mercredi 28 juin 2006

La victoire sur l'extrême droite sera-t-elle judiciaire ?

Cet article a été publié dans le bulletin des Amis du monde diplomatique - Belgique n°27 d'avril-mai-juin 2007, pp.4-6

Jérôme Jamin, chercheur à l’université de Liège et rédacteur en chef de la Revue Aide-mémoire vient de publier une étude essentielle sur la législation destinée à combattre l’extrême droite[1] qui inaugure une collection, voix de la mémoire, éditée en partenariat par Luc Pire et les Territoires de la Mémoire. Cette étude législative ne s’arrête pas à la Belgique mais couvre l’essentiel de l’Europe de l’Ouest avec, dans l’ordre, l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal et la Suisse. Enfin, le droit de l’Union européenne n’est pas oublié.

Outre l’utilité indéniable de regrouper et de situer dans leur contexte les textes juridiques dans un livre accessible, le travail de J. Jamin montre combien chaque pays a réagi différemment selon son histoire et les formes d’extrême droite qu’il doit affronter. Deux grandes tendances se dégagent : celle qui juge que la Constitution suffit, comme l’Allemagne et l’Italie, et celle qui légifère beaucoup comme la France ou la Belgique. Si l’auteur ne se prononce pas sur la solution qu’il juge préférable, soulignons que l’Allemagne n’a utilisé ses dispositions constitutionnelles pour interdire un parti qu’à deux reprises, dont une en 1956 contre le parti communiste allemand. D’autre part, l’Italie qui interdit toute réorganisation, sous quelque forme que ce soit, du parti fasciste, n’a pas utilisé cette disposition contre le MSI fondé dès 1948 et héritier proclamé du mouvement de Mussolini. On peut donc s’interroger sur l’efficacité de ce type de stratégie.

Autre tactique avec la Belgique où l’arsenal législatif et juridique est particulièrement impressionnant. La loi Moureaux de 1981 reste au centre du dispositif, notamment avec son article 3 qui dit clairement qu’est « puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende (…), ou de l’une de ces peines seulement, quiconque fait partie d’un groupement ou d’une association qui, de façon manifeste et répétée, pratique la discrimination ou la ségrégation ou prône celles-ci dans les circonstances indiquées à l’article 444 du code pénal, ou lui prête son concours »[2]. On regrettera cependant le peu d’analyse de l’efficacité de cette loi, même si l’auteur précise utilement ce que l’on tend à oublier, c'est-à-dire que cette loi punit « l’incitation » (dont on sait combien elle est difficile à prouver) et que les tracts dépendent des délits de presse, ce qui nécessite un jury populaire et une procédure bien plus lourde. On le voit, cette solution est également loin de régler le problème.

Jérôme Jamin ne se contente cependant pas d’une analyse juridique de l’extrême droite. Il précède celle-ci d’une analyse sur les rapports entre démocratie et extrême droite, analyse prenant la moitié de son livre. Il y rappelle, s’appuyant principalement sur l’œuvre de Cornélius Castoriadis à qui il avait consacré son mémoire en philosophie, que le régime démocratique « reconnaît que l’ordre social et le sens qu’il génère proviennent exclusivement des hommes et qu’en ramenant l’organisation de la société à la volonté populaire, il proclame le caractère fondamentalement et nécessairement humain de celle-ci, le caractère humaniste au sens littéral de la société, de son organisation politique et de son histoire »[3]. Dans ce contexte, les questions que pose à la démocratie l’extrême droite par son discours et ses méthodes sont fondamentales. Mais, alors qu’il utilise dans le reste de son livre le terme extrême droite, J. Jamin digresse dans cette partie sur le concept de populisme (auquel il attribue trois caractéristiques : référence au peuple comme point de départ ; fait que ce peuple soit massifié, homogène et laborieux ; et enfin que face à ce peuple il oppose des élites paresseuses, corrompues et cosmopolites) mais aussi sur un concept importé des USA, celui de « producériste » qui ajoute aux « parasites d’en haut », les « parasites d’en bas », soit les étrangers, les pauvres, les homosexuels… Comme le décrit de manière brillante Annie Collovald dans un livre récent[4], nous pensons que, au lieu de clarifier le débat, ces termes visent à adoucir et à cacher la réalité de l’extrême droite, tout comme, sur un autre plan, ce que dénonce Hugues Le Paige dans sa préface lorsqu’il explique que « la question me semble moins être celle de l’accès aux médias des porte-parole ou des élus de l’extrême droite que l’évolution globale du traitement de l’information dans les grands médias, et en particulier à la télévision »[5]. Jérôme Jamin nous semble ainsi minimiser le danger de l’extrême droite contemporaine lorsqu’il écrit notamment que « l’exercice du pouvoir très médiatique des premiers maires Front national dans plusieurs grandes villes françaises (Toulon, Orange, Marignane et Vitrolles) à la fin des années nonante n’a pas encore livré de pratiques ou d’actions dignes de ressortir les vieux concepts embarrassants sur le fascisme, le nazisme, les camps, les persécutions, etc. »[6] alors que les premières actions des élus du FN ont été d’épurer les bibliothèques publiques, de couper les subsides aux centres culturels alternatifs ouverts sur les cultures du monde, de favoriser les français de souche dans les logements sociaux (pratiquant ainsi une épuration ethnique soft)…

