samedi 17 janvier 2009

Interview de Jean Baubérot

J'ai réalisé cet entretien en collaboration avec Céline Gérard dans le cadre professionnel. Il est paru dans le n°64 de Salut & Fraternité d'octobre-novembre-décembre 2008, p.2

Jean Baubérot est historien et sociologue et dirige la chaire sur la laïcité à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a notamment participé à la commission Stasi, où il est l’un des seuls à s’être abstenu lors du vote du rapport qui a permis l'élaboration de la loi sur le port ostensible des signes religieux dans les lieux publics. Il a répondu à nos interrogations sur la laîcité en France et, de manière plus générale, sur son avenir.

Salut et Fraternité : Vous êtes en total désaccord avec le concept de "laïcité positive". En quoi ce qualificatif de "positive" est-il dangereux pour la laïcité ?
Jean Baubérot :Ce n’est pas le qualificatif en soi qui me semble dangereux que le fait que, selon Nicolas sarkozy, la laïcité doit devenir positive (grâce à lui!), ce qui signifie qu'elle ne l'est pas jusqu'alors! Le président développe effectivement une vision négative de l'histoire de la laïcité en France, notamment en prétendant que la loi de 1905 n'est devenue, qu'après coup une loi de liberté. C'est historiquement faux, comme je le démontre dans mon ouvrage et c'est justifier le refus du pape de cette loi, et le fait qu'il ait imposé aux catholiques français de ne pas s'y conformer. Par ailleurs, la laïcité positive selon Sarkozy doit non seulement assumer mais "valoriser" les "racines chrétiennes" de la France, ce qui peut impliquer un repli identitaire, au mépris de ce qu'est la France aujourd'hui: un pays pluriculturel. Le travail du politique est d'affronter les problèmes du présent et de construire l'avenir. Pas de se réferer continuellement au passé.

S&F : Outre via ce concept de "laïcité positive", quelles sont les menaces que vous percevez aujourd'hui pour la laïcité ?
J.B. :Dans le discours de Sarkozy au Latran il y a l'affirmation que la "morale du curé ou du pasteur" est supérieure à celle de "l'instituteur". C'est méconnaître la séparation des sphères. L'instituteur doit transmettre un certain nombre de valeurs qui sont les valeurs partagées du vivre-ensemble, comme l'égalité homme-femme par exemple. c'est la morale laïque; elle n'a pas à être complète car son but n'est pas de régenter la vie des citoyens (sinon, gare au totalitarisme) mais de fixer des principes qui doivent, autant que faire se peut, se concrétiser dans la vie publique. La morale du curé, du pasteur, et aussi d'autres autorités religieuses ou philosophiques est une proposition de sens, à laquelle chacun peut librement adhérer ou non. Il est normal que ces propositions de sens soient plus complètes et même plus exigeantes que la morale laïque. Mais il ne s'agit pas du tout du même plan et comparer ces deux sortes de morales est ignorer la séparation des sphères qui est essentielle pour la laïcité.

S&F : La laïcité n'est-elle finalement pas orpheline de son anticléricalisme fondateur ?
J.B. : La laïcité est anticléricale et doit l'être quand elle s'affronte au cléricalisme; dans plusieurs pays d'Amérique latine, en Pologne, où l'avortement est seulement admis en cas de risque mortel pour la femme, de malformations graves pour le foetus, de viol ou d'inceste, l'Eglise catholique fait pression sur les médecins pour qu'il ne pratiquent pas d'avortements, même dans ces cas dramatiques. Comment échapper à un certain anticléricalisme dans ces conditions? En France et en Belgique,l'Eglise catholique s'est, au moins en partie, acclimatée à un climat de laïcité. C'est pourquoi, par exemple, la loi française sur l'avortement admet "l'objection de conscience" du médecin, parce que l'Eglise catholique le laissera se poser lui-même le problème de conscience, sans le harceler.
Même sans anticléricalisme, la laïcité a beaucoup de travail pour pouvoir assurer un vivre ensemble pacifique dans des sociétés de plus en plus pluriculturelles. Par exemple , il faut éviter à la fois toute possibilité de domination de groupes religieux dans la sphère publique et respecter la liberté de conscience, y compris des gens très religieux. ce n'est pas facile, mais la liberté religieuse est une liberté laïque. La laïcité doit évoluer en fonction du contexte, être novatrice comme elle l'a été à plusieurs périodes de son histoire.

S&F : Face à quels défis/enjeux la laïcité se trouve-t-elle et se trouvera-t-elle demain ?
J.B. : L'accentuation du caractère pluriculturel des sociétés démocratiques modernes est un grand défi. Je suis allé enquêter au Québec qui me semble "en avance" sur ce point et je raconte l'expérimentation qui est faite dans mon nouvel ouvrage Une laïcité interculturelle (l'Aube), notamment comme l'accommodement raisonnable permet de dépasser l'alternative désastreuse du tout ou rien.
Un certain désenchantement par rapport au progrès est également un défi: il faut respecter les religions comme ressources culturelles et spirituelles, tout en séparant bien la loi de l'Etat et les normes morales religieuses. Même dans un pays comme la Norvège où il existe une religion d'Etat, la Cour suprême a déclaré que la loi de l'Etat n'avait pas à se conformer à des normes religieuses; ce qui prouve que des éléments de laïcité peuvent exister dans des pays qui l'ignore. C'est pourquoi je parle volontiers de processus de laïcisation, ce qui permet de ne pas avoir une conception substantiviste et figée de la laïcité.

S&F : Vous êtes le cou-auteur d'une Déclaration internationale sur la laïcité. Quel bilan peut-on faire de cette initiative et où en est-elle ?
J.B. : La Déclaration a constitué un texte de référence pour de nombreuses rencontres et colloques en Europe (par exemple à Paris, en septembre 2006 lors de l'Atelier culturel méditerranéen, sous l'égide de J. Chirac) et en Amérique latine où elle a beaucoup d'échos et est étudiée dans des sessions de formation (Bolivie, Brésil, Mexique, Pérou, Chili, etc). Actuellement la Déclaration est invoquée dans des débats mexicains en vue de constitutionnaliser la laïcité. Des versions anglaise, espagnole, portugaise, italienne, arabe, vietnamienne existent. La dernière née est la version japonaise et je dois la présenté lors d'une soirée publique où interviendront des intellectuels japonais fin novembre. Elle fait donc son chemin et anime des débats, ce qui est son but. La Déclaration, c'est comme un livre, elle a maintenant sa vie propre et échappe en partie à ses auteurs.

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