dimanche 4 juin 2006

Une troupe à "contre temps"

Cet article a été publié dans Espace de libertés n°343 de juin 2006, pp.14-15

Un théâtre militant est-il possible aujourd’hui en Belgique francophone ? Pour avoir un éclairage sur cette question, nous avons rencontré Patrick Zeoli, metteur en scène de la troupe La joyeuse compagnie du bonheur.

Q : Quelle est l’histoire de votre troupe ?
La troupe existe depuis 2001 et mélange des acteurs professionnels et des amateurs qui se connaissaient tous d’endroits divers. Tous les membres étaient à la recherche d’une alternative aux théâtres traditionnels et désiraient pouvoir jouir d’une véritable indépendance dans ce qu’ils font et plus encore comment ils le font. Nous faisons du « théâtre intervention », forme qui se rapproche plus du Théâtre Action que du Théâtre Forum. Après avoir joué Une toute petite voix qui parlait de la recherche du bonheur et Ainsi font qui traitait de la manipulation au sens large, et non pas seulement de celle des médias, nous avons réalisé un spectacle pour Amnesty International sur les réfugiés. Dans ce spectacle, le public était directement impliqué puisque lorsqu’il arrivait sur le site, nous le placions dans la situation d’un réfugié arrivant en Belgique. Nous avons également fait en décembre 2004 du théâtre de rue avec Résistance à l’Agression Publicitaire.
Donc, en très peu de temps nous avons déjà expérimenté pas mal de forme différente, et nous étudions déjà comment à nouveau modifier significativement notre mode d’expression pour notre prochaine pièce car ce que nous préférons, c’est le processus de création, plus que les représentations proprement dites.
Q : Justement, votre dernière pièce, Silence on ferme, est illustrative de votre démarche et de la manière dont vit une troupe de théâtre « alternative » aujourd’hui
Oui car, outre notre démarche artistique particulière, nous avons tous un regard critique sur la société d’aujourd’hui et désirons utiliser le théâtre pour également faire passer un message et amener les gens à réfléchir sur le monde qui les entoure. Nous voulons clairement avoir un théâtre qui est ancré dans les réalités quotidiennes des gens. C’est pourquoi, quasi naturellement, nous avons décidé à l’occasion de la fermeture du haut fourneau numéro 6 de Cockerill à Seraing le 26 avril 2005, de non seulement rendre hommage aux gens qui ont exercés depuis des siècles le dur métier de métallurgiste, mais également de témoigner du traumatisme que la fermeture du HF 6 a provoqué chez les travailleurs et leurs familles et plus largement dans l’ensemble de la région.
Afin de coller à la réalité, nous avons fréquenté pendant près d’un an la ville de Seraing et les alentours de Cockerill afin de recueillir de nombreux témoignages de travailleurs et d’habitants mais aussi de responsables. Rien que pour les témoignages de travailleurs, nous avons recueilli une vingtaine d’heures d’interviews. Ensuite, le contenu clairement défini nous avons réfléchis à la forme la plus appropriée pour rendre palpable le drame social qui se joue et le fait que, plus qu’une usine, c’est une région qui se meurt petit à petit.
Q : Justement, la forme est très particulière, avec de la musique mais aussi la présence de la marionnette de Tchantchès.
Oui, en plus de différentes techniques d’expressions théâtrales et de l’utilisation de la vidéo, nous avons sur scène un groupe qui joue en live, le groupe Pakap qui est partiellement composé de membres de la troupe. Les autres musiciens sont également des connaissances qui nous ont rejoint sur ce projet par accord sur le fonds prioritairement et non pas d’abord pour la performance scénique même si la dimension artistique n’est jamais totalement absente. C’est également le cas des marionnettistes.
Pour répondre plus précisément à la question, la place de Tchantchès est très importante. Il représente la tradition liégeoise – importée d’Italie, déjà ! - d’un théâtre populaire fait à l’origine avec peu de moyens par des gens du peuple pour des gens du peuple. Il symbolise aussi un esprit de résistance, l’esprit frondeur liégeois, la « grande gueule » qui ose dire NON et qui dit ce qu’il pense et ne se laisse pas faire, même devant les plus grands. De plus, le personnage a toujours été vecteur de la « voix populaire ». Les spectateurs savent donc qu’il « pousse un peu », ce qui nous permet de lui faire dire des choses plus directes et très très critiques. Enfin, et c’est important dans la dynamique globale de la pièce, l’humour omniprésent dans ses apparitions permet de continuer à faire passer le message tout en permettant aux gens de respirer intellectuellement et émotionnellement après des moments parfois très durs. Il constitue donc aussi un moment de respiration.
