jeudi 21 juillet 2011

Une troisième voie : le socialisme racial

Cet article a été publié dans Aide-Mémoire n°57 de juillet-septembre 2011, p.11

Nous l’avons déjà évoqué dans cette rubrique, une frange de l’extrême droite aime à se qualifier de troisième voie[1]. Cette tendance remonte aux années 30. « Ni Trust, ni Soviet » est alors le résumé de leur positionnement politique.

Du Trotskisme au Nouvel Ordre Européen

Avant d’analyser le contenu du livre Socialisme national contre marxisme[2], une présentation de son auteur est indispensable[3]. René Binet (1913-1957) commence à militer au sein du Parti Communiste du Havre avant d’en être exclu en 1935 et de rejoindre la IVe Internationale fondée par Trotski. Il continue en parallèle à militer au sein de la CGT. Le tournant est la Seconde Guerre mondiale. Fait prisonnier, il évolue politiquement et se rapproche de l’ancien communiste Jacques Doriot ainsi que de Marc Augier[4]. Cette évolution aboutit à son engagement au sein de la division SS Charlemagne. Cette évolution, qui peut sembler incongrue, est basée sur l’antistalinisme. À la Libération, Binet continue son combat politique et participe dès 1946 à plusieurs mouvements, dont celui des frères Sidos[5]. Il participe en 1951 à la réunion internationale de Malmö, où l’on retrouve également Maurice Bardèche[6] et Oswald Mosley[7]. C’est à cette occasion qu’il crée le Mouvement social européen, qu’il quitte rapidement pour fonder avec Gaston-Armand Amaudruz le Nouvel Ordre Européen (NOE), un parti ouvertement raciste. Ce mouvement, qui existerait toujours, a surtout été actif dans les années 1960. Amaudruz, un suisse condamné à la prison pour négationnisme, préface l’ouvrage que nous allons analyser. Publié par « l’Institut supérieur des sciences psychosomatiques, biologiques et raciales », une structure fondée en 1969 à Barcelone par le NOE, le livre est en fait une réédition d’une première version sortie confidentiellement en 1950.

Ni marxisme, ni capitalisme

Le parcours de René Binet est éclairant. Il fait partie de ces militants qui ont cru au double langage contenu dans le terme « national-socialiste » et pensait qu’une idéologie commune allait pouvoir transcender le nationalisme. Il fait ainsi un constat amer que nous avions déjà rencontré quand nous avions étudié le fascisme roumain[8] : « enfin, on peut ajouter que ce fut l’erreur du nazisme allemand et d’Hitler en particulier d’avoir fait aussi un racisme national au lieu de regrouper les quatre grandes races fondamentales de l’Europe sur une base nouvelle. Au moment où l’Allemagne passagèrement victorieuse pouvait disposer de l’Europe, l’application de la discrimination raciale sur une base rigoureuse eût permis la création immédiate d’un équilibre, d’une série d’États racialement unis à travers le continent »[9].

Après avoir été militant marxiste, il s’est détaché de celui-ci. Son livre est donc la dénonciation d’un système idéologique bien connu par son auteur qui en a gardé cependant quelques éléments. C’est ainsi que contrairement à de nombreux autres auteurs d’extrême droite, Binet ne plaide pas pour la création de syndicats corporatistes ou nationaux, mais pour une prise de contrôle des structures syndicales existantes qui ont la confiance des travailleurs que l’on veut toucher. C’est ainsi également qu’il se réfère aux socialistes pré-marxistes, principalement le courant français qui sera plus tard qualifié de « socialisme utopique » en opposition au « socialisme scientifique ». Cette nuance apportée, la charge contre le marxisme constitue l’essentiel de l’ouvrage. Pour lui, l’orthodoxie marxiste est devenue une terreur intellectuelle dépassée alors qu’il lui reconnait un rôle et une pertinence pour le 19e siècle. C’est en fait l’expérience de l’URSS qui a démontré que le marxisme ne pouvait fonctionner, notamment parce qu’il a évolué en une dictature avec le stalinisme : « (…) la liberté et le système marxiste sont inconciliables, (…le vrai socialisme) donnera réellement à l’homme le maximum de liberté compatible avec la vie en société, passe par d’autres voies que celles du marxisme. »[10].

