Cet article est paru dans le n°94 de La revue Aide-mémoire,
d'octobre-décembre 2020, p.11
Depuis quelque temps l’extrême droite aime à dire que les antifascistes seraient les fascistes d’aujourd’hui. Un discours qui n’a que l’apparence de la cohérence et qui est loin d’être nouveau pour cette mouvance.
L’incorrect. Un magazine d’extrême droite dans nos librairies
Si l’extrême droite adore se victimiser et dénoncer la censure qu’elle subirait propageant ad nauseam le « on ne peut plus rien dire », il faut redire combien la réalité est tout autre. Et pas que sur les réseaux sociaux ou via la présence d’éditorialistes polémistes dans les médias audio-visuels, mais aussi dans les librairies. Ainsi, outre le bien connu mais mal nommé Valeurs actuelles qui a encore fait parlé de lui fin août, une librairie à Liège vendait cet été L’incorrect dont le dernier numéro, le 33, avait comme couverture la déclaration « tout le monde déteste les antifas ». Avant d’en analyser le dossier, petite présentation.
L’incorrect[1] a été lancé il y a trois ans. Mensuel de 98 pages en papier glacé et à la présentation soignée, il ressemble à de nombreux autres magazines que l’on peut retrouver en librairie. Une impression de banalité renforcée par des interviews de Jacques Attali et Frédéric Taddeï. Dès la page 2 contenant la publicité pour s’abonner la couleur apparait un peu plus avec la couverture d’un numéro « remigration. Sauvez des vies rentrez chez vous » reprenant, sous une phraséologie agressive et menaçante, une des revendications racistes classiques de l’extrême droite. Il en est de même du contenu de l’éditorial qui commence par une dénonciation de la Révolution Française[2] parlant de « deux cents ans de révolution comme processus, comme idéologie, ont semé le meurtre, le sang, l’horreur, le saccage, la sédition, le massacre, l’extermination (…) »[3] et se termine par l’apologie d’un christianisme civilisateur. Les rubriques du magazine sont aussi hautement révélatrices de la ligne politique. Dans les portraits qui ouvrent ce numéro on retrouve celui d’un catholique traditionnaliste ayant milité au FN[4] et posant en habit de chasseur, fusil en mains,[5] ainsi que celui de Thaïs d’Escufon (pseudo expliqué par les menaces dont elle ferait l’objet). Celle-ci est une jeune fille blonde aux yeux bleus issue « d’une famille catholique tout à fait classiques »[6], qui milite à Génération Identitaire et a participé au déploiement d’une banderole dénonçant le « racisme anti-blanc » lors de la manifestation parisienne pour Georges Floyd ! Les brèves, les conseils littéraires (avec évidemment deux pages sur le dernier ouvrage de Philippe De Villiers[7]), jusque dans les psycho-tests (avec un « quel phobe êtes-vous ? »[8]), toutes les rubriques sont l’occasion de diffuser une idéologie classique de l’extrême droite même si on peut retrouver des contenus plus neutre, notamment dans les pages cultures. Si on retrouve certains traits de la ligne de la « troisième voie »[9] avec des critiques de la Banque Centrale Européenne et du libre échange comme outil de domination, le fait que les USA domine l’Amérique Latine, ou encore une rubrique #antipop dénonçant la futilité et la mondialisation, L’Incorrect se caractérise par une idéologie particulièrement réactionnaire comme le laissait déjà paraître son éditorial. Ainsi dans le texte sur le « néo-progressisme chrétien » qui attaque Vatican II et surtout la féminisation en marche de l’Eglise tout en vantant le renouveau charismatique[10]. Idem avec les articles consacrés à l’Amérique latine où l’on retrouve pêle-même une critique de la théologie de la libération[11] : « Ce courant eut pour résultats de dresser des groupes de fidèles les uns contre les autres, et de transformer les ministres du Seigneur en des syndicalistes et des assistantes sociales. L’arbre que fut Vatican II avait en quelques années porté ses fruits en Amérique latine : une Eglise dénaturée et gangrénée de l’intérieur par le communisme et le progressisme »[12], une réhabilitation du bilan de Bolsanero vu surtout comme « anti-système »[13], ou encore l’interview d’Augustin Laje, jeune figure de la réaction argentine et proche de Vox, dont un des faits d’armes a été de faire reculer l’avortement dans ce pays[14]. Dans le même esprit les pages de la rubrique l’incomadame sont un modèle du genre d’un féminisme glorifiant la place traditionnelle de la femme, avec notamment un article « femmes modernes à la cuisine »[15] vantant le mouvement #tradwife. Extrait : « Et d’assumer se soumettre à son mari, convaincue qu’elle y trouve la clef du bonheur conjugal. Un retour à une époque révolue ? Plutôt une remise au goût du jour d’un intemporel »[16]
L’antifascisme, l’ennemi à abattre
Ce magazine au contenu très idéologique consacre donc un dossier de 16 pages à l’antifascisme. Analyse.
