jeudi 20 juin 2013

Infrabel préfère la délation à l'investissement

Reçu cette semaine un document, déposé directement dans ma boite aux lettres et non envoyé par la poste, d'Infrabel.
Ce qui se présente comme une affiche est intitulé "les vols de câbles près de chez vous : une facture douloureuse" et m'explique de manière chiffrée que j'ai 6.718.067 bonnes raisons d'agir avec un vibrant appel "Aux actes citoyens".
Comment ?
En signalant via un 0800 tous faits suspects le long des voix de chemin de fer.

Il se fait en effet que j'habite à proximité d'une ligne de chemin de fer. Mais pas seulement. J'habite à proximité d'une gare qui est toujours un arrêt pour les naveteurs avec un train par heure. Cette gare était encore il y a quelques années non seulement un point d'arrêt, mais une vraie gare avec du personnel permettant d'acheter un ticket, d'avoir des renseignements... Une gare dotée d'une cafétaria et qui fut longtemps un point de départ pour les personnes partant en vacances avec une formule mettant la voiture sur le train (voir sur son histoire l'article de Pierre Eyben sur le chainon manquant).

Mais depuis les restrictions budgétaires sont arrivées, il a fallu être compétitif. Le résultat concret est l'abandon d'un bâtiment qui se dégrade et devient un chancre urbain insécurisé malgré quelques menus travaux faisant plus l'effet d'un emplâtre sur une jambe de bois. Un bâtiment qui fut occupé il y a quelques années par des réfugiés organisés collectivement. Cette occupation avait redonnée un peu de vie au quartier et sécurisait la gare. Mais Infrabel a estimée que les réfugiés, après plusieurs mois, devaient partir car elle avait besoin du bâtiment. Depuis nous sommes comme soeur anne et nous voyons cette gare continuer à pourrir sur place. L'arrivée du dépôt du tram y changera peut-être quelque chose ?

Mais ce qui est certain, c'est que si une activité de service public avait été maintenue dans la gare, il n'y aurait pas besoin d'appeler à la délation les riverains.

mercredi 19 juin 2013

La loi du décalogue



Cet article est parue dans le n°64 d'Aide-Mémoire d'avril-juin 2013, p.11
 
Les actions dans le cadre de la mobilisation contre le mariage pour tous en France ont remis à l’avant plan l’existence d’une droite catholique dure. Au sein de celle-ci, on retrouve des composantes bien connues de l’extrême droite. L’occasion pour nous d’analyser le discours d’un des principaux représentants de cette tendance.

L’extrême droite Catholique

Bernard Antony est maintenant un vieux routier de la droite catholique extrême française[1]. Né en 1944 il milite dès ses études dans des mouvements liés à l’OAS[2]. Actif dans le mensuel, puis quotidien, d’extrême droite Présent, il est surtout le président de Chrétienté-Solidarité et de L'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF). Député européen du Front National, il reste fidèle à Jean-Marie Le Pen lors de la scission de Bruno Mégret rejettant notamment le paganisme incarné par Pierre Vial[3]. Il rompt avec le Front National en 2009 pour participer à la création du Parti de la France qu’il quitte l’année suivante quand celui-ci se rapproche de Pierre Vial. Depuis il concentre ses activités dans l’animation de ses mouvements et dans l’écriture d’ouvrage aux titres aussi explicite que Vérité sur la Franc-Maçonnerie ou L’identité nationale et l’Islam, tous deux publiés aux éditions Godefroy De Bouillon, un nom limpide sur la couleur politique de l’éditeur.
Combats pour mon pays[4] est un volumineux recueil de textes reprenant 15 ans de militantisme politique publié en 1994 dont le 4e de couverture, qui présente son auteur, est typique du discours d’extrême droite : « Bernard Antony n’est pas un homme de cabinet. Il n’élabore pas dans le secret des clans et des mafias, des plans, des théories, des tactiques. Agissant à ciel ouvert, il laisse parler son cœur. Et il nourrit son nationalisme à la française, qui est le contraire d’un repli égoïste sur soi-même, à l’empirisme de voyages à hauts risques accomplis là où les hommes se dressent, résistent, se battent. Et en meurent, parfois. ». Le riche cahier photos présent au centre du livre permet déjà de bien saisir le positionnement politique d’Antony que l’on voit au côté de franquiste espagnol[5], de membre des Contras, en Lituanie, en Croatie et auprès des catholiques libanais.
Si la posture de l’auteur relève de la tradition d’extrême droite, il en est de même de l’idée générique que la France est au bord du gouffre : « Car si nous ne reconnaissons plus la France et les Français, c’est que ce sont toutes les composantes de leur être, spirituelles, intellectuelles et physiques qui ont été touchées »[6] car « Oui, par la contraception, par l’avortement, par la pornographie, par l’immigration, la survie physique du peuple français est menacée »[7]. En lien avec les manifestations actuelles, soulignons donc que Bernard Antony lutte depuis le départ contre l’IVG : « Au train où vont les choses, en 10 ans, dans le seul avortoir de ce seul hôpital la France aura subi plus de pertes que dans la guerre d’Algérie… IVG : cela passe mieux qu’avortement. Quand on se contente de prononcer les trois lettres, cela donne même un petit piment technico-scientifique. »[8]. Le positionnement ultra-catholique sur lequel nous reviendrons, se marque également par des actions contre la diffusion du film La Dernière tentation du Christ et par une défense de l’enseignement privé : « Rien ne pourra fondamentalement et durablement être sauvé dans le pays de France tant que la séparation de l’école et de l’Etat n’aura pas été effectuée, tant que le grand air de la vraie liberté ne circulera pas dans les œuvres d’éducation. De même que nous sommes pour l’autogestion du salaire par le salarié, nous sommes pour l’autogestion de l’éducation et des enseignements par les parents, les communautés naturelles ou professionnelles »[9]
 
