vendredi 7 novembre 2008

La RTBF, comme tout le service public, doit être détruite !


Cet article a été publié dans le n° 369 de la revue Espace de libertés du mois de novembre 2008, p.32.

Deux ans après son ouvrage La RTBF est aussi la nôtre, Bernard Hennebert récidive avec un livre salutaire dans les perspectives démocratiques qu’il aborde mais au titre bien plus alarmiste : Il faut sauver la RTBF[1].

Un des points importants que Hennebert aborde est que la RTBF étant une chaine de service public, elle se doit de proposer une offre différente et non de courir derrière les chaînes du privé. Une des questions centrales est ici la publicité. Celle-ci, qu’il trouve déjà trop présente, est réclamée de manière ferme par les dirigeants de la RTBF afin d’augmenter leur recette, nécessité selon eux pour faire face à la concurrence. Mais Hennebert de s’interroger : « Emettons l’hypothèse qu’on découvrira alors que bien des budgets pour mener à bien ces objectifs spécifiques au service public sont souvent moins importants que ceux nécessités par l’acquisition ou à la production de coûteux programmes auxquels sont si sensibles les annonceurs »[2]. La publicité n’est pas la seule source de questionnement. Il en va de même de l’absence d’un réel agenda culturel, d’une émission d’éducation au média qui ne serait pas une vaste hypocrisie (soulignant au passage que Screen et Zoom arrière sont considérés par la RTBF comme relevant de cette catégorie), de la présence de la violence, de la signalétique…

« Bien entendu, les revendications ne doivent pas se limiter au cas de la RTBF. Les partis devraient être interpellés également, par exemple, sur le statut de RTL TVI, Club RTL et Plug TV qui tentent de faire croire qu’ils ont émigré au Grand-Duché du Luxembourg et qui nient que le droit de la Communauté française leur soit applicable, ce qui mène à plus de laxisme dans l’application des règles qui régissent la présence publicitaire, la diffusion d’images de violence gratuite, etc. »[3] Cependant, la RTBF étant un service public et devant renégocier son contrat de gestion, c’est sur cette dernière qu’il centre sa critique, insistant sur le rôle que les citoyens ont à jouer dans un débat qui concerne de manière plus large la démocratie : « Il n’y a pas que les distinctions entre réalité et fiction, ou direct et différé, qu’il importe de souligner, il reste beaucoup de pain sur la planche. Sans la pression des usagers, il est à craindre qu’on en restera là. Les prochains chapitres de ce livre vont tenter d’indiquer au lecteur comment il peut s’impliquer concrètement dans une évolution humaniste de notre paysage audiovisuel ».[4] Le livre de Bernard Hennebert a alors ce grand intérêt de décortiquer les différents moyens d’actions que chacun d’entre nous a pour intervenir et de ne pas en minimiser l’intérêt ni la portée car « Il n’est pas rare que certaines obligations ne commencent à être appliquées qu’à partir du moment où un usager découvre qu’elles ne sont pas encore prises en compte par le diffuseur et le signifie au CSA. Au plus des plaintes judicieuses et justifiées seront déposées, au plus la RTBF hésitera à ne pas appliquer telle ou telle règle sachant qu’une sanction pourrait constituer pour elle un manque à gagner financier. Il ne s’agit donc pas de jouer simplement au gendarme et au voleur, mais bien d’être solidaire d’un travail préventif pour que la RTBF soit davantage au service du public »[5].

Service public, le terme a souvent été utilisé dans ce texte. C’est qu’il est une des composantes qui nous paraît indispensable au fonctionnement démocratique d’une société par les services qu’il offre à l’ensemble de la population. Or comme le dit fort justement Marc Moulin à la fin de sa préface, « La RTBF, comme presque tous les services publics, est victime d’une libéralisation mal comprise et mal conçue. Aujourd’hui, on aperçoit enfin comment l’argent fait main basse sur les dernières sources de richesses qui ne lui appartenait pas encore (postes, chemins de fer, énergie, eau, etc…). La privatisation des services publics fonctionne sur le mode du pillage. »[6].

C’est ce pillage que fort à propos Jacques Moden étudie en détail dans une brique qui deviendra, nous prenons les paris, une référence[7]. Il y retrace les trois vagues de privatisation qui ont marqué la Belgique, l’année 1991 apparaissant ici comme un tournant. Outre une description précise des mécanismes, montrant bien la cohérence entre une idéologie capitaliste triomphante, une construction européenne réalisée pour servir celle-ci et un politique dont l’imaginaire culturel est totalement acquis à la logique de marché, le livre comprend des bilans chiffrés des privatisations ainsi que des fiches morphologiques d’un grand nombre d’ « entreprise publique ».