La réflexion sur la démocratie, suivie de l’analyse de l’arsenal juridique destiné à combattre l’extrême droite et de son efficacité très mitigée, amène Jérôme Jamin a une conclusion que nous partageons intégralement. D’une part, afin d’échapper à des condamnations, l’extrême droite a policé son discours en façade ce qui lui a par ailleurs permis de polluer le discours des partis « traditionnels ». D’autre part, et c’est le plus important, une interdiction n’agira jamais que sur une conséquence alors qu’il faut travailler aux causes. Et d’appeler très justement à l’urgence de la création d’un projet politique audacieux et clairement alternatif.

Notes

[1] Jérôme Jamin, Faut-il interdire les partis d’extrême droite ? Démocratie, droit et extrême droite. Coll. Voix de la mémoire, Liège, Luc Pire – Territoires de la Mémoire, 2005.
[2] Id. p.77.
[3] Id. p.29.
[4] Annie Collovald, Le « Populisme du FN ». Un dangereux contresens. Broissieux, éditions du Croquant, 2004
[5] Jérôme Jamin, Faut-il interdire les partis … op.cit. p.12
[6] Id. p.20

dimanche 4 juin 2006

Une troupe à "contre temps"

Cet article a été publié dans Espace de libertés n°343 de juin 2006, pp.14-15

Un théâtre militant est-il possible aujourd’hui en Belgique francophone ? Pour avoir un éclairage sur cette question, nous avons rencontré Patrick Zeoli, metteur en scène de la troupe La joyeuse compagnie du bonheur.