Immigration, anticommunisme, antimaçonnisme… des thèmes très « classiques »

Au fil des articles compilés, au demeurant très redondants, c’est dans un style guerrier, très incisif et ne se préoccupant pas toujours de nuance que l’auteur égrène les thèmes classiques de l’extrême droite auxquels les lecteurs de cette chronique sont maintenant habitués.
L’immigration tout d’abord qui permet de rendre hommage au président du FN : « J’en suis persuadé, le peuple unanime reconnaîtra un jour quel service Jean-Marie Le Pen aura rendu à la France en disant le premier, avec le talent, l’intelligence et la force qui le caractérisent, l’immense danger que constituait l’immigration »[10]. Ce danger est pour lui très concret : « Aussi, le flot d’immigration qui aujourd’hui vient, disons de Bab el Oued (la porte de la rivière en français), pour prendre un exemple symbolique, s’amplifie en un immense torrent, une formidable vague déferlante qui menace d’engloutir notre civilisation, notre France, nos libertés, notre identité. Et cela d’autant plus facilement que les Français ont hélas abdiqué leur souveraineté nationale »[11]. Il permet également de stigmatiser l’adversaire : « N’auraient-ils pas mieux fait, lui et ses amis, de combattre le port ostentatoire de la main de fatma de SOS Racisme dont la signification était pourtant lourde de conséquences. Qui se souvient en effet que la main de fatma que l’on trempait dans le sang des chrétiens égorgés était naguère apposée sur les églises vouées à la destruction ou à la transformation en mosquée »[12]. Ce n’est donc pas n’importe quelle immigration qui est visée, mais essentiellement celles des personnes de religion musulmane. Le tableau est noirci sans nuance avec un discours au connotation clairement raciste : « De fait, la tribalisation de la planète s’accentue. Certes, les hommes pour la plupart ne vivent plus dans des grottes ou sous des tentes mais de plus en plus dans les parkings ou les souterrains des grands ensembles. Les clans et les bandes ethniques issus des ghettos ethniques se taillent des territoires de chasse. Sur les murs, ils laissent les traces de ce qu’ils sont et de ce à quoi ils aspirent. Il s’agit là d’une formidable régression, sans doute de plus de soixante siècles. Il existe toutefois entre les nouveaux barbares de ces nouvelles tribus et les barbares préhistoriques une formidable différence (…) Nos lointains ancêtres étaient en puissance porteurs de toute l’avancée de la civilisation au cours des siècles. Les pauvres taggers ont retrouvé le niveau d’expression picturale dont est capable le dernier des chimpanzés »[13]
Si l’immigration prend une place importante dans le discours, elle s’inscrit dans un schéma de pensée plus global qui menace la France : « Ce mondialisme qui n’est donc pas, au sens strict, la philosophie sous-tendant le plus extraordinaire des complots de l’histoire, mais un état d’esprit entraînant la convergence d’un ensemble puissant de forces. Là est la racine idéologique, politique, financière, du génocide perpétré contre la France et toutes les nations « prolétaires »[14]. » Ce qui s’apparente fortement à un complot : « Technocrates et députés entendent régir simultanément la politique, l’économique, le social et le culturel dans l’assujettissement au culte obligatoire