samedi 23 décembre 2023

La coopération socialiste (1872-1983), colonne vertébrale d’un projet de société alternatif ?

Je signe un article intitulé "La coopération socialiste (1872-1983), colonne vertébrale d’un projet de société alternatif ?" dans le dernier numéro de "Dynamiques" la revue du Carhop (le Centre d’Animation et de Recherche en Histoire Ouvrière et Populaire) consacrée à "L’économie sociale en Mouvement(s)".

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samedi 21 octobre 2023

Un complotisme antisémite totalement transposable aujourd’hui

 Cet article est paru dans le n°102 de la revue Aide-Mémoire, pp.72-75

Henry Ford (1863-1947) est connu pour sa méthode de développement de l’entreprise, le  « fordisme », liant productivité et hausse salariale associées à une nouvelle forme d’organisation du travail. Mais Henry Ford, c’est aussi un théoricien antisémite, proche du Nazisme et un employeur ayant développé une milice privée pour casser toutes velléités syndicales dans ses entreprises. Il utilisera son immense fortune pour diffuser ses écrits antisémites. Loin d’être complétement obsolètes, ceux-ci continuent à circuler et à nourrir l’idéologie d’extrême droite. D’autant qu’une bonne part des propos est applicable si on remplace « juifs » par « musulmans ».

L’extrême droite dit ne plus rien pouvoir dire… en le disant depuis plus d’un siècle[1]

Le 4e de couverture de l’édition que nous utilisons ici est déjà particulièrement explicite. C’est la richesse de Ford qui lui permet d’être en mesure « de dire sans détours ce qu’il sait et ce qu’il pense. De par sa vaste expérience des affaires et des choses de la vie, Henry Ford savait de quoi il parlait. C’est pourquoi son discours a déplu à un certain lobby ultra-minoritaire. Ce qui est arrivé à Henry Fort, et ce qui s’est passé par la suite tout au long du XXe siècle, n’ont fait que confirmer ses dires »[2] Par ailleurs « A l’heure où la police de la pensée s’impose partout, Henry Ford nous rappelle que le « politiquement correct » n’est pas un phénomène nouveau. Le Juif International n’avait jamais été traduit en français : près de huitante ans après la parution de son livre-clé, les dérives totalitaires qui frappent nos sociétés nous confirment la pertinence des avertissements que Henry Ford prodiguaient alors »[3]. Ces mots sont ceux de René-Louis Berclaz (1950-), un militant d’extrême droite Suisse condamné à plusieurs reprises pour négationnisme. Il enfonce le clou dans sa préface sur l’aspect complotiste et antisémite[4] : « Les événements ayant suivi la publication des Protocoles n’ont fait que confirmer la pertinence des analyses du Juif international. Ces deux ouvrages sont largement complémentaires et ont connu les mêmes avatars parce qu’ils révélèrent le plus sinistre des desseins, celui d’établir le règne du Peuple élu (…) »[5] Et de prendre comme preuve un extrait… du journal Gringoire de 1942[6]. Berclaz développe également un raisonnement pseudo-logique typique des complotistes pour balayer la question de l’authenticité des Protocoles des sages de Sion : « Poser la question de leur authenticité, c’est, par analogie se demander si tel tableau est bien de la main de tel peintre, alors que la question est de savoir si le paysage peint sur la toile est imaginaire ou réel »[7]. Or dans le cas des protocoles, comme souvent dans les cas évoqués par les complotistes, ce n’est ni l’un ni l’autre[8].

Entre l’introduction et le texte de Ford, un encart enfonce le clou : « Le lecteur pourra peut-être s’étonner de la grande liberté de ton de l’auteur. Une telle impression est en fait l’indice que notre conditionnement à l’idéologie dominante est plus profond que nous le croyons. Nous n’avons plus l’habitude d’appeler un chat un chat, alors que Henry Ford pouvait encore s’exprimer librement et sans aucun complexe ! »[9]. Et donc Henry Ford de déjà dénoncer le fait qu’il est accusé d’antisémitisme parce qu’il ose dire certaines choses comme : « La musique populaire est un monopole juif. Or, le jazz est de facture juive. Cette bouillie musicale, accommodée tantôt à l’eau de rose, tantôt à la fange la plus fétide, où des suggestions sournoises le disputent à la sensualité débridée de notes instables, est d’extraction juive. Dialogues de singes, cris aigus des profondeurs de la jungle, grognements, glapissements, halètements suggestifs d’amours immatures, ces bruitages sont à peine camouflés par quelques notes fiévreuses et pénètrent dans les familles, d’où tout cet affligeant fatras devrait être éjecté avec horreur, s’il ne se présentait pas sous la forme enregistrée de « musique en conserve ».[10] Ou, déjà, de tenir des propos négationnistes[11] sur ce que subissent les Juifs et le fait qu’ils utilisent cela pour se victimiser et ainsi se rendre intouchables : « Cette propagande progromiste, du style « des milliers et des milliers de Juifs furent massacrés ! », ne rime à rien, sinon à illustrer la crédulité du public. Personne n’y croit et le gouvernement la réfute régulièrement. Mais le fait que cette propagande continue, indique que ces bobards sont nécessaires afin de justifier le sinistre programme sioniste »[12] Ou encore : « Quel que soit l’aspect sous lequel l’étudiant aborde la « question juive », il est toujours frappé par le fait que les Juifs se plaignent continuellement des problèmes qu’ils ont eux-mêmes engendrés. Ainsi, ils se plaignent de ce qu’ils appellent « antisémitisme » ; mais il va de soi, même pour le plus demeuré, qu’il ne saurait exister un « antisémitisme » s’il n’y avait pas à l’origine ma « Question juive ». Voyez ensuite les jérémiades que distillent les Juifs devant vivre dans des ghettos. Mais le ghetto est une invention juive ! »[13]

Le complotisme antisémite

Dans son livre, Ford accuse les Juifs de tous les maux en prenant pour réel Les protocoles des sages de Sion et en alignant « des faits » visant à prouver que ce qui y est écrit se réalise : « La panjudée (gvt mondial basé à New-York) tient un vice-gouvernement dans chaque capitale. Ayant assouvi sa vengeance sur L’Allemagne, elle s’en va à la conquête d’autres nations… La Grande Bretagne l’a déjà subie ; la France et la Russie l’ont dégustée depuis longtemps ; les Etats-Unis, avec leur principe de tolérance à l’égard de toutes les races, leur ont offert un firmament prometteur. La Panjudée est là, bien réelle ! »[14]. Ce gouvernement mondial est le cœur de toutes les agitations : « La situation du quartier général communiste à New-York était importante (elle l’est toujours) à cause des réseaux de transmission de l’autorité centrale vers d’autres villes de l’Union. New-York est le laboratoire au sein duquel les émissaires de la Révolution apprennent leurs leçons, enrichies des conseils et de l’expérience de délégués itinérants venus tout droit de la Russie bolchévique. Les citoyens américains ne se rendent pas compte que les troubles publics, les grèves, les inégalités salariales et la confusion politique dont parlent leurs journaux n’ont rien de spontané, mais sont les conséquences d’un complot des dirigeants (…) »[15]. Complot, le mot est clairement énoncé[16]. Et de poursuivre en donnant comme réelle cause de la première guerre mondiale une volonté de l’Allemagne de se détacher de cette emprise : « Que l’on remonte aux révolutions françaises, allemande, russe, et aux troubles internationaux, depuis que sont intervenus les dirigeants dont on vient de parler, et à jusqu’à présent, les partis politiques mis en place ont gardé le pouvoir, parce que, derrière ces partis, des organisations juives tirent les ficelles. La Russie est aussi contrôlée par les Juifs que la France. L’Allemagne, prise à la gorge, a vainement tenté de faire lâcher prise à Juda. »[17].

Le Juif est partout, c’est lui qui a fait du cinéma une propagande juive, Ford tenant au passage un discours passéiste du « c’était mieux avant » en évoquant le cinéma muet. Il contrôle vraiment tout, est un état dans l’état : « Faire le décompte de tous les réseaux d’affaires sous contrôle juif aux Etats-Unis revient à faire l’inventaire de la plupart des industries vitales du pays : celles qui sont réellement vitales et celles qui, par habitude savamment entretenue, semblent vitales »[18]

Une argumentation d’une étrange actualité, montrant la matrice conceptuelle de l’extrême droite