L’article introductif du dossier commence significativement avec le tweet de Donald Trump du 31 mai 2020 voulant que les antifascistes soient assimilés à une organisation terroriste. Il présente ensuite les antifascistes comme des ennemis de la liberté et des anti-tout qui aiment ficher leurs adversaires. Et de se terminer par ces mots « et si les antifas n’étaient finalement que le bras armé de ce politiquement correct qui mine notre société ? »[17]. Après un historique viennent plusieurs articles essentiellement consacrés à dénoncer les violences commises qui seraient impunies car les antifascistes ne subiraient ni censures, ni répression à l’inverse des « nationalistes », dont par ailleurs on lisse le profil. Ainsi de La Cocarde qui ne serait pas un mouvement d’extrême droite mais un « mouvement d’union des droites, souverainistes, gaullistes » [18]. Ou d’une mise sur le même pied de Clément Méric et de ses assassins tout en relativisant les faits parlant « d’un terrible procès médiatique, dévastateur pour les accusés. On pourrait même aller jusqu’à parler d’un délit de sale gueule, d’un déni de justice pour raisons politiques (…) »[19].
Au fil des articles, se dessinent l’image d’antifas qui sont des petits bourgeois (alors que les prolos seraient du côté des « identitaires » ou des « nationalistes ») manipulés par l’extrême gauche, idiots utiles du système qu’ils renforcent en s’attaquant à des cibles faciles[20]. Un portrait qui se complète par le côté étudiant gréviculteur. Bref « Comme la plupart des antifas, la haine d’Antonin est abstraite, avant tout portée contre lui-même, contre son pays, contre sa couleur de peau »[21]. Sans oublier le lien avec le féminisme : « en attendant la destruction intégrale de toutes les institutions, à la khmer rouge, les antifas et les féministes se sont coalisés pour miner les bases de l’autorité, à savoir la tradition, la religion ayant déjà été discréditée depuis longtemps »[22] et de faire le lien avec l’écriture inclusive mais aussi avec l’opposition menée par collectif Némésis, des « féministes anticonformistes »[23].
Un discours « original » répétant les classiques de l’extrême droite
L’analyse de ce que serait l’antifascisme par L’incorrect ne fait au final que reprendre les grandes lignes du dossier publié par la figure de l’extrême droite Emmanuel Ratier à la fin des années 90 sur le mouvement Ras l’front : « Le réseau Ras l’front est donc la concrétisation de l’Appel des 250, lancé en mai 1990 par une série de personnalités de gauche et d’extrême gauche (cet appel est paru à l’origine dans la revue d’extrême gauche Politis, puis dans Libération), estimant que face au Front National, « le temps de la contre-offensive (était) venu ». Parmi les personnalités signataires majeures, figuraient de nombreux pétitionnaires quasi-professionnels, qu’on retrouvait comme signataires en faveur du Nicaragua, de l’avortement, du pacifisme (…) » [24]. Et de signaler qu’on les retrouve aussi pour les sans-papiers, pour Cuba, pour la légalisation de la drogue… Et déjà Ratier de souligner combien, alors que « la droite nationale » qu’il appelle aussi la « renaissance nationale » est censurée et réprimée, « Ras l’front Sud dispose d’appuis, y compris dans la magistrature. La réunion de sa section des Hauts-de-Seine a lieu… dans la salle du tribunal de Clamart. De quoi s’interroger sur l’indépendance de la justice »[25]. Car « En dépit d’un positionnement politique très marqué et d’une approche culturelle affligeante, Ras l’front dispose de relais dans les milieux de la culture moyenne institutionnelle, caractéristique des intellectuels déclassés, en particulier dans la mouvance des bibliothécaires »[26]. Un appui, malgré les appels à la violence et la haine, qui s’explique évidemment par les réseaux occultes, dont la Franc-Maçonnerie : « Comme bon nombre de mouvements trotskystes, Ras l’front entretient des liens avec le Grand Orient de France, qui a récupéré nombre d’ « intellectuels déclassés » après mai 68. Ici, Gérard Delahaye, secrétaire national de Ras l’front, figure parmi les orateurs appelés à plancher « contre l’extrême droite ». Entre spécialistes de menées souterraines, on n’est pas certain de savoir qui manipule qui »[27].
L’ouvrage de Ratier compile des informations, publiant des organigrammes, des noms (l’ouvrage se termine d’ailleurs par un index de 19 pages), des documents… et vise surtout à dénoncer l’emprise de la Ligue Communiste Révolutionnaire tout en se délectant des divergences qui secoueront Ras l’front. Mais comme avec L’incorrect on retrouve au détour de son analyse du mouvement antifasciste d’autres obsessions de l’extrême droite. Avec notamment la défense de la religion catholique et l’opposition au mouvement féministe : « La nébuleuse féministe. On les retrouve dans les manifestations pour l’avortement (…), contre les associations pro-vie, contre la venue du Pape Jean-Paul II en France (…), contre le Front national : ce sont les nouvelles féministes. Principalement regroupées autour de la Coordination Nationale des Associations pour le Droit à l’Avortement et à la Contraception (Cadac), elles agissent en étroite liaison avec l’ensemble des groupuscules déstabilisateