dimanche 21 mai 2006

Journalisme de terrain

Cet article a été publié dans Espace de libertés n°342 de mai 2006, pp.15-16

« L’exemple » américain

Quand on évoque la question de la précarité, et plus particulièrement de la question des travailleurs pauvres, nombreuses sont les personnes qui font référence à l’exemple américain. Outre de nombreux reportages, une série de livres décrivant la réalité permet de se rendre compte de la situation.

Ainsi le livre L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant de la journaliste Barbara Ehrenreich[1] relate trois expériences très diverses que l’auteur a effectuées fin des années 90. Elle y raconte, dans un style très agréable et avec des notes explicatives pertinentes, son travail de serveuse en Floride, de femme d’ouvrage dans le Maine et enfin de vendeuse dans une grande surface du groupe Wal-Mart dans le Minnesota. Malgré que sa position de femme blanche ayant l’anglais comme langue maternelle l’aide et peut compenser son âge (50 ans), et qu’elle commence son enquête avec un petit capital et la possibilité de faire des pauses, elle souligne la vitesse de sa chute. Très vite elle se voit obliger de cumuler deux emplois et de s’installer dans une caravane, dépensant plus de 50% de son misérable salaire pour se loger dans des conditions misérables. Si les descriptions de ses expériences mériteraient de nombreuses citations, tant elles sont significatives d’une réalité atroce, nous ne citerons qu’un seul extrait résumant à lui seul la problématique soulevée par la journaliste américaine qui reste pourtant fondamentalement attachée au système de son pays : « Si donc les employés à bas salaire ne se comportent pas toujours conformément à la rationalité économique, c’est-à-dire comme des agents libres dans une démocratie capitaliste, c’est parce qu’ils travaillent dans un environnement qui n’est ni libre ni démocratique. Quand vous entrez dans l’univers des bas salaires – et des salaires moyens dans de nombreux cas – vous abandonnez vos libertés civiques à la porte, vous laissez derrière vous l’Amérique et tout ce qu’elle est censée représenter, et vous apprenez à ne pas desserrer les lèvres pendant votre journée de travail. Les conséquences de cette reddition vont bien au-delà des questions de salaire et de pauvreté. Il nous est difficile de prétendre être la première démocratie du monde, lorsqu’un grand nombre de nos concitoyens passent la moitié de leur temps de veille dans un environnement qui est l’équivalent, pour le dire en termes simples, d’une dictature. »[2]. Qu’ajouter à ces quelques phrases qui démontrent combien la démocratie politique ne peut être une fin en soi et ne se suffit pas à elle-même mais nécessite comme complément indispensable la démocratie économique et sociale.

Une tradition littéraire

Ce livre d’une journaliste consacrant plusieurs mois à une enquête de terrain en se rapprochant au maximum des conditions de vies réelles de son sujet n’est heureusement pas un cas unique, même s’il est fort isolé. Il relève d’une tradition dont un des exemples le plus connu est celui de l’écrivain Jack London qui en 1902 plongera à 26 ans dans la réalité de l’East-End londonien pour en ressortir avec une description saisissante de la misère du « peuple d’en bas », pour reprendre une des deux traductions françaises du titre original People of the Abyss[3].

Un demi-siècle plus tard, c’est un autre américain qui, lui, changera sa couleur de peau par un procédé chimique temporaire afin de vivre comme un noir dans le Sud des Etats-Unis dans le but de dénoncer le ségrégationnisme au sein d’un pays qui aime se présenter comme la plus grande démocratie[4]. Publié en français en 1962, le livre de John Griffin[5] est un nouveau coup de poing dont la lecture permet de se rendre compte de l’immense différence qui existe entre le récit du témoin direct et la synthèse de l’intellectuel aux œillères, comme le dit l’auteur lui-même quand il avoue avec une grande lucidité et non moins de franchise, qu’ « En prenant cette décision, je découvrais que, spécialiste des questions raciales, je ne connaissais en fait rien du véritable problème noir »[6]. Comme Ehrenreich et London, Griffin se rend très vite compte que l’expérience sera plus difficile qu’il ne l’avait prévu et que la descente aux enfers est d’une rapidité foudroyante. Tous trois soulignent également combien la dimension psychologique de l’infériorisation économique ne doit pas être négligée et comment les oppresseurs utilisent les conséquences de leur domination et de leur exploitation pour justifier celles-ci. Griffin, qui après le succès de son livre, devra déménager devant la réprobation de ces concitoyens pour avoir casser l’harmonie fictive qui leur permettait de vivre en paix, souligne combien tous les discours naturalistes sont mensongers et servent à justifier et maintenir un état de fait : « Mettez l’homme blanc dans le ghetto, supprimez-lui les avantages de l’instruction, arrangez-vous pour qu’il doive lutter péniblement pour maintenir son respect de lui-même, accordez-lui peu de possibilités de préserver son intimité et moins de loisirs, après quelque temps il assumerait les mêmes caractéristiques que vous attribuez aux Noirs. Ces caractéristiques ne sont pas issues de la couleur de la peau, mais de la condition humaine de l’homme. »[7]