Outre cette critique, l’autre point central pour Binet est un aspect classique de la propagande de l’extrême droite des années 30-40 contre l’URSS que l’on synthétise souvent dans la formule de l’ennemi judéo-bolchévique : « La privation progressive de droits des peuples de l’Est en face d’une couche dressée dès l’origine pour la lutte de races et la domination des autres races, en fait le terrain d’élection pour la prise en mains totale du pouvoir par la couche étrangère au pays. Cette prise du pouvoir étant accomplie, il n’y a qu’un pas pour que la lutte s’élargisse et que l’État soviétique ne devienne le tremplin d’une agression contre l’ordre traditionnel du monde européen. »[11] En clair, il dénonce le fait que de nombreux dirigeants de la révolution communiste seraient Juifs, tout comme Marx. Binet parle d’ailleurs au sujet de ce dernier de « socialisme levantin » qu’il oppose au « socialisme national » qu’il prône.

Nous l’avons cependant souligné dès le départ, le marxisme n’est pas le seul qui est critiqué. Le capitalisme l’est aussi. Mais comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir dans cette chronique, c’est le capitalisme mondial, « cosmopolite », que l’on critique et pas le système économique en soi[12] : « Tout cela pose désormais un problème d’indépendance à l’égard du capital financier. Nous avons bien fixé que le socialisme moderne formant la réalité nationale impose une tâche précise au capital industriel, à l’ouvrier et au paysan. Il est nécessaire pour que cette tâche soit accomplie en toute liberté que l’indépendance nationale, l’indépendance de la communauté ainsi constituée, soit garantie et protégée par l’État. »[13]. Ce double rejet, en miroir, est théorisé dans un raccourci saisissant : « Le marxisme est l’adaptation du capitalisme au développement technique de notre époque. En plus bref, la société marxiste russe est le type de la société capitaliste du 20e siècle »[14]. Face à cela, la solution est évidente : « Nous préconisons la construction d’un nouveau Parti du peuple français qui soit capable de reconstituer l’Unité d’un peuple que des forces étrangères et capitalistes conjuguées ont réussi à diviser. Nous savons que la couche sociale décisive pour réaliser cette unité et la rendre dynamique est la classe ouvrière »[15]. Et non la classe moyenne, comme la majorité des penseurs d’extrême droite le pensent, ce qui fait l’originalité du courant de pensée auquel appartient Binet.

Un racisme puissant

Comme on a déjà pu le constater, le racisme est au cœur de l’idéologie de Binet. Un racisme virulent. D’autant plus virulent qu’il se veut scientifique, prétention que nous avons rencontrée plus d’une fois : « Depuis peu, on prétend plier les peuples occidentaux à des conceptions élaborées par des fils de rabbins, descendants de bédouins pillards, ou plus encore à des méthodes sénégaliennes apportées chez eux par des “députés” aux mœurs de gorilles. Sous le fallacieux prétexte que tous ont l’habitude de se tenir sur leurs pattes d’arrière, on a voulu antiscientifiquement les tenir pour les membres d’une seule et unique espèce. Avant seulement de parler “d’humanité”, histoire humaine et autres termes généraux, nous voudrions entendre qu’on nous précise ce qu’est l’homme. Nous ne croyons pas qu’un même nom puisse s’appliquer uniformément à toutes les races. Chacune d’elles manifeste des différences physiques, physiologiques, psychiques trop considérables pour qu’un même terme générique les puisse désigner. Chaque race peut former une société homogène dont nous ne préjugeons pas la hiérarchie, mais non pas un tout uniforme avec les autres »[16]. Si dans cet extrait, on ne fait guère de hiérarchie entre les races, on sent bien dans le propos que le blanc est considéré comme supérieur. Ce qui se confirme plus loin quand il défend la ségrégation effectuée dans les syndicats américains contre les noirs. Et d’utiliser une comparaison classique des « experts » raciaux de l’extrême droite[17] : « de même que nous nous indignons de voir un charretier frapper son cheval et le traiter brutalement, il nous déplaît de voir maltraiter les noirs. Mais, de là à en faire des électeurs ailleurs que chez eux, il y a toute une gamme de nuances (…). Nous ne tenons pas pour possible d’accepter entre eux et nous le mélange des sangs que quelques-uns admettraient facilement (…). Le développement et l’émancipation des peuples colonisés ? Oui, mais sur la base de leurs traditions et de leurs caractéristiques raciales. Ils sont aussi inaptes à recevoir notre civilisation que nous à nous adapter à la leur »[18]. Notons ici que l’argument final repris à la fin de cet extrait, à savoir le fait que chacun doit vivre selon sa culture dans son lieu d’origine est celui utilisé aujourd’hui par l’extrême droite dans son discours de défense de la culture européenne.