Notes

[1] Hennebert, Bernard, Il faut sauver la RTBF, Bruxelles, Couleur livres, 2008, 144p

[2] P.52.

[3] P.136

[4] P.102

[5] P.120

[6] P.12.

[7] Moden, Jacques, Les privatisations en Belgique. Les mutations des entreprises publiques 1988-2008. Bruxelles, CRISP, 2008, 367 p.

lundi 3 novembre 2008

Abolir le capitalisme: une course contre la montre

C'est une nouvelle fois dans La Libre Belgique (ce lundi 03.11.08 en p.28) que je publie en compagnie de Didier Brissa, Yannick Bovy, Aïcha Magha, Alice Minette, Olivier Starquit et Karin Walravens une carte blanche dans le cadre du Mouvement Le Ressort.
Ce texte a reçu quelques commentaires mais surtout une réaction sous forme de carte blanche le vendredi 14.11.08 en p.51

La logique productiviste engendre exploitation, stress, souffrance au travail et désastre écologique. Nos sociétés sont en proie à un fétichisme du temps et à un culte de la vitesse.

Nous venons de passer à l’heure d’hiver. Ce changement qui perturbe l’horloge biologique, introduit en Europe occidentale le 28 mars 1976 suite au choc pétrolier de 1973, permettrait, selon ses promoteurs, de réaliser des économies d’énergie sur les éclairages publics, sur la base d’une meilleure utilisation de la lumière solaire naturelle pendant la période estivale.
Par analogie avec cette instrumentalisation du temps à des fins économiques, il n’est pas exclu de penser que la montre est apparue en même temps que le développement du capitalisme, lors de la révolution industrielle (1). L’esclave romain était doté de chaînes, l’esclave moderne porte une montre.
Les réunions nocturnes de la dernière chance convoquées pour sauver les banques de la faillite sont ainsi induites par la notion du temps dictée par les places boursières et les actionnaires: toujours plus, toujours plus vite.
Cette temporalité capitaliste est également impulsée par les entreprises transnationales: gestion des stocks à flux tendus, just in time parce que time is money. Cette logique productiviste, qui abolit les saisons aux dépens de l’environnement et de rapports Nord-Sud équitables, engendre exploitation, stress, souffrance au travail et désastre écologique.
Nos sociétés sont en proie à un fétichisme du temps et à un culte de la vitesse: le champ du travail n’y coupe pas, mais cela est tout aussi vrai dans le domaine législatif. Ainsi, la temporalité électorale ne coïncide pas avec la temporalité démocratique et citoyenne: l’homme et la femme politiques, qui doivent être réélus, se projettent rarement dans le long terme alors que les enjeux (le logement, l’environnement, l’éducation, la santé, la recherche, le plan Marshall les exemples foisonnent) exigent une approche sur le long terme.
Les défis de l’avenir sont connus et ne peuvent être minimisés. Les spécialistes pointent du doigt leur urgence: si rien n’est fait, le prix que nous payerons bientôt sera très élevé. Mais la différence entre le spécialiste et l’homme ou la femme politique réside dans l’adverbe "bientôt". "Bientôt", ce n’est pas ici et maintenant: le choix entre l’échéance électorale et la survie de la planète est vite fait. Faudrait-il envisager des mandataires politiques élus plus longtemps mais révocables à tout moment? Cela impliquerait assurément une redéfinition de notre système démocratique (2).
Le seul remède contre l’arbitraire, c’est le temps, le temps qui gomme les émotions, le temps qui permet de dialoguer, d’analyser, le temps de prendre le risque de la contradiction. La précipitation en politique n’est-elle pas un abus de pouvoir?
Mais tout concourt à cette précipitation: le travail d’information journalistique n’est-il pas soumis à la pression des "actualités", de l’événement? Le fonctionnement de notre société est basé sur l’immédiat, sur la tyrannie de la vitesse et de l’instantané. Et donc sur l’amnésie. Sur le mépris ou l’ignorance du passé. Sur l’occultation ou l’oubli de la mémoire collective. Et cette même construction de l’amnésie contribue à la reproduction, à la survie du capitalisme. La crise financière le démontre amplement: "Par essence, le capitalisme est immédiateté et spontanéité, il prétend annihiler le temps. Par nature, le marché est éphémère et volatil, mais finalement sa main est aussi impuissante qu’invisible. L’un et l’autre sont le contraire de la mémoire qui permet d’analyser le passé, d’apprécier le présent et de projeter le futur" (3).
Le fétichisme du temps et le culte de la vitesse conduisent à cette primauté mortifère des temps rapides sur les temps lents et des temps courts sur les temps longs.
Toute notre intelligence a été mobilisée pour inventer des prothèses techniques (les machines) et sociales pour accélérer. Ne devrions-nous pas maintenant faire l’éloge de la lenteur?