Mais les Américains ne seront pas les seuls à produire de telles études. En Allemagne, le journaliste Gunther Walraff s’est rendu célèbre pour ses enquêtes d’investigations incisives et sans concession. Dans son livre le plus connu, Walraff se déguise en Turc pour rendre visible l’exploitation esclavagiste dont cette communauté est victime en RFA[8]. Lui aussi, pourtant bien documenté avant d’entamer son expérience qui durera plusieurs mois, est surpris par la réalité qu’il rencontre, réalité encore pire que celle qu’il imaginait et qu’il rapproche clairement des pires heures de la révolution industrielle du 19e siècle. Si l’auteur multiplie les métiers, servant chez Mac Do ou se prêtant à des expériences médicales, c’est comme ouvrier non déclaré, via un sous-traitant spécialisé dans la fourniture de main-d’œuvre en noir, dans le complexe sidérurgique de Thyssen-Krupps à Duisburg que Walraff reste le plus longtemps soulignant que « Pour les patrons, ils ne sont qu’un matériau humain jetable, des ouvriers-Kleenex, du matériel standard et échangeable : des centaines de leurs semblables sont là à faire la queue, prêts à accepter n’importe quel travail – absolument n’importe quel travail. Ce boulot est tellement usant qu’il est bien rare que l’on y tienne le coup plus d’un an ou deux. Un ou deux mois suffisent souvent à vous esquinter pour le restant de vos jours. »[9] L’auteur voit d’ailleurs sa propre santé déclinée très rapidement au point de devoir faire marche arrière : « « çà risque de t’achever ! », m’avait mis en garde mon ami radiologue. Eh bien, oui, j’ai été lâche et parce que j’étais un privilégié, j’ai pu me défiler… Mais il y a des centaines et des milliers de travailleurs immigrés qui prennent ce genre de boulot et mettent ainsi leur santé et parfois leur existence en danger, parce qu’ils n’ont pas le choix, eux – et il y en a qui sont dans un état physique bien pire que le mien. »[10]

L’indifférence face au scandale

De nombreux lecteurs diront que les réalités décrites ci-dessus appartiennent soit à l’histoire, soit à des pays très éloignés. Pourtant, en Belgique, pays faisant partie des Etats les plus riches de la planète, une étude de l’Université d’Anvers avait « révélé » fin de l’année dernière, que 15% de la population (soit plus de 1,5 millions de personnes) vivait sous le seuil de pauvreté[11] défini par un revenu maximum de 772 € pour un isolé. Ce même rapport signalait également que 4 à 6 % des travailleurs étaient concernés. A l’époque, le ministre de l’Intégration sociale Christian Dupont (étiqueté socialiste) avait parlé d’une réflexion en vue de mesures concrètes. Trois mois plus tard, un nouveau rapport, dès plus officiel puisqu’il s’agit de l’enquête Statistiques de revenus et de conditions de vie réalisée par le Service public fédéral Economie, PME, Classes moyennes et Energie, souligne à nouveau qu’en Belgique, 15 % de la population ne dispose pas de plus de 777 € par mois et confirme que 4,3 % de la population active est également touchée[12]. Mais ici, ces personnes ne sont plus que dans « un risque accru de pauvreté ». La Meuse qui publie ces chiffres sans guère de commentaires précise même que « 78,8% des belges disposent de tout le confort de base, soit d’une baignoire ou d’une douche, de toilettes avec chasse d’eau, d’un chauffage central et de l’eau courante chaude » [13]. Ce qui, lu autrement, laisse donc plus de 20% de la population sans ce confort. Cette lecture des chiffres n’est pas celle du « journaliste »[14] qui ne relève pas non plus que cela implique que + de 5% des gens qui ne sont pas considérés comme pauvres n’ont pas un « confort » minimal. Ajoutons que l’article précise que sans les différentes allocations liées à la sécurité sociale ou connexe à celle-ci, ce serait 27,5 % de la population belge qui vivrait dans la pauvreté.

N’y a-t-il pas là, pour tous ceux qui se réclament de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité matière à réflexions, et plus encore à actions ? Et aux journalistes belges de nombreux sujets pour des articles et des enquêtes comme celles développées plus haut qui parleraient enfin de la réalité du monde au lieu de nous abrutir de faits-divers anecdotiques ? A quand pour Le Soir la réelle mise en pratique de sa volonté de « rendre compte du monde tel qu’il est » [15] afin de concrétiser sa « levée contre l’inacceptable », pour reprendre le slogan de sa dernière campagne publicitaire controversée?

A moins que l’on ne craigne qu’une fois le monde mieux connus par les gens, ceux-ci aient envie de le changer ?

Notes

[1] Barbara Ehrenreich, L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant. (Collection 10-18/Fait et cause n°3797), Paris, Grasset, 2004
[2] p.318
[3] London, Jack, Le peuple d’en bas, (Coll. Libretto), Paris, éditions Phébus, 1999 ;
[4] Sur l’histoire des noirs américains, voir le splendide livre de photographies Freedom. Une histoire photographique de la lutte des noirs américains, Paris, Phaidon, 2003.
[5] Griffin, John Howard, Dans la peau d’un noir. (Coll. L’air du temps/témoignages n°170) Paris, Gallimard, 1962.
[6] p.8
[7] p.137
[8] Günter Wallraff, Tête de Turc. Préface de Gilles Perrault, Paris, La découverte, 1986.
[9] p.119
[10] p.251
[11] Le Soir, 05.12.05
[12] Signalons que sur le site officiel de l’Intégration sociale on parle de « 13% de la population connaît un risque de pauvreté. Autrement dit, 1 300 000 personnes parviennent difficilement à nouer les deux bouts ». www.mi-is.be/FR/Themes/AB/index.html
[13] La Meuse, 17.03.06.
[14] Nous avons mis le terme entre guillemet, non pour remettre en cause une personne mais bien la qualité de l’(dés)information aujourd’hui.
[15] Béatrice Delvaux le 9 novembre 2005 dans sa réponse aux nombreuses critiques émises sur la campagne et plus particulièrement « l’institut pour l’intégration »

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