Cet article a été publié dans le magazine Espace de Libertés n°381 de décembre 2009, p.30
Lors de cette rentrée littéraire 2009, le liégeois Nicolas Ancion a réussi un petit coup médiatique avec la publication d’un roman[1] dont la trame est l’enlèvement de Lakshmi Mittal. Enlevé lors d’une fausse interview de la RTBF, le milliardaire va se retrouver au cœur de la réalisation rocambolesque d’une œuvre d’art contemporaine. Au travers des aventures du milliardaire indien, l’auteur nous livre son analyse de la situation socio-économique, mais aussi politique, de la région liégeoise. Et le moins que l’on puisse écrire c’est qu’Ancion manie l’humour cynique avec plaisir et s’amuse à flinguer tout azimut un certain milieu liégeois : « Mullenders est d’une humeur massacrante. Non seulement l’exposition de peintres chiliens, que son groupe d’action culturelle laïque a financée, n’exhibe que des croûtes de jeunes artistes prétentieux mais, en plus de cela, le vernissage est un flop. Pas un ministre, pas un élu de haut rang, les débats au parlement régional sur la réforme du cumul des mandats mobilisent les quelques énergies qui ne sont pas pompées par la crise financière et le gouvernement fédéral enlisé. Si la réglementation passe, c’est tout le système politique qui s’écroule, celui de la concentration du pouvoir dans quelques mains, certes, élues au suffrage universel le plus souvent, mais surtout désignées par les instances du parti ; les nouvelles règles imposeraient à chacun d’occuper une seule fonction principale, ce qui multiplierait les négociations, les saupoudrages, les renvois d’ascenseurs et les services rendus. »[2] Ce roman à clef, parfois obscur, parfois plus claire comme lorsqu’il évoque « l’ivrogne de la colline », ne fera certainement pas que des amis à son auteur.
Si ce roman de Nicolas Ancion est précédé de l’avertissement suivant : « Parfois, on aimerait que les histoires qu’on invente ne soient pas de pures fictions. Mais ce livre est un roman : les personnages et leurs actions sont entièrement imaginaires. S’ils évoquent chez les lecteurs des personnages existant ou ayant existé, ce n’est que pure coïncidence. », le livre du chercheur du Gresea[3] Bruno Bauraind vient en parfait miroir[4]. Car le récit de la fermeture de l’usine Continental à Herstal, conflit réel du début des années 2000, est un véritable roman policier digne de la collection « série noire ». Tout y est dans l’histoire de cette restructuration : un patron machiavélique, des syndicalistes corrompus, des faux espoirs, des rebondissements… le tout révélé par la récupération inopinée par un travailleur d’un ordinateur dont le disque dur n’a pas été reconfiguré et qui contient toute les preuves d’une mort de l’usine programmée dès 1999. Au travers de ce récit qui glace d’autant plus le sang qu’il est réel, c’est le système économique et le rôle des syndicats au sein des Conseils d’entreprises qui est notamment questionné : « La fermeture de l’usine Continental de Herstal est le reflet de l’entrechoquement de deux logiques. D’un côté, la logique stratégique à court terme d’une entreprise multinationale qui, devant un ralentissement du marché, décide de sabrer dans ses coûts de production et donc de fermer une ou plusieurs usines. De l’autre, la logique des travailleurs qui, pour certains, travaillent depuis plusieurs décennies dans une entreprise centenaire et dont la qualité de la production est mondialement reconnue. L’économie reste avant tout un rapport de forces, un espace conflictuel entre ces deux logiques même si, en général, dans les médias, dans le bruitage ambiant, on cherche à faire croire le contraire. »[5]
C’est donc l’étude d’un chercheur qui, parlant du réel, dépasse la fiction imaginée par Nicolas Ancion. Que dire alors du sort réservé à Mittal par le romancier liégeois qui n’ose pas aller aussi loin que ces travailleurs indiens de la banlieue industrielle de New Delhi qui, licenciés par une filiale d’un équipementier automobile italien, ont tout simplement lynchés le PDG de l’entreprise[6]. Le fait s’est reproduit cette année à Tamil Nadu dans le Sud de l’Inde, mais aussi en Chine dans une usine sidérurgique du Nord-est du pays. On est ici bien loin des quelques heures passées dans leur bureau par des dirigeants d’entreprises en Europe. Et surtout on constate que lorsque le capitalisme n’a plus d’entrave la réalité dépasse parfois la fiction.
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