Cet article est paru dans Espace de libertés n°343 de juin 2006, p.23
C’est un petit livre plein de vie car plein de révolte que les éditions Couleur livre ont publié récemment[1] pour inaugurer une nouvelle collection consacrée à des récits de vie lancée en parallèle avec une nouvelle revue au titre sobre de Je.
Ecrit par un jeune ouvrier ayant passé 11 ans dans une usine de fabrique de papiers, le livre décrit une vision noire du travail, celle des travailleurs non qualifiés[2] (il n’a fallu que 8 heures à l’auteur pour apprendre son métier). Mais plusieurs constats qui y sont faits peuvent parfaitement s’appliquer à de nombreux autres travailleurs, notamment lorsque l’auteur décrit la maladie empêchant d’aller travailler comme un système d’auto-défense quand la pression est trop forte. Comme le souligne l’introduction, ce livre s’inscrit dans un créneau peu porteur et peu couru des ouvrages sur le travail écrit par des travailleurs. Dans son style vif et agréable, comme dans sa structuration ou son contenu, il se rapproche très fort d’un livre publié en 2002 par un ouvrier de Roubaix travaillant dans une usine du même type que celle qui dévasta Toulouse en septembre 2001 et intitulé plus directement Putain d’usine[3]. Ce livre aborde également l’ennui, l’assimilation de l’usine à la prison ou à l’enfer. Lui aussi présente la grève comme un grand moment de joie, comme une renaissance[4] et considère que la vie est ailleurs que dans ce lieu qui vole huit heures par jour à ceux qui doivent y travailler. Et De Raeve de penser « (…) notre paye ne vient pas pour rémunérer notre travail. Elle justifie le temps que l’on accepte de perdre. Toutes ces heures infiniment longues. La paye, elle, nous récompense de supporter. Le bruit. Les horaires. L’autorité. Les lignes hiérarchiques. Elle est versée en échange de notre docilité. »[5] Cette docilité, les petites lâchetés et compromissions quotidiennes, l’auteur les dénonce longuement dans son livre, analysant notre culpabilité de consommateur abruti par la publicité et prônant une révolution douce par un changement des mentalités. C’était d’ailleurs sa technique pour résister à l’usine où il multipliait les petites infractions indétectables afin de se sentir libre, car « La novlangue est à l’œuvre. On parle aussi d’efficience, d’ISO, de cercles de qualités, de management à l’américaine. On découpe, segmente, on aligne. Les ouvriers ne peuvent plus se reconnaître dans ce nouvel univers. Ou alors il faut se transformer, devenir le système. Tout cela change imperceptiblement, mais radicalement la perception même de notre environnement, de notre boulot, de nos conditions de travail. C’est puissant, lourd, dogmatique, comme un rouleau compresseur. (…)
Une armée de gens, plus ou moins bien intentionnés, est payée pour nous faire avaler ce discours. Dans les usines, les universités, la télé, la radio, les journaux. Et ça marche, ça court, je le vois tous les jours. Les nouveaux qui rentrent à l’usine me font peur. Ne sont jamais malades, jamais en retard, ne disent jamais non, ne s’opposent pas. Font des heures supplémentaires sans compter, ne prennent pas les pauses repas réglementaires, ont de très grosses voitures »[6]. L’auteur est à cet égard atypique car issu d’une famille idéologisée où les parents écologistes ont effectués un retour à la terre dans les années 70. S’il reconnaît le rôle de barrage indispensable que les syndicats joue encore il n’est pas tendre avec eux.
Mais c’est surtout sur le climat usant, la mort à petit feu que provoque l’usine, que le livre est percutant, avec cet extrait terrible que l’on lira en ayant en tête les chiffres sur l’absentéisme dans les entreprises – publiques comme privées – et sur l’augmentation de la consommation d’anxyolitique : « On a bossé huit ans dans la même équipe. Sans beaucoup parler ensemble. Bonjour, çà va ? Des banalités. Il était souvent absent, surtout les nuits, tu m’étonnes. Presque systématiquement les nuits. Arrêt maladie. C’était devenu une routine. La hiérarchie le citait en exemple à ne pas suivre. Ils appellent çà l’absentéisme. Autrement dit, les gens qui profitent du système, des médecins complaisants. Un ouvrier à virer, un feignant d’usine.
On l’a retrouvé mort. Il a mis fin à ses jours, tout seul. Peut-être qu’il ne profitait pas du système. Peut-être que le système a trop profité de lui. »[7] Cas certes extrême, mais pas aussi exceptionnel que l’on voudrait nous le faire croire comme le montre remarquablement le film Il ne mourait pas tous, mais tous étaient frappés[8]. Dans ce contexte, on ne peut que s’étonner de ne pas voir une telle situation être considéré comme inacceptable au point d’en faire un problème central dans une société aussi riche et développée que l’Europe occidentale.
Notes
[1] Vincent De Raeve, L’Usine. Préface de François Bon, Collection je, Bruxelles, Couleur livre, 2006.
[2] Nous renvoyons le lecteur à notre article i paru dans Espace de libertés, n°342 pp.
[3] Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Paris, L’insomniaque, 2002.
[4] Sur ces aspects, on lira également avec un grand plaisir et un immense intérêt l’histoire de Rudy et Dallas se bâtant pour sauver « leur » entreprise dans le roman de Gérard Mordillat, Les Vivants et les Morts, Paris, Calmann-Lévy, 2004
[5] Vincent De Raeve, L’Usine, op. cit. p.78
[6] Id. p.39. Voir également l’excellent dossier Salariés menacés et droits sociaux attaqués dans Le Monde diplomatique n°624 de mars 2006, pp.16-21
[7] Id. p.20. Sur la peur comme pièce maîtresse du fonctionnement actuel du système et sur les autres
[8] Bruneau, Sophie et Roudil, Marc-Antoine, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. ADR Productions et Alter Ego films, 2006
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