Mais ce qui frappe avec le livre de Ford, au-delà de l’accumulation des poncifs antisémites[19], comme dans ce passage : « C’est bien par une manière de traiter les affaires que le Juif se distingue particulièrement de toute autre race. Que ce soit pour la vente de fripes comme pour le contrôle du commerce et de la finance internationale, il faut le reconnaître, le Juif est suprêmement doué en affaires. Et plus que toute autre race, il fait montre d’une franche aversion pour le travail manuel dans l’industrie, ceci étant compensé par une tout aussi franche faculté d’adaptation à toutes les situations commerciales »[20], c’est que ce qui est dit alors des Juifs est appliqué aujourd’hui par l’extrême droite à d’autres, notamment les musulmans. Ford explique que l’on ment sur le nombre réel de Juifs présents aux USA alors que l’on assiste à une « marée juive » : « Pourquoi donc se comportent-ils comme s’ils possédaient les Etats-Unis ? à n’en plus douter, ils abattent murs et barrières avec toute l’arrogance de l’envahisseur victorieux ; car ce n’est rien de moins qu’une invasion, inspirée et facilitée par des personnalités influentes. Quand ces flux migratoires ne sont pas tenus secrets, on les teinte légèrement de quelques bons sentiments, ce qui se traduit par l’éternelle complainte : « ces malheureux fuient des persécutions ! »[21] Et ce « grand remplacement » se fait d’autant plus que le juif refuse de s’intégrer réellement en défendant son identité et ses spécificités : « Les pères de la nation étaient issus de la branche anglo-saxonne des Celtes. Ces hommes sont venus d’Europe avec la civilisation dans leur sang (…) Dans les territoires occupés par les anglo-saxons survient alors un peuple d’une autre culture, dont le royaume est celui de l’argent, rejeté par tous les pays les ayant abrités ; et ce peuple vient pour dire aux fils de saxons ce qu’ils doivent faire pour que le monde soit tel qu’il devrait être »[22]. Une technique étant de se cacher derrière « l’idéologie droit de l’hommisme » : « les Juifs ne peuvent continuer à jouer leur rôle de missionnaire de la « religion » des droits de l’homme dans le monde, sans eux-mêmes faire preuve de cette compassion à l’égard d’une humanité qui les soupçonne à juste titre de l’exploiter avec une rapacité impitoyable »[23] Cette opération de prise de contrôle de la société passe notamment par un discours sur la sécularisation : « Non content de leur liberté, insatisfaits d’une « sécularisation » qui, en clair, signifie déchristianisation de toutes les institutions publiques, les Juifs ont visiblement entamé une troisième étape de leurs activités, soit l’exaltation du judaïsme en tant que système reconnu et méritant d’être spécialement privilégié (…) La sécularisation fait le lit de la judaïsation »[24]

On le voit, si le bouc émissaire, la cible a pu changer, la rhétorique et l’argumentation elles sont toujours les mêmes. Il n’est donc guère étonnant que le racisme, et l’antisémitisme, reste une constante et une colonne vertébrale de l’idéologie et du discours de l’extrême droite !



[1] Voir Voltaire comme alibi à la rupture du cordon sanitaire in AM n°89 de juillet-septembre 2019 et Le non-conformisme, euphémisme de l’extrême droite in AM n°93 de juillet-septembre 2020

[2] Henry Ford, Le Juif international. Le plus grand problème du monde. Version abrégée traduit de l’anglais par l’association « Vérité et Justice » Chatel-St-Denis, septembre 2001, 4e de couverture

[3] Ibid

[4] Sur cette liaison voir Un populisme du 19e siècle in AM n°29 de juillet-septembre 2004

[5] P.2

[6] P.5 Hebdomadaire de droite fondé avant-guerre et qui sera Vichyste et collaborationniste durant celle-ci

[7] P.3

[8] Sur les Protocoles voir Un échec voué au succès. Les protocoles des sages de Sion in AM n°18 de juillet- septembre 2001

[9] P.9

[10] P.135

[11] Voir Quand le relativisme sert à masquer le négationnisme in AM n°34 d’octobre-décembre 2005

[12] P.111

[13] P.30

[14] P.195

[15] P.102 Voir Antisémitisme et anticommunisme. Les deux mamelles de l’extrême droite in AM n°63 de janvier-mars 2013

[16] Voir La vision complotiste de l’extrême droite in AM n°85 de juillet-septembre 2018

[17] ibid

[18] P.14

[19] Voir L’antisémitisme est-il une futilité ? in AM n°26 d’octobre-décembre 2003 et,

[20] P.145

[21] P.40

[22] P.25

[23] P.162

[24] P.90

Henry Ford (1863-1947), le constructeur automobile, est connu pour sa méthode de développement de l’entreprise, le « fordisme », liant productivité et hausse salariale associées à une nouvelle forme d’organisation du travail. Mais, chose moins connue, Henry Ford, c’est aussi un théoricien antisémite, proche du nazisme et employeur ayant développé une milice privée pour casser toutes velléités syndicales dans ses entreprises. Il utilisera son immense fortune pour diffuser ses écrits antisémites. Loin d’être complétement obsolètes, ceux-ci continuent à circuler et à nourrir l’idéologie d’extrême droite. D’autant qu’une bonne part des propos en question est largement applicable si on remplace le terme « juif » par « musulman ».