Q : Quelle est l’histoire de votre troupe ?
La troupe existe depuis 2001 et mélange des acteurs professionnels et des amateurs qui se connaissaient tous d’endroits divers. Tous les membres étaient à la recherche d’une alternative aux théâtres traditionnels et désiraient pouvoir jouir d’une véritable indépendance dans ce qu’ils font et plus encore comment ils le font. Nous faisons du « théâtre intervention », forme qui se rapproche plus du Théâtre Action que du Théâtre Forum. Après avoir joué Une toute petite voix qui parlait de la recherche du bonheur et Ainsi font qui traitait de la manipulation au sens large, et non pas seulement de celle des médias, nous avons réalisé un spectacle pour Amnesty International sur les réfugiés. Dans ce spectacle, le public était directement impliqué puisque lorsqu’il arrivait sur le site, nous le placions dans la situation d’un réfugié arrivant en Belgique. Nous avons également fait en décembre 2004 du théâtre de rue avec Résistance à l’Agression Publicitaire.
Donc, en très peu de temps nous avons déjà expérimenté pas mal de forme différente, et nous étudions déjà comment à nouveau modifier significativement notre mode d’expression pour notre prochaine pièce car ce que nous préférons, c’est le processus de création, plus que les représentations proprement dites.
Q : Justement, votre dernière pièce, Silence on ferme, est illustrative de votre démarche et de la manière dont vit une troupe de théâtre « alternative » aujourd’hui
Oui car, outre notre démarche artistique particulière, nous avons tous un regard critique sur la société d’aujourd’hui et désirons utiliser le théâtre pour également faire passer un message et amener les gens à réfléchir sur le monde qui les entoure. Nous voulons clairement avoir un théâtre qui est ancré dans les réalités quotidiennes des gens. C’est pourquoi, quasi naturellement, nous avons décidé à l’occasion de la fermeture du haut fourneau numéro 6 de Cockerill à Seraing le 26 avril 2005, de non seulement rendre hommage aux gens qui ont exercés depuis des siècles le dur métier de métallurgiste, mais également de témoigner du traumatisme que la fermeture du HF 6 a provoqué chez les travailleurs et leurs familles et plus largement dans l’ensemble de la région.
Afin de coller à la réalité, nous avons fréquenté pendant près d’un an la ville de Seraing et les alentours de Cockerill afin de recueillir de nombreux témoignages de travailleurs et d’habitants mais aussi de responsables. Rien que pour les témoignages de travailleurs, nous avons recueilli une vingtaine d’heures d’interviews. Ensuite, le contenu clairement défini nous avons réfléchis à la forme la plus appropriée pour rendre palpable le drame social qui se joue et le fait que, plus qu’une usine, c’est une région qui se meurt petit à petit.
Q : Justement, la forme est très particulière, avec de la musique mais aussi la présence de la marionnette de Tchantchès.
Oui, en plus de différentes techniques d’expressions théâtrales et de l’utilisation de la vidéo, nous avons sur scène un groupe qui joue en live, le groupe Pakap qui est partiellement composé de membres de la troupe. Les autres musiciens sont également des connaissances qui nous ont rejoint sur ce projet par accord sur le fonds prioritairement et non pas d’abord pour la performance scénique même si la dimension artistique n’est jamais totalement absente. C’est également le cas des marionnettistes.
Pour répondre plus précisément à la question, la place de Tchantchès est très importante. Il représente la tradition liégeoise – importée d’Italie, déjà ! - d’un théâtre populaire fait à l’origine avec peu de moyens par des gens du peuple pour des gens du peuple. Il symbolise aussi un esprit de résistance, l’esprit frondeur liégeois, la « grande gueule » qui ose dire NON et qui dit ce qu’il pense et ne se laisse pas faire, même devant les plus grands. De plus, le personnage a toujours été vecteur de la « voix populaire ». Les spectateurs savent donc qu’il « pousse un peu », ce qui nous permet de lui faire dire des choses plus directes et très très critiques. Enfin, et c’est important dans la dynamique globale de la pièce, l’humour omniprésent dans ses apparitions permet de continuer à faire passer le message tout en permettant aux gens de respirer intellectuellement et émotionnellement après des moments parfois très durs. Il constitue donc aussi un moment de respiration.
Q : Les réactions ont été diverses
L’accueil de la pièce par le public a été très favorable. Tous les travailleurs se retrouvent, et pas seulement les métallurgistes, dans les scènes parlant des objectifs, de l’employabilités, dans le discours tenus sur le reclassement, dans la déshumanisation totale des conditions de travail… Par contre le monde politique sérésien qui a assisté à la première représentation a été fortement refroidi et nous l’a fait savoir. Notre critique très ferme de la démission du politique face au pouvoir économique et la dénonciation des leurres que sont les cellules de reconversions, notamment, a été mal pris. Pourtant, et les gens qui viennent nous voir le reconnaissent, nous ne tenons pas un discours poujadiste du style « tous pourris », et encore moins un discours anti-politique. C’est exactement l’inverse. Un des principaux messages de la pièce est justement de dire que la Politique – au sens noble du terme – doit reprendre ses droits et oser affronter le capitalisme, le tout étant argumenté dans les textes. Et puis, est-il si dérangeant aujourd’hui de terminer une pièce par L’Internationale en appelant les gens à lutter pour leur avenir, leur donnant symboliquement un morceau de tissu rouge ?
Q : Pour revenir au début de notre entretien et au difficulté du théâtre aujourd’hui, pouvez-vous expliquez où et combien de foi vous avez joué la pièce
Illustration du bon accueil de la pièce par les gens, nous avons déjà joués 11 fois la pièce, dans 4 lieux différents, tous plus ou moins alternatif, dont un théâtre de Liège. Ce sont ainsi entre 600 et 700 personnes qui ont vu le spectacle qui a quasi toujours été jouée dans des salles pleines. Nous avons-nous même été surpris de ce succès et nous avons des contacts pour la jouer encore une bonne dizaine de fois. Outre le rêve de la jouer un jour dans les usines de Cockerill, nous avons de grosses difficultés à monter la pièce dans les centres culturels de la banlieue ouvrière rouge de Liège. Son coût n’est cependant pas si élevé, 500 €, notamment grâce à une aide service de la Province de Liège qui fournit le matériel d’éclairage et une régisseuse pour chaque représentations. Ce coût très bas nous permet d’être très libre au niveau de nos choix et de ne jamais être un frein pour nos éventuels partenaires.
Q : Attribuez-vous cette difficulté à votre message politique
En très petite partie. C’est surtout un constat général qu’il faut tirer pour la production théâtrale en Belgique francophone. Les médias ne s’intéressent qu’aux quelques personnes confirmées médiatiquement et qui sont souvent les seules à pouvoir être professionnelles. Ainsi, seul Le Soir a parlé de la pièce, dans ses pages régionales, et seulement sur base du dossier de presse, c'est-à-dire sans venir la voir. Dans ce cadre, les centres culturels se montrent malheureusement fort frileux dans leur programmation alors qu’en théorie ils ont pour mission d’être ancré et de parler du réel. Pour le théâtre en Belgique, et plus globalement pour le monde artistique, il serait en quelque sorte rassurant que ce soit notre affirmation politique marquée qui pose problème, mais ce n’est malheureusement pas le cas.
Q : Vous avez mis en place une démarche plus globale, pouvez-vous en dire un mot pour terminer :
Malgré que nous n’en vivons pas par choix, l’implication théâtrale est très lourde et demande une énergie constante. Outre le projet d’une semaine de l’art engagé pour fêter en 2007 les 39 ans de mai 68, évitant ainsi les dates fixes habituelles, nous avons mis sur pied une asbl afin de mieux faire connaître notre travail mais aussi de créer un réseau autour de notre démarche et du message qu’elle délivre. Cette asbl que nous avons baptisée « à contre temps » veut encourager le développement de scènes ouvertes qui permettent d’être à la fois public et artiste, mais aussi de permettre des échanges entre artistes d’horizons divers et de permettre à tous de se réapproprier l’art, le tout en gardant un esprit critique qui refuse le fatalisme et vise à remettre l’utopie au goût du jour.
Je résumerai l’ensemble de notre démarche comme la volonté que l’art soit un moyen de communication et non un produit de consommation.