et toujours plus exigeant de la religion des droits de l’Homme. Comment ne pas voir que cet Homme majusculaire n’existe pas, qu’il n’est que l’idole aux appétits sacrificiels sans cesse inventés par ses grands-prêtres maçonniques, moderne Baal-Moloch dans la gueule brûlante duquel l’on déverse les enfants de l’avortement et autour duquel se déroulent les scènes orgiaques financées par les Carthaginois du Ministère de la Culture »[15]. Ce complot a un but : « Comment ne pas deviner alors que derrière l’idolâtrie moderne de la démocratie, derrière la religion démocratique bonne pour la multitude, il y a une secrète religion qui n’est pas démocratique ? Cette secrète religion que nous qualifierons donc de religion de Babel veut naturellement en finir avec la religion chrétienne »[16]. Satan, auquel il fait référence à plusieurs reprises, est bien à l’œuvre, tout comme les Francs-Maçons :  «J’en viens au Président candidat (Mitterand). Personnage belphégoresque se façonnant de plus en plus une tête énigmatique de grand maître des compagnons de Baal. Nul mieux que lui, il est vrai, n’aura illustré combien le socialisme est un nihilisme, la manifestation de l’instinct de mort des hommes désabusés et des sociétés vieillissantes. Observez sa fascination pour les tombeaux, les pyramides, les nécropoles de toutes sortes. Ceci s’inscrit bien dans la tradition maçonnique du goût des ténèbres (…) »[17].
Le tableau ne serait évidemment pas complet si l’anticommunisme n’était pas présent. Qui permet en citant le chiffre minimum de 200 millions de mort du au Communisme de défendre comme exact la phrase décrié de Jean-Marie Le Pen sur le « point de détail »[18]. Anticommunisme qui permet au passage de distiller un doute sur la Résistance et d’amorcer une réhabilitation de l’extrême droite des années 30 et 40 : « Il faut se souvenir certes des Juifs et des Gitans, des Ukrainiens, des Polonais et de tous les hommes qui moururent dans l’univers concentrationnaire national-socialiste. Mais, alors que l’on veille soigneusement à faire défiler le monde entier à Auschwitz, on efface toute trace des camps de la mort soviétiques et, de l’Indochine à Cuba, de la Chine à l’Ethiopie, le film sans fin des massacres commis au nom de la justice communiste se fond déjà dans le brouillard opaque d’une mémoire historique parfaitement sélective (…) Aussi, alors que les « collabos » du nazisme, réels ou désignés comme tels, furent condamnés aux plus durs châtiments et pour le moins à la relégation et au silence définitif, ceux du communisme ne cessent d’occuper les médias »[19]. C’est ainsi aussi que l’auteur fait référence lorsqu’il abord la question sociale au premier directeur du Commissariat général aux questions juives de Vichy : « Or, pendant que la révolution politique met à bas toute législation du travail protectrice, la révolution industrielle organise l’accroissement du nombre des ouvriers et leur paupérisation. Dans le cadre de cette étude, il n’est pas possible de rappeler, même à grands traits, plus d’un siècle d’histoire sociale et syndicale. L’admirable ouvrage de Xavier Vallat, La croix, des lys et la peine des hommes, sous-titré « la droite à la pointe du combat social », en constitue une excellente présentation »[20]

Un réactionnaire fidèle aux « lois naturelles »

