samedi 21 octobre 2006

La subjectivité comme réelle objectivité


Cet article est paru dans Espace de libertés n°346 d'octobre 2006, p.27

Nombreuses sont les personnes à croire qu’il y a une histoire objective basée sur des faits. Si la deuxième partie est exacte, la question de l’objectivité est beaucoup plus délicate car elle revient souvent à se contenter d’une histoire officielle.

Or c’est l’affirmation d’un point de vue basée sur une critique des faits qui peut permettre, par un travail de débroussaillage et de mise en perspective, une réelle compréhension des événements historiques et une éducation à l’esprit critique pour aujourd’hui. C’est ce que fait Howard Zinn dans son autobiographie au titre explicite L’impossible neutralité[1]. Auteur d’un ouvrage indispensable pour comprendre l’histoire des Etats-unis[2], Zinn y raconte sa vie mais surtout les raisons de son engagement et de sa passion pour écrire l’histoire des oubliés de l’Histoire[3].

Né en 1923 dans un milieu populaire, Zinn s’engage en 1943 dans l’aviation où il participe à la guerre en Europe. « Hiroshima et Royan furent les éléments déterminants de ma remise en cause progressive de ce que j’avais tout d’abord accepté sans réticence : la parfaite légitimité morale de la guerre contre le fascisme »[4] Cette réflexion critique et lucide est parfaitement mise en perspective et en actualité par des prises de positions comme son texte écrit à la suite du 11 septembre 2001. Celui-ci pose déjà les questions fondamentales sur lesquelles l’Amérique commence seulement à s’interroger après cinq ans « d’estompement de la norme » et la multiplication des scandales (Guantanamo, vols de la CIA en Europe, Abou Graïb…). Mais n’était-ce pas logique pour quelqu’un qui considère que l’histoire apprend à connaître les mensonges d’Etat et donc à être critique envers le présent ?

Une partie importante du livre s’intéresse d’ailleurs au concept de la désobéissance civile que l’historien américain défend toute sa vie, lors des mobilisations contre la guerre au Vietnam ou contre la ségrégation de la communauté noire, communauté dans laquelle il a vécu et enseigné pendant sept ans. « La désobéissance civile, comme je le fis remarquer à notre auditoire, n’était pas un problème, quoi qu’en disent ceux qui prétendent qu’elle menace l’ordre social et conduit tout droit à l’anarchie. Le vrai danger, c’est l’obéissance civile, la soumission de la conscience individuelle à l’autorité gouvernementale. »[5] A méditer à l’heure d’une dérive sécuritaire de l’état sous couvert de lutte contre le terrorisme.

Si Howard Zinn est un brillant intellectuel, c’est aussi – et peut-être surtout – quelqu’un de terrain. Ayant pu faire des études grâce à une loi qui permet aux anciens GI’s de ne pas payer l’université, il doit cependant travailler dans un chantier naval pour nourrir sa famille, et ce jusqu’à 34 ans. Il y renforce sa conscience de classe et participe concrètement à l’histoire du mouvement ouvrier en fondant un syndicat où « (…) nous faisions exactement comme tous les travailleurs depuis des siècles : créer de petits espaces de culture et de camaraderie pour compenser la monotonie du travail lui-même »[6]. Cette implication, il la continue surtout au côté du mouvement des droits civiques dont il souligne l’importance de tous les petits gestes réalisés par des inconnus qui ont permis la fin de la ségrégation officielle, « (…) mais racisme, pauvreté et violences policières constituent toujours la réalité incontournable de la vie des Américains noirs. »[7], soulignant par là combien la démocratie politique doit indispensablement être complétée par la démocratie économique et sociale, comme nous l’a rappelé le 40e anniversaire de la grève des femmes de la FN réclamant le « à travail égal, salaire égal » 18 ans après avoir obtenu le droit de vote.

Le tournant politique de sa vie est une manifestation pacifique, n’enfreignant aucune loi, à laquelle il participe à New-York et qui est réprimée : « Le plus douloureux fut de réaliser que les jeunes communistes de mon quartier avaient raison ! L’Etat et sa police n’étaient pas les arbitres neutres d’une société aux intérêts divergents. Ils étaient du côté des riches et des puissants. La liberté d’expression ? Il suffisait de la pratiquer pour voir aussitôt rappliquer la police avec ses chevaux, ses matraques et ses fusils pour vous faire taire. C’est ce jour-là que j’ai cessé d’être un jeune homme aux idées libérales, ayant foi dans le caractère équilibré de la démocratie américaine. Je devins un radical convaincu que quelque chose d’essentiel ne tournait pas rond dans ce pays. Et pas seulement l’existence de la misère au beau milieu de richesses phénoménales, ni le terrible traitement réservé aux Noirs, mais bien quelque chose de pourri à la racine. Cette situation ne s’arrangerait pas avec l’élection d’un nouveau président ou le vote de nouvelles lois mais bien en renversant l’ordre ancien et en inventant un nouveau type de société fondée sur la coopération, la paix et l’égalité. »[8]

Quand Howard Zinn parle de radicalité, il ne parle pas de terrorisme, mais de positions cohérentes qui ne visent pas seulement à changer le monde mais également à changer la façon dont on vit, ici et maintenant. Et de dire modestement que : « La récompense de notre participation à un mouvement en faveur de davantage de justice sociale n’est pas la perspective d’une victoire future. C’est le bonheur de se révolter avec d’autres ; de prendre des risques ensemble ; de se réjouir des petits triomphes et de supporter les revers décourageants certes, mais ensemble. »[9] Un beau message pour tous ceux qui luttent aujourd’hui.



[1] Zinn, Howard, L’impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant. Coll. Mémoires sociales, Marseille, Agone, 2006
[2] Howard Zinn, Histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours. Marseille, Agone, 2002
[3] Voir également sur un autre sujet Michèle Perrot, les femmes ou le silence de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998
[4] p.158
[5] p.244
[6] p.293
[7] p.107
[8] p.287-288
[9] p.109

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