L’extrême droite affirme ne plus rien pouvoir dire… en le disant depuis plus d’un siècle1

La 4e de couverture de l’édition que nous utilisons ici est déjà particulièrement explicite. C’est la richesse de Ford qui lui permet d’être en mesure « de dire sans détours ce qu’il sait et ce qu’il pense. De par sa vaste expérience des affaires et des choses de la vie, Henry Ford savait de quoi il parlait. C’est pourquoi son discours a déplu à un certain lobby ultra-minoritaire. Ce qui est arrivé à Henry Ford, et ce qui s’est passé par la suite tout au long du XXe siècle, n’a fait que confirmer ses dires2 ». Par ailleurs, « à l’heure où la police de la pensée s’impose partout, Henry Ford nous rappelle que le “politiquement correct” n’est pas un phénomène nouveau. Le Juif international n’avait jamais été traduit en français : près de huitante ans après la parution de son livre-clé, les dérives totalitaires qui frappent nos sociétés nous confirment la pertinence des avertissements que Henry Ford prodiguaient alors3 ».

Ces mots sont ceux de René-Louis Berclaz (1950-), un militant d’extrême droite suisse condamné à plusieurs reprises pour négationnisme. Il enfonce le clou dans sa préface sur l’aspect complotiste et antisémite4 (p.2) : « Les événements ayant suivi la publication des Protocoles n’ont fait que confirmer la pertinence des analyses du Juif international. Ces deux ouvrages sont largement complémentaires et ont connu les mêmes avatars parce qu’ils révélèrent le plus sinistre des desseins, celui d’établir le règne du Peuple élu (…). » Et de prendre comme preuve un extrait… du journal Gringoire de 19425. Berclaz développe également un raisonnement pseudo-logique typique des complotistes pour balayer la question de l’authenticité des Protocoles des sages de Sion (p.3) : « Poser la question de leur authenticité, c’est, par analogie se demander si tel tableau est bien de la main de tel peintre, alors que la question est de savoir si le paysage peint sur la toile est imaginaire ou réel. » Or dans le cas des protocoles, comme souvent dans les cas évoqués par les complotistes, ce n’est ni l’un ni l’autre6.

Entre l’introduction et le texte de Ford, un encart enfonce le clou (p.9) : « Le lecteur pourra peut-être s’étonner de la grande liberté de ton de l’auteur. Une telle impression est en fait l’indice que notre conditionnement à l’idéologie dominante est plus profond que nous le croyons. Nous n’avons plus l’habitude d’appeler un chat un chat, alors que Henry Ford pouvait encore s’exprimer librement et sans aucun complexe ! » Et donc Henry Ford de déjà dénoncer le fait qu’il est accusé d’antisémitisme parce qu’il ose dire certaines choses comme (p.135) : « La musique populaire est un monopole juif. Or, le jazz est de facture juive. Cette bouillie musicale, accommodée tantôt à l’eau de rose, tantôt à la fange la plus fétide, où des suggestions sournoises le disputent à la sensualité débridée de notes instables, est d’extraction juive. Dialogues de singes, cris aigus des profondeurs de la jungle, grognements, glapissements, halètements suggestifs d’amours immatures, ces bruitages sont à peine camouflés par quelques notes fiévreuses et pénètrent dans les familles, d’où tout cet affligeant fatras devrait être éjecté avec horreur, s’il ne se présentait pas sous la forme enregistrée de “musique en conserve”. » Ou, déjà, de tenir des propos négationnistes7 sur ce que subissent les Juifs et le fait qu’ils utilisent cela pour se victimiser et ainsi se rendre intouchables (p.111) : « Cette propagande pogromiste, du style “des milliers et des milliers de Juifs furent massacrés !”, ne rime à rien, sinon à illustrer la crédulité du public. Personne n’y croit et le gouvernement la réfute régulièrement. Mais le fait que cette propagande continue, indique que ces bobards sont nécessaires afin de justifier le sinistre programme sioniste. » Ou encore (p.30) : « Quel que soit l’aspect sous lequel l’étudiant aborde la “question juive”, il est toujours frappé par le fait que les Juifs se plaignent continuellement des problèmes qu’ils ont eux-mêmes engendrés. Ainsi, ils se plaignent de ce qu’ils appellent “antisémitisme” ; mais il va de soi, même pour le plus demeuré, qu’il ne saurait exister un “antisémitisme” s’il n’y avait pas à l’origine la “Question juive”. Voyez ensuite les jérémiades que distillent les Juifs devant vivre dans des ghettos. Mais le ghetto est une invention juive ! »