Le rejet de la Révolution française est bien entendu présent, comme celui du philosophe Rousseau, chez celui qui proposa en 1988 au parlement européen une résolution contre les célébrations du bicentenaire de 1789 : «On le sait bien, au centre Charlier comme à Chrétienté-Solidarité, notre cœur et notre sympathie historique vont aux Chouans et aux martyrs de la Révolution plutôt qu’aux assassins des colonnes infernales et aux buveurs de sang des journées de guillotine »[21]. Et Antony de prendre des accents maurassiens : « Mais, qu’on y prête attention, la considération du passé monarchique de la France interdit de le dissocier de son passé chrétien. La monarchie, répétons-le, a conditionné : c’est-à-dire, entre autres, permis, protégé, favorisé l’apostolat de l’Eglise catholique. Mais le contraire est encore plus vrai. Nos rois ont été d’autant plus rois qu’ils avaient la forte conscience d’exercer la lieutenance du Royaume par délégation de Notre Seigneur Jésus-Christ. »[22]. Vatican II est une erreur monstrueuse pour Bernard Antony : “Le concile fut à l’Eglise ce que furent les Etats Généraux à la Monarchie. Il ne fit en somme que conclure une évolution de l’Eglise marquée par la corrosion de la doctrine et de l’esprit catholique par le modernisme mais aussi par la démission toujours plus accentuée de ceux qui auraient dû faire face. »[23]
Par ce concile, c’est l’héritage nocif de la Révolution française qui s’infiltre jusqu’au sein de l’Eglise catholique : “Le démocrate chrétien, hélas, n’a pas cru bon de christianiser la démocratie, c’est-à-dire d’en fixer les règles du jeu dans les limites de la soumission des lois aux impératives du Décalogue. Au contraire, il a prétendu démocratiser le christianisme. C’est-à-dire soumettre la religion, et donc sa morale, aux variations de l’opinion. En un mot, un christianisme qui serait au jour le jour adapté selon les sondages de la Sofres… »[24]. Avec cet extrait on touche un point central de la vision du monde de Bernard Antony. Une vision du monde dictée par le décalogue : « Ainsi l’attachement aux droits de l’homme remplace l’observation de la loi naturelle, les variations démocratiques sur le bien et le mal se substituent au Décalogue intangible et, pour finir, le culte de l’homme qui se croit Dieu remplace celui du Dieu qui s’est fait homme. »[25] et qui nous ramène au Darwinisme social, inscrivant ainsi parfaitement le leader de Chrétienté-Solidarité dans notre chronique : « Nos prêtres sont là d’abord pour nous dire pourquoi nous vivons et mourrons, pour nous dire Dieu et l’amour de Dieu, pour nous appeler à la charité, pour nous dire, et c’est cela la doctrine sociale de l’Eglise, que du Décalogue découlent les lois naturelles dont l’oubli par les sociétés entraîne inéluctablement leur mort.»[26]

Notes

[1] Voir La pensée « contrerévolutionnaire »in A-M n°36 d’avril-mai-juin 2006. En dehors de la France voir L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister in A-M n°32 d’avril-mai-juin 2005 et La spiritualité au cœur de la doctrine in A-M n°61 de juillet-août-septembre 2012
[2] Voir Quand la résistance et le droit d’insurrection sont-ils justifiés ? in A-M n°55 de janvier-février-mars 2011
[3] Voir La tendance païenne de l’extrême droite in A-M n°38 d’octobre-novembre-décembre 2006
[4] Bernard Antony, Combats pour mon pays, Limoges, édition de Présent, 1994, 426 p.
[5] Voir L’idéologie derrière la carte postale in A-M n°62 d’octobre-novembre-décembre 2012
[6] P.28
[7] P.34
[8] P.22
[9] P.289.
[10] P.143
[11] P.272. Voir Danger : Invasion ! in A-M n°22 de juillet-août-septembre 2002
[12] P.114
[13] P.382
[14] P.42
[15] P.152
[16] P.182
[17] P.70
[18] Voir Retour sur le discours du fondateur de la dynastie Le Pen in A-M n°56 d’avril-mai-juin 2011
[19] P.365. Voir Le « résistantialisme », un équivalent au négationnisme in A-M n°44 d’avril-mai-juin 2008
[20] P.223
[21] P.197
[22] P.56. Voir De l’inégalité à la monarchie in A-M n°33 de juillet-août-septembre 2005,
[23] P.96
[24] P.95
[25] P.30
[26] P65

lundi 10 juin 2013

Le devoir de désobéissance

Cet édito de 6 com a été publié le 10 juin 2013

Il faut sauver le soldat Manning !


Lundi dernier a débuté aux USA le procès du soldat Bradley Manning. Ce dernier risque jusqu’à 154 ans de prison. Bradley Manning, en prison depuis mai 2010 dans des conditions reconnues comme « plus rigoureuses que nécessaires » est accusé d’avoir diffusé 700.000 documents considérés comme « secret défense » au site Wikileaks. Parmi ces documents, des vidéos maintenant devenues célèbres et prouvant des crimes de guerre par des soldats américains en Irak. Le procès, qui se déroule dans la base militaire de Fort Meade devant une cour martiale devrait durer jusqu’au 23 août et voir la comparution de 150 témoins dont certains le seront à huis-clos.
De nombreux commentaires peuvent être faits sur ce procès. Sur le discours médiatique qui l’entoure parlant de « bavures » pour les faits qu’il a dénoncé. Sur le fait qu’Human Right Watch ne soutient pas le jeune soldat de 25 ans, montrant une nouvelle fois sa partialité en faveur du gouvernement américain et de sa politique étrangère. Sur le peu de mobilisation internationale autour de ce procès pourtant emblématique car éminemment politique. Car au-delà du verdict de ce procès, c’est la notion de désobéissance qui est au cœur du débat. C’est la reconnaissance ou non de l’importance de savoir dire non à un ordre ou une injonction inhumaine.