jeudi 1 juin 2006

Oui l'usine tue encore


Cet article est paru dans Espace de libertés n°343 de juin 2006, p.23

C’est un petit livre plein de vie car plein de révolte que les éditions Couleur livre ont publié récemment[1] pour inaugurer une nouvelle collection consacrée à des récits de vie lancée en parallèle avec une nouvelle revue au titre sobre de Je.

Ecrit par un jeune ouvrier ayant passé 11 ans dans une usine de fabrique de papiers, le livre décrit une vision noire du travail, celle des travailleurs non qualifiés[2] (il n’a fallu que 8 heures à l’auteur pour apprendre son métier). Mais plusieurs constats qui y sont faits peuvent parfaitement s’appliquer à de nombreux autres travailleurs, notamment lorsque l’auteur décrit la maladie empêchant d’aller travailler comme un système d’auto-défense quand la pression est trop forte. Comme le souligne l’introduction, ce livre s’inscrit dans un créneau peu porteur et peu couru des ouvrages sur le travail écrit par des travailleurs. Dans son style vif et agréable, comme dans sa structuration ou son contenu, il se rapproche très fort d’un livre publié en 2002 par un ouvrier de Roubaix travaillant dans une usine du même type que celle qui dévasta Toulouse en septembre 2001 et intitulé plus directement Putain d’usine[3]. Ce livre aborde également l’ennui, l’assimilation de l’usine à la prison ou à l’enfer. Lui aussi présente la grève comme un grand moment de joie, comme une renaissance[4] et considère que la vie est ailleurs que dans ce lieu qui vole huit heures par jour à ceux qui doivent y travailler. Et De Raeve de penser « (…) notre paye ne vient pas pour rémunérer notre travail. Elle justifie le temps que l’on accepte de perdre. Toutes ces heures infiniment longues. La paye, elle, nous récompense de supporter. Le bruit. Les horaires. L’autorité. Les lignes hiérarchiques. Elle est versée en échange de notre docilité. »[5] Cette docilité, les petites lâchetés et compromissions quotidiennes, l’auteur les dénonce longuement dans son livre, analysant notre culpabilité de consommateur abruti par la publicité et prônant une révolution douce par un changement des mentalités. C’était d’ailleurs sa technique pour résister à l’usine où il multipliait les petites infractions indétectables afin de se sentir libre, car « La novlangue est à l’œuvre. On parle aussi d’efficience, d’ISO, de cercles de qualités, de management à l’américaine. On découpe, segmente, on aligne. Les ouvriers ne peuvent plus se reconnaître dans ce nouvel univers. Ou alors il faut se transformer, devenir le système. Tout cela change imperceptiblement, mais radicalement la perception même de notre environnement, de notre boulot, de nos conditions de travail. C’est puissant, lourd, dogmatique, comme un rouleau compresseur. (…)