Le complotisme antisémite

Dans son livre, Ford accuse les Juifs de tous les maux en tenant pour authentique Les protocoles des sages de Sion et en alignant « des faits » visant à prouver que ce qui y est écrit se réalise (p.195) : « La panjudée (gvt mondial basé à New York) tient un vice-gouvernement dans chaque capitale. Ayant assouvi sa vengeance sur l’Allemagne, elle s’en va à la conquête d’autres nations… La Grande Bretagne l’a déjà subie ; la France et la Russie l’ont dégustée depuis longtemps ; les États-Unis, avec leur principe de tolérance à l’égard de toutes les races, leur ont offert un firmament prometteur. La Panjudée est là, bien réelle ! ». Ce gouvernement mondial est le cœur de toutes les agitations (p.102) : « La situation du quartier général communiste à New York était importante (elle l’est toujours) à cause des réseaux de transmission de l’autorité centrale vers d’autres villes de l’Union. New York est le laboratoire au sein duquel les émissaires de la Révolution apprennent leurs leçons, enrichies des conseils et de l’expérience de délégués itinérants venus tout droit de la Russie bolchévique. Les citoyens américains ne se rendent pas compte que les troubles publics, les grèves, les inégalités salariales et la confusion politique dont parlent leurs journaux n’ont rien de spontané, mais sont les conséquences d’un complot des dirigeants (…)8. » Complot, le mot est clairement énoncé9. Et de poursuivre en donnant comme réelle cause de la Première Guerre mondiale une volonté de l’Allemagne de se détacher de cette emprise (p.102) : « Que l’on remonte aux révolutions française, allemande, russe, et aux troubles internationaux, depuis que sont intervenus les dirigeants dont on vient de parler, et jusqu’à présent, les partis politiques mis en place ont gardé le pouvoir, parce que, derrière ces partis, des organisations juives tirent les ficelles. La Russie est aussi contrôlée par les Juifs que la France. L’Allemagne, prise à la gorge, a vainement tenté de faire lâcher prise à Juda10. »

Le Juif est partout, c’est lui qui a fait du cinéma une propagande juive, Ford tenant au passage un discours passéiste du « c’était mieux avant » en évoquant le cinéma muet. Il contrôle vraiment tout, est un État dans l’État (p.14) : « Faire le décompte de tous les réseaux d’affaires sous contrôle juif aux États-Unis revient à faire l’inventaire de la plupart des industries vitales du pays : celles qui sont réellement vitales et celles qui, par habitude savamment entretenues, semblent vitales. »

Une argumentation d’une étrange actualité, montrant la matrice conceptuelle de l’extrême droite