Car la matérialité des faits est reconnue par Bradley Manning qui ne nie à aucun moment avoir transmis les informations. Comme toujours dans des cas similaires, l’accusation tente de faire de son cas une « simple » trahison et collusion avec l’ennemi afin de masquer la motivation réelle, par ailleurs affirmée avec force par le principal concerné. Cette motivation relève de la volonté de ne pas se rendre complice de faits allant à l’encontre de sa conscience et du désir d’informer les citoyens de la réalité de la guerre afin qu’un débat démocratique sur la politique étrangère post 11 septembre 2001 des USA soit menée.
Le geste de Bradley Manning s’inscrit donc dans la tradition de la désobéissance, militaire ou civile (rappelons, pour rester aux USA, le geste de Rosa Parks en 1955), qui est toujours le fait d’individu courageux mais isolé et victime de l’incompréhension de la majorité de leurs concitoyens. Un siècle après ce qui s’est passé dans les tranchées racontés par Stanley Kubrick dans Les Sentiers de la gloire (film sorti en 1957 mais interdit en France jusqu’en 1975 !) rien n’a donc vraiment changé. On considère toujours, dans la pratique, que pour un militaire « réfléchir, c’est désobéir ». Pourtant depuis le procès de Nuremberg, la désobéissance à un ordre est reconnue implicitement puisque l’obéissance ne peut être un facteur disculpant un subalterne de sa propre responsabilité.

Depuis, la notion évolue de plus en plus du « droit à la désobéissance » au « devoir de désobéissance » face à des ordres, dont le caractère évolue également d’illégal à illégitime. Mais si une forme de jurisprudence a évolué et que la théorie militaire l’a intégrée dans les manuels, il s’agit de passer de la théorie à la pratique. Car une chose est d’avoir un cadre théorique, autre chose est d’être en capacité de l’appliquer.

Outre l’absence généralisée, quel que soit les cas, de l’acceptation de la contestation par une hiérarchie, le geste de Manning nous ramène à la question quasi existentielle de notre propension à la soumission à l’autorité inculquée dès la naissance. Cette soumission que la célèbre expérience de Milgram (illustrée notamment dans le film d’Henri Verneuil I comme Icare) a mis en lumière entre 1960 et 1963. Pour rappel, dans un cadre scientifique où la personne est volontaire et ne risque rien au niveau de son intégrité physique (donc pas le cas militaire), 63% des personnes se comportent comme des tortionnaires et ce jusqu’au seuil létal. Malgré que cette expérience est archi-connue, discutée et diffusée dans les écoles, un documentaire, Le jeu de la mort réalisé en 2009 tend à montrer que notre degré d’obéissance est plus fort aujourd’hui qu’hier puisque ce sont 81% de personnes qui ont été jusqu’au bout. Même si cela dérange nos bonnes consciences, les camps d’extermination ont existés plus par le fait de gens ordinaires faisant simplement leur travail que par l’existence des SS.

Impossible ici de vider, voire même d’aborder tous les aspects de cette question de la désobéissance. Cet édito se veut modestement une incitation à la réflexion sur un sujet certes philosophique mais avant tout très concret pour nous syndicalistes dans un contexte où le modèle de la concertation sociale belge est remis en cause et où, sous couvert de lutter contre le terrorisme ou de lutter contre les « incivilités », l’appareil législatif (re)devient de plus en plus contraignant. Service minimum, astreintes, procès contre des militants combatifs, sanctions administratives communales… Ce ne sont pas les initiatives qui manquent, appuyées par un discours médiatique stigmatisant, pour criminaliser le mouvement social.

Il risque donc de se poser rapidement la question de l’efficacité des actions syndicales dans un cadre légaliste. Donc de l’illégalité indispensable des nouvelles formes d’actions. Et de notre capacité individuelle et collective à ce moment d’entrer en désobéissance !