Le Darwinisme

Au-delà de l’expression d’un racisme profond avec des termes et des comparaisons aujourd’hui interdites légalement, c’est une conception des rapports sociaux au sens large – que nos lecteurs connaissent bien maintenant – que René Binet exprime : « J’avais au contraire acquis la certitude théorique, doctrinale, et non seulement sentimentale et a priori, que non seulement c’est l’homme qui fait l’histoire comme le dit Marx, que c’est l’homme qui détermine l’économie, mais qu’au-delà des lois du développement, des lois sociales historiques et autres, au-dessus d’elles et antérieures à elles, règnent les lois du développement humain. Lois biologiques qui subordonnent toutes les sociétés en voie de progression à un impératif de sélection individuelle avant de régler les rapports sociaux des individus et des sociétés. Impératif de sélection, devant lequel la lutte de classe s’estompe si elle ne disparaît pas complètement. Seule la notion de hiérarchie des individus et des races était capable de résoudre tous les antagonismes sociaux en créant la hiérarchie équitable des valeurs individuelles.»[19] Le darwinisme social, élevé au rang de science, est donc bien à nouveau au cœur de l’explication du monde d’un penseur d’extrême droite pourtant quelque peu atypique.

Notes

[1] Voir « Un vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite » in Aide-mémoire n°31 de janvier-février-mars 2005 et « Du socialisme au fascisme » in Aide-mémoire n°41 de juillet-août-septembre 2007.
[2] Binet, René, Socialisme national contre marxisme, Montréal-Lausanne, Editions Celtiques-ISS, 1978, 157p.
[3] Comme souvent les renseignements sont issus du site Metapedia
[4] Plus connu sous son nom de plume de Saint-Loup. Voir « Le Militaria, porte d'entrée de l'idéologie d'extrême droite » in Aide-mémoire n°46 d'octobre-novembre-décembre 2008.
[5] Voir « La tendance païenne de l’extrême droite » in Aide-mémoire n°38 d’octobre-novembre-décembre 2006.
[6] Voir « Quand le relativisme sert à masquer le négationnisme » in Aide-mémoire n°34 d’octobre-novembre-décembre 2005 et « Le fascisme n’a pas confiance dans le peuple » in Aide-mémoire n°53 de juillet-août-septembre 2010.
[7] Voir « Le nationalisme européen de l’extrême droite » in Aide-mémoire n°35 de janvier-février-mars 2006.
[8] Voir « Le bilan du nationalisme » in Aide-mémoire n°39 de janvier-février-mars 2007.
[9] P.81
[10] P.61
[11] P.91
[12] « Force, Joie et Travail! » in Aide-mémoire n°45 de juillet-août-septembre 2008.
[13] P.121
[14] P.22
[15] P.122.
[16] P.66
[17] Voir « De l’étalon au noble SS » in Aide-mémoire n°27 de janvier-février-mars 2004.
[18] P.143
[19] Pp.12-13

samedi 9 juillet 2011

Le Plan Marshall, messie de la Wallonie

Cet article a été publié dans Espace de libertés, n°399 de juillet-août 2011, p.27

Alors que les négociations pour la formation d’un gouvernement continuent à ne pas commencer, Luc Pire a commandé un livre de circonstance à Paul Magnette sur la question du nationalisme. Le brillant universitaire, devenu ministre et souvent cité comme successeur d’Elio Di Rupo à la tête du PS, s’est adjoint l’aide de Jean Sloover, bien connu de nos lecteurs, pour produire un ouvrage concis sous forme d’interview[1].