Mais ce qui frappe avec le livre de Ford, au-delà de l’accumulation des poncifs antisémites11, c’est aussi ce genre de passage (p.145) : « C’est bien par une manière de traiter les affaires que le Juif se distingue particulièrement de toute autre race. Que ce soit pour la vente de fripes comme pour le contrôle du commerce et de la finance internationale, il faut le reconnaître, le Juif est suprêmement doué en affaires. Et plus que toute autre race, il fait montre d’une franche aversion pour le travail manuel dans l’industrie, ceci étant compensé par une tout aussi franche faculté d’adaptation à toutes les situations commerciales. » C’est que ce qui fut dit alors des Juifs est appliqué aujourd’hui par l’extrême droite à d’autres, notamment les musulmans. Ford explique que l’on ment sur le nombre réel de Juifs présents aux USA alors que l’on assiste à une « marée juive » (p.40) : « Pourquoi donc se comportent-ils comme s’ils possédaient les États-Unis ? À n’en plus douter, ils abattent murs et barrières avec toute l’arrogance de l’envahisseur victorieux ; car ce n’est rien de moins qu’une invasion, inspirée et facilitée par des personnalités influentes. Quand ces flux migratoires ne sont pas tenus secrets, on les teinte légèrement de quelques bons sentiments, ce qui se traduit par l’éternelle complainte : “ces malheureux fuient des persécutions !” » Et ce « grand remplacement » s’opère d’autant plus que le Juif refuse de s’intégrer réellement en défendant son identité et ses spécificités (p.25) : « Les pères de la nation étaient issus de la branche anglo-saxonne des Celtes. Ces hommes sont venus d’Europe avec la civilisation dans leur sang (…) Dans les territoires occupés par les anglo-saxons survient alors un peuple d’une autre culture, dont le royaume est celui de l’argent, rejeté par tous les pays les ayant abrités ; et ce peuple vient pour dire aux fils de saxons ce qu’ils doivent faire pour que le monde soit tel qu’il devrait être. » Une technique étant de se cacher derrière « l’idéologie droit de l’hommiste » (p.162) : « les Juifs ne peuvent continuer à jouer leur rôle de missionnaire de la “religion” des droits de l’homme dans le monde, sans eux-mêmes faire preuve de cette compassion à l’égard d’une humanité qui les soupçonne à juste titre de l’exploiter avec une rapacité impitoyable. » Cette opération de prise de contrôle de la société passe notamment par un discours sur la sécularisation (p.90) : « Non content de leur liberté, insatisfaits d’une “sécularisation” qui, en clair, signifie déchristianisation de toutes les institutions publiques, les Juifs ont visiblement entamé une troisième étape de leurs activités, soit l’exaltation du judaïsme en tant que système reconnu et méritant d’être spécialement privilégié (…) La sécularisation fait le lit de la judaïsation. »

On le voit, si le bouc émissaire, la cible, a pu changer, la rhétorique et l’argumentation elles sont toujours les mêmes. Il n’est donc guère étonnant que le racisme et l’antisémitisme demeurent une constante et une colonne vertébrale de l’idéologie et du discours de l’extrême d

vendredi 25 août 2023

Le conflit social chez de 2023 chez Delhaize à travers la caricature de presse

Mon dernier texte s'intéresse à la manière dont les dessinateurs de presse en Belgique francophone ont parlé du conflit social chez Delhaize. A lire ici

jeudi 8 juin 2023

M, ou l’immersion magistrale dans le fascisme

 Cette recension est parue dans la revue Aide Mémoire n°101, printemps 2023

1 500 pages pour les deux premiers volumes. Dit ainsi, cela peut paraître une brique indigeste. Mais c’est au contraire 1 500 pages qui se lisent facilement. Du moins au niveau de la forme. Car pour le fonds c’est autre chose. Difficile en effet de rester insensible à cette plongée dans la montée du fascisme à travers le parcours de M(ussolini) son fondateur et Duce (chef) au fur et à mesure de moins en moins contesté. Même si, et ce n’est pas le moindre des apports du livre d’Antonio Scurati, on voit que les luttes de tendance au sein du fascisme furent réelles et persistantes, y compris bien après la conquête du pouvoir et l’instauration de la dictature.


1 500 pages écrites par un romancier italien qui fait ici œuvre d’historien. Son ouvrage est construit sur une succession de courts chapitres autour d’un événement particulier, pas toujours forcément en rapport avec Mussolini, et qui sont systématiquement suivis de la reproduction des sources historiques utilisées. Un exercice important, car si la forme littéraire choisie facilite la lecture et permet une écriture plus fluide qu’une thèse historique, cette confrontation aux sources renforce le propos, le rend encore plus glaçant dans les moments les plus durs.

1 500 pages qui nous immergent dans une ascension qui était tout sauf inéluctable. Et de lire page après page les étapes manquées pour arrêter cette montée de la violence fasciste et sa prise du pouvoir. Une gauche incapable de traduire en actes ses déclarations révolutionnaires, se limitant à des grèves générales sans lendemain avant de se diviser. Une bourgeoisie qui, comme on s’accroche à une bouée de sauvetage, prend peur et se jette dans les bras du fascisme, dont la composition petite-bourgeoise est mise en évidence. Un patronat capitaliste qui, pour sauvegarder ses intérêts, est prêt à financer le fascisme qui pourtant, dans sa rhétorique de départ, le combat. Une Église et une monarchie qui ne voient pas d’un si mauvais œil la montée d’un mouvement qui combat la gauche. Une droite traditionnelle qui pense pouvoir contrôler, comme elle l’a toujours réussi avant, ce nouveau mouvement dont elle est persuadée que, comme les autres, il entrera dans le jeu parlementaire.

