, le Fouriérisme connaît déjà ses derniers instants. Outre l’expérience d’une « école du travail par l’attrait » à Liège entre 1848 et 1852, les idées fouriéristes tenteront d’être mises en application en 1854 avec le départ d’un nombre conséquent de fouriéristes belges pour la colonie de La Réunion au Texas où ils rejoignent des Français et des Suisses. A l’image des autres tentatives du même type, celle-ci sera un cuisant échec du à l’impréparation et aux disputes entre colons.

Ce livre éclaire donc comment les idées fouriéristes se sont diffusées en Belgique et dans quel milieu sociologique elles ont trouvé un écho. Par ses premières expériences de coopératives et par les nombreuses discussions sur la solution à apporter aux problèmes du prolétariat (notamment à travers l’instruction), ce mouvement joue un rôle non négligeable mais souvent trop peu connu dans la préfiguration du socialisme en Belgique. A ce propos, on regrettera justement une absence de vision plus globale sur l’influence de ces idées sur les premiers leaders socialistes. Terminons en signalant que l’on peut aujourd’hui encore découvrir les idées de Charles Fourier en visitant le familistère créé par un de ses disciples Jean-Baptiste Godin à Guise dans le Nord de la France[9], complexe qui constitue une des rares – si ce n’est la seule – tentative réussie de concrétisation des idées utopistes.

Notes

[1] John Bartier, Fourier en Belgique. Edité et présenté par Francis Sartorius, Bruxelles, Bibliothèque de l’ULB - Du Lérot édition, 2005, 35 €
[2] Voir la notice de Pol Defosse dans le Dictionnaire historique de la laïcité en Belgique, Bruxelles, Luc Pire – Fondation rationaliste, 2005, p.31
[3] John Bartier, Naissance du socialisme en Belgique. Les Saints-Simoniens, Coll. Mémoire ouvrière, n°2, Bruxelles, PAC, 1985 (édité et présenté par Arlette Smolar-Meynart)
[4] Friedrich Engels et Karl Marx , Les Utopistes. Introduction, traduction et notes de Roger Dangeville, Petite collection Maspero n°161, Paris, François Maspero, 1976 et Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, Œuvres complètes, tome 19, Moscou-Paris, Editions du progrès-Editions sociale, 1967
[5] Signalons que Fourier est mort le 10 octobre 1837 dans une quasi indifférence.
[6] John Bartier, Fourier en Belgique…op. cit. p.51. Rappelons quand même qu’à cette époque, la durée moyenne du travail était de 12 heures par jours, y compris pour les femmes et les enfants, dans des conditions épouvantables et pour des salaires qui permettaient à peine de survivre.
[7] id. p.83
[8] Voir à ce sujet la réédition du classique de Maurice Bologne, L’insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, Bruxelles, Aden, 2005.
[9] www.familistere.com/site/index.php

lundi 20 février 2006

Le rationalisme en anthologie


Cet article a été publié dans Espace de libertés n°339 de février 2006, p.21

Si le succès en librairies du Traité d’athéologie de Michel Onfray [1] ne se dément pas depuis plusieurs mois et peut aujourd’hui être considéré comme un phénomène éditorial, il n’est pas le seul ouvrage écrit récemment sur ce sujet. Un livre à la diffusion malheureusement plus confidentielle a également été publié en 2005. Intitulé La Gloire des athées, cette anthologie [2] a pour sous-titre Textes rationalistes et antireligieux de l’Antiquité à nos jours. Forte de 648 pages, cette somme rassemble un peu plus de 150 textes écrits par 88 auteurs différents. De l’Egypte antique du « chant des harpistes » à Taslima Nasreen, c’est à un tour du monde chronologique que nous invite ce livre, magnifique introduction aux nombreux auteurs et à leur œuvre. Les extraits sélectionnés sont systématiquement introduits par un petit texte très précieux qui les replace dans leur contexte politique et idéologique mais également dans l’ensemble de l’œuvre de leur auteur. On soulignera également l’effort particulier pris dans la volonté pédagogique de rendre accessible les textes au moyen de notes de bas de pages explicatives. Si les grands classiques comme Lucrèce, Giordano Bruno, Spinoza, Erasme, Diderot… sont présents, on s’intéressera plus particulièrement aux penseurs asiatiques ou arabes moins connus en Europe occidentale, tel Bao Jin Yang, El-Rawendi ou encore Machrab. On découvre ainsi qu’aujourd’hui encore le rationalisme et la critique du religieux ne se limite pas à l’occident, comme le montre l’exemple de l’Irakien Abdul Kader El-Janabi. Loin d’être ennuyeux, ce livre permet de varier les plaisirs, tant dans le fonds que dans la forme, comme lorsqu’il permet de passer de la chanson Thank your Satan de Léo Ferré aux deux poèmes extraits des Sonnets luxurieux de Claude Le Petit, étranglé avant d’être brûlé à Paris en 1662 à l’âge de 23 ans ! Notons qu’un des derniers auteurs repris est Michel Onfray dont cette anthologie reprend un extrait de son… Traité d’athéologie !

Si ce livre s’inscrit dans un combat de la laïcité contre le retour en force du religieux, il inscrit fort justement le combat en faveur du rationalisme dans une dynamique d’émancipation bien plus large : « L’athéisme n’est pas, loin de là, une condition suffisante à l’établissement d’une société juste et harmonieuse, mais qu’il absolument nécessaire. « Ni dieux, ni maîtres !», fatalement. Il ne sert à rien de jeter des pierres au ciel si on laisse debout le système qui détruit la Terre et les êtres qui la peuplent" [3] Une phrase à méditer et à débattre au sein de la laïcité belge…

Notes

[1] Onfray, Michel, Traité d’athéologie. Physique de la métaphysique, Paris, Grasset, 2005
[2] La gloire des athées. Textes rationalistes et antireligieux, de l’Antiquité à nos jours. Anthologie. Paris, Les nuits rouges, 2005
[3]
p.9