Si le livre s’avère agréable à lire et est assez instructif, il déçoit cependant au vu de ce que l’on peut attendre d’un professeur de science politique. Car au final, Magnette n’apporte rien de bien neuf à la question de l’analyse des raisons pouvant expliquer le nationalisme en général, et le nationalisme flamand en particulier. Le point de départ est un désaccord avec la phrase de François Mitterand disant que « le nationalisme, c’est la guerre ». Dès l’introduction l’auteur précise : « Condamner le nationalisme comme une forme de maladie honteuse ou de déviation morale, c’est contribuer à renforcer encore les mécanismes de victimisation dont il se nourrit. Lui opposer des faits et des chiffres, tenter de le contraindre à prendre ses responsabilités, et à se heurter aux réalités du pouvoir, accepter de négocier les demandes rationnelles qu’il énonce tout en dénonçant ses mythes, telles sont sans doute les seules voies, longues et périlleuses, que les progressistes peuvent emprunter pour l’apprivoiser. »[2]. Pour Magnette, la Gauche se doit de prendre en compte la dimension nationaliste qui répondrait, selon lui, à une aspiration humaine fondamentale qui peut être positive comme l’aurait démontré le nationalisme libéral du 19e siècle.

Le livre s’attache, contexte belge oblige, à expliquer le caractère très peu progressiste du nationalisme flamand avant de se pencher sur le régionalisme wallon. Dans son historique de ce dernier, Magnette tend à montrer l’importance déterminante jouée par les socialistes. Il fait par ailleurs de ces derniers les vrais fondateurs et défenseurs de la région bruxelloise. Mais si l’on comprend bien l’importance politique aujourd’hui de se positionner ainsi, certains « oublis » sont interpellant. Ainsi du fait que le PS, alors toujours PSB, pris énormément de temps à s’emparer de la revendication régionaliste plutôt portée par la FGTB. L’exclusion des régionalistes lors du congrès dits « des incompatibilités », les conséquences électorales de cette décision, ainsi que les positions jusqu’au début des années 70 sont passées sous silence. Or ces dix années sont cruciales dans l’histoire du régionalisme wallon et les socialistes portent une responsabilité importante dans la perte de temps de cette période[3].

Le livre de Paul Magnette peut ainsi également se comprendre comme une volonté de se profiler pour reprendre le positionnement régionaliste quelque peu délaissé ces derniers temps au sein du PS. Si l’héritage n’est pas explicitement évoqué, et on comprendra aisément pourquoi, on retrouve dans les propos du ministre du climat et de l’énergie les accents régionalistes d’un Jean-Claude Van Cauwenbergh, ou d’un José Happart à l’époque de son mouvement « Wallonie région d’Europe ». S’inscrivant clairement dans le droit fil des thèses de l’Institut Jules Destrée, Magnette reste prudent et parvient à un beau jeux d’équilibriste politique quand il lie le Mouvement Wallon et deux des hommes forts du PS actuels, dont le premier cité est pourtant plus connu pour ses sentiments belges que wallon : « Oui, le Plan Marshall est un projet crucial pour la Wallonie, à la fois parce qu’il organise le redéploiement économique de la Région, battant en brèche les préjugés sur son déclin, et aussi parce qu’en faisant travailler ensemble les entreprises, les syndicats, les universités, il nourrit une réelle mobilisation et une prise de conscience collectives. Dans le fond, le Plan Marshall réalise les objectifs phares du mouvement wallon né des grèves de 1960. Ce qui le caractérise, ce sont des réformes de structure adaptées à la réalité socio-économique du début du XXIe siècle (…) Elio Di Rupo et Jean-Claude Marcourt ont en quelque sorte recueilli et modernisé l’héritage politique d’André Renard. »[4]. Pas certains que le fondateur du Mouvement Populaire Wallon partagerait cette analyse…

L’ouvrage, qui plaide au final pour un renforcement des trois régions afin de maintenir l’échelon fédéral, permet de baliser un débat qui s’avère inévitable aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce que souligne Johan Vande Lanotte dans sa préface lorsqu’il dit : « Les médias et les partis francophones ont bien du mal à gérer cette situation [le nationalisme flamand NDLR]. C’est pourquoi le livre de Paul Magnette est important. Il introduit un débat qui doit assurément être mené dans la partie francophone du pays et présente un miroir critique à la Flandre »[5]


Notes

[1] Paul Magnette, Grandeur et misère de l’idée nationale. Entretiens avec Jean Sloover, Liège, Luc Pire, 2011

[2] P.22

[3] Voir à ce sujet l’analyse qu’en faisait Jacques Yerna in Julien Dohet et Jérôme Jamin, La Belgique de Jacques Yerna, Bruxelles-Seraing, Labor-IHOES, 2003.

[4] P.104

[5] P.8