Q : Les réactions ont été diverses
L’accueil de la pièce par le public a été très favorable. Tous les travailleurs se retrouvent, et pas seulement les métallurgistes, dans les scènes parlant des objectifs, de l’employabilités, dans le discours tenus sur le reclassement, dans la déshumanisation totale des conditions de travail… Par contre le monde politique sérésien qui a assisté à la première représentation a été fortement refroidi et nous l’a fait savoir. Notre critique très ferme de la démission du politique face au pouvoir économique et la dénonciation des leurres que sont les cellules de reconversions, notamment, a été mal pris. Pourtant, et les gens qui viennent nous voir le reconnaissent, nous ne tenons pas un discours poujadiste du style « tous pourris », et encore moins un discours anti-politique. C’est exactement l’inverse. Un des principaux messages de la pièce est justement de dire que la Politique – au sens noble du terme – doit reprendre ses droits et oser affronter le capitalisme, le tout étant argumenté dans les textes. Et puis, est-il si dérangeant aujourd’hui de terminer une pièce par L’Internationale en appelant les gens à lutter pour leur avenir, leur donnant symboliquement un morceau de tissu rouge ?
Q : Pour revenir au début de notre entretien et au difficulté du théâtre aujourd’hui, pouvez-vous expliquez où et combien de foi vous avez joué la pièce
Illustration du bon accueil de la pièce par les gens, nous avons déjà joués 11 fois la pièce, dans 4 lieux différents, tous plus ou moins alternatif, dont un théâtre de Liège. Ce sont ainsi entre 600 et 700 personnes qui ont vu le spectacle qui a quasi toujours été jouée dans des salles pleines. Nous avons-nous même été surpris de ce succès et nous avons des contacts pour la jouer encore une bonne dizaine de fois. Outre le rêve de la jouer un jour dans les usines de Cockerill, nous avons de grosses difficultés à monter la pièce dans les centres culturels de la banlieue ouvrière rouge de Liège. Son coût n’est cependant pas si élevé, 500 €, notamment grâce à une aide service de la Province de Liège qui fournit le matériel d’éclairage et une régisseuse pour chaque représentations. Ce coût très bas nous permet d’être très libre au niveau de nos choix et de ne jamais être un frein pour nos éventuels partenaires.
Q : Attribuez-vous cette difficulté à votre message politique
En très petite partie. C’est surtout un constat général qu’il faut tirer pour la production théâtrale en Belgique francophone. Les médias ne s’intéressent qu’aux quelques personnes confirmées médiatiquement et qui sont souvent les seules à pouvoir être professionnelles. Ainsi, seul Le Soir a parlé de la pièce, dans ses pages régionales, et seulement sur base du dossier de presse, c'est-à-dire sans venir la voir. Dans ce cadre, les centres culturels se montrent malheureusement fort frileux dans leur programmation alors qu’en théorie ils ont pour mission d’être ancré et de parler du réel. Pour le théâtre en Belgique, et plus globalement pour le monde artistique, il serait en quelque sorte rassurant que ce soit notre affirmation politique marquée qui pose problème, mais ce n’est malheureusement pas le cas.
Q : Vous avez mis en place une démarche plus globale, pouvez-vous en dire un mot pour terminer :
Malgré que nous n’en vivons pas par choix, l’implication théâtrale est très lourde et demande une énergie constante. Outre le projet d’une semaine de l’art engagé pour fêter en 2007 les 39 ans de mai 68, évitant ainsi les dates fixes habituelles, nous avons mis sur pied une asbl afin de mieux faire connaître notre travail mais aussi de créer un réseau autour de notre démarche et du message qu’elle délivre. Cette asbl que nous avons baptisée « à contre temps » veut encourager le développement de scènes ouvertes qui permettent d’être à la fois public et artiste, mais aussi de permettre des échanges entre artistes d’horizons divers et de permettre à tous de se réapproprier l’art, le tout en gardant un esprit critique qui refuse le fatalisme et vise à remettre l’utopie au goût du jour.
Je résumerai l’ensemble de notre démarche comme la volonté que l’art soit un moyen de communication et non un produit de consommation.

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