1 500 pages qui confirment que la classe ouvrière est celle qui résistera le plus longtemps au fascisme, notamment lors des élections de 1924 qui se déroulent déjà dans un climat particulier et donne une victoire écrasante au parti fasciste : « Et pourtant, l’analyse du vote, mené à froid à partir des données qui affluent du ministère de l’Intérieur dans les jours qui suivent l’ivresse, révèle que le listone fasciste est minoritaire dans les grandes régions industrialisées du Nord et dans tous les chefs-lieux, Milan inclus : les ouvriers ont voté obstinément contre le fascisme1. »

    1 500 pages qui nous rappellent, amèrement, durement, que le fascisme utilise la tolérance et la démocratie contre ces dernières

1 500 pages qui démontrent surtout que la violence fasciste n’étant pas combattue directement, elle devient incontrôlable et trop puissante. Que l’armée et la police se rangent rapidement en soutien, a minima passif, de la violence fasciste. Que le fascisme est surtout un mouvement pragmatique de conquête du pouvoir qui n’entend absolument pas respecter les règles du jeu, que tous les autres pensent immuables et n’imaginent pas enfreindre. Que l’aveuglement légaliste face au fascisme provoque la chute de la démocratie qui s’effondre comme un château de cartes finalement assez facilement, prenant bien trop tard conscience de la menace. Mais qui montrent aussi que le fascisme avait des contradictions, des luttes internes de tendances que Mussolini peinera à maîtriser, principalement envers ceux qui ont fondé le mouvement avec lui.

1 500 pages qui prouvent que le fascisme pouvait être arrêté à de nombreux moments si la volonté politique de le faire avait été là. Si la prise de conscience de ce qu’il était eut été plus forte. Ainsi de ce passage, alors qu’il n’a encore qu’une poignée de députés et que la position de Mussolini comme chef du gouvernement, au lendemain de la Marche sur Rome, est encore fragile : « Pour qu’on comprenne bien qui commande, Benito Mussolini demande aux parlementaires qu’ils lui octroient les “pleins pouvoirs”. Cette fois non plus, personne ne se rebelle. Pendant la suspension de la séance, un groupe de parlementaires prie Giovanni Giolitti de rédiger une protestation pour défendre la dignité de la Chambre. “Je n’en vois pas la nécessité, réplique le vieil homme d’État, cette Chambre a le gouvernement qu’elle mérite”. Il ne sera pas contredit. Bien que le parti fasciste ne compte que trente-cinq députés, la Chambre vote la confiance au gouvernement Mussolini qui l’a discréditée, par 306 voix contre 116 et 7 abstentions. Elle lui accordera également les pleins pouvoirs. Les députés critiques et indignés, tels que Gasparatto ou Albertini, votent eux aussi en sa faveur. Une volonté inflexible de capitulation2. »

1 500 pages qui, à l’instar des pièces de théâtre Catarina, ou la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues et de Extreme-Malecane de Paola Pisciottano, M d’Antonio Scurati nous oblige surtout à voir la réalité en face. Il nous interdit de dire que nous ne savons pas, que nous ignorons comment le fascisme se développe, quel discours il tient. Aujourd’hui comme hier.

1 500 pages, qui seront bientôt complétées d’un troisième volume déjà paru en Italien, et qui nous empêchent d’être passif face à la montée de l’extrême droite et de ses idées, à la veille de l’échéance électorale de 2024.

1 500 pages qui nous rappellent, amèrement, durement, que le fascisme utilise la tolérance et la démocratie contre ces dernières. Et qu’un antifascisme réel, pas seulement confortablement moral, passe par le fait de combattre la menace de manière multiple. Et surtout sans aucune concession. Concessions qui commencent souvent par considérer les partis d’extrême droite comme des partis comme les autres, et donc à ne pas leur appliquer un traitement différent. Ou à tolérer la reprise d’idées et d’éléments de langage de ces partis par des partis de droite « traditionnels ».

1 500 pages qui nous incitent à ne pas répéter les mêmes erreurs. Au risque de revivre les mêmes conséquences…