"Combattre la vitesse et délégitimer ses symboles (TGV, avion, voitures puissantes) constitue une nécessité écologique car la vitesse pollue, sociale car la vitesse est la face cachée de la richesse, anthropologique car la vitesse est inséparable du jeunisme, caractéristique du capitalisme" (4).
Et si le temps était la valeur la plus sous-estimée de notre société et la clé d’un changement de paradigme? La pollution du temps serait-elle l’autre dimension, dramatiquement négligée celle-là, du désastre écologique produit par le modèle productiviste occidental? La libération du temps, par essence insuffisant, n’est-elle pas un enjeu de civilisation?
Premier poste dévoreur de temps: le travail. Le temps à profusion, à discrétion, le temps pour soi, celui qui permet de respirer, de s’ennuyer, de s’ancrer profondément dans le monde, de créer, est un trésor rare que l’on doit arracher à un quotidien minuté, saturé.
"Bâtir la civilisation du temps libéré" (5): six mots qui résument à la perfection le seul objectif politique vraiment excitant et émancipateur que l’on puisse se fixer pour les prochaines années.
Réduire collectivement le temps de travail? C’est bien sûr une urgence. Mais le problème, il faut le noter, ne tient pas seulement à la durée légale du travail. Le culte du travail influe également.
Les victimes les plus directes de cette logique de révérence obligée à l’égard du travail salarié sont sans conteste les chômeurs, contraints de plus en plus à accepter des boulots déqualifiants qui ne leur rapportent parfois que quelques cacahuètes de plus que les minimas sociaux.
Remettre le travail à sa place, c’est permettre à l’humain d’accéder à une temporalité plus heureuse: la société doit garantir à chacun(e) un vrai temps pour les activités familiales, sociales, créatives et bien entendu du temps pour soi (6).
L’objectif politique d’une réduction massive du temps de travail est porteur d’un enjeu de civilisation et d’émancipation qui n’a encore jamais été exploré. Cet enjeu d’émancipation concerne le rapport de chacun à lui-même, certes, mais aussi de son rapport aux autres. Libérer du temps permet d’en consacrer plus aux autres, à sa famille, à ses amis, à la société, à soi-même. La réduction du temps de travail est un facteur d’épanouissement individuel en même temps qu’elle cultive le lien social. Le bien-être humain doit passer par la maîtrise du temps de vie et non par une course effrénée aux biens matériels.
"Une diminution drastique du temps de travail considéré comme 'normal’, et le découplage, à travers le revenu garanti prôné par André Gorz et d’autres, du travail et des moyens de subsistance, permettrait de ré-oxygéner nos existences asphyxiées, de remettre du sens et du plaisir dans tout ce que le mode de vie dominant transforme en simulacres absurdes, en corvées exaspérantes, en ébauches vite avortées" (7).
L’enjeu n’est donc pas, ou pas seulement, de se battre pour gagner sur la quantité de temps dont on dispose, mais aussi sur sa qualité.
La réduction du temps de travail est indispensable mais elle ne présentera pas de valeur libératrice ni ne changera la société si elle sert seulement à redistribuer le travail et à réduire le chômage Elle exige une politique du temps qui englobe l’aménagement du cadre de vie, la politique culturelle, la formation et l’éducation (populaires, c’est-à-dire par et pour le peuple et non par des "fournisseurs de temps de cerveau disponible" (8)).
A défaut, les recommandations des magazines visant à prendre du temps pour soi dans un bain moussant ou de dégager du temps pour sauver son couple risquent de se muer en une injonction paradoxale. Notre mode de vie "normal" rend impossible ces salutaires ambitions.
Prendre du temps pour soi, vraiment? Illusoire, à moins d’abolir le capitalisme.

NOTES

1. Ainsi, il n’est pas anecdotique de relever que la date de l’invention de la montre-bracelet coïncide avec celle de la parution de "L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme" de Max Weber.
2. Voir le texte du Ressort "une démocratie unijambiste et sans cœur", http://ressort.domainepublic.net/spip/spip.php?article19
3. Hugues Lepaige, "Le capitalisme n’a pas de mémoire", Démocratie, n°20, 15octobre 2008. C’est nous qui soulignons.
4. Paul Ariès, "La politique de l’escargot", Le Sarkophage, n°7, juillet-septembre2008.
5. Titre d’un article d’André Gorz paru dans Le Monde diplomatique, mars1993.
6. Question ancienne dont le pamphlet de Paul Lafargue, Le droit à la paresse, reste une des plus brillantes analyses.
7. Mona Chollet, "A la recherche des heures célestes", http://peripheries.net/article320.html
8. Acrimed, "Le Lay (TF1) vend "du temps de cerveau humain disponible"", http://www.acrimed.org/article1688.html