Une armée de gens, plus ou moins bien intentionnés, est payée pour nous faire avaler ce discours. Dans les usines, les universités, la télé, la radio, les journaux. Et ça marche, ça court, je le vois tous les jours. Les nouveaux qui rentrent à l’usine me font peur. Ne sont jamais malades, jamais en retard, ne disent jamais non, ne s’opposent pas. Font des heures supplémentaires sans compter, ne prennent pas les pauses repas réglementaires, ont de très grosses voitures »[6]. L’auteur est à cet égard atypique car issu d’une famille idéologisée où les parents écologistes ont effectués un retour à la terre dans les années 70. S’il reconnaît le rôle de barrage indispensable que les syndicats joue encore il n’est pas tendre avec eux.

Mais c’est surtout sur le climat usant, la mort à petit feu que provoque l’usine, que le livre est percutant, avec cet extrait terrible que l’on lira en ayant en tête les chiffres sur l’absentéisme dans les entreprises – publiques comme privées – et sur l’augmentation de la consommation d’anxyolitique : « On a bossé huit ans dans la même équipe. Sans beaucoup parler ensemble. Bonjour, çà va ? Des banalités. Il était souvent absent, surtout les nuits, tu m’étonnes. Presque systématiquement les nuits. Arrêt maladie. C’était devenu une routine. La hiérarchie le citait en exemple à ne pas suivre. Ils appellent çà l’absentéisme. Autrement dit, les gens qui profitent du système, des médecins complaisants. Un ouvrier à virer, un feignant d’usine.

On l’a retrouvé mort. Il a mis fin à ses jours, tout seul. Peut-être qu’il ne profitait pas du système. Peut-être que le système a trop profité de lui. »[7] Cas certes extrême, mais pas aussi exceptionnel que l’on voudrait nous le faire croire comme le montre remarquablement le film Il ne mourait pas tous, mais tous étaient frappés[8]. Dans ce contexte, on ne peut que s’étonner de ne pas voir une telle situation être considéré comme inacceptable au point d’en faire un problème central dans une société aussi riche et développée que l’Europe occidentale.

Notes

[1] Vincent De Raeve, L’Usine. Préface de François Bon, Collection je, Bruxelles, Couleur livre, 2006.
[2] Nous renvoyons le lecteur à notre article i paru dans Espace de libertés, n°342 pp.
[3] Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Paris, L’insomniaque, 2002.
[4] Sur ces aspects, on lira également avec un grand plaisir et un immense intérêt l’histoire de Rudy et Dallas se bâtant pour sauver « leur » entreprise dans le roman de Gérard Mordillat, Les Vivants et les Morts, Paris, Calmann-Lévy, 2004
[5] Vincent De Raeve, L’Usine, op. cit. p.78
[6] Id. p.39. Voir également l’excellent dossier Salariés menacés et droits sociaux attaqués dans Le Monde diplomatique n°624 de mars 2006, pp.16-21
[7] Id. p.20. Sur la peur comme pièce maîtresse du fonctionnement actuel du système et sur les autres
[8] Bruneau, Sophie et Roudil, Marc-Antoine, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. ADR Productions et Alter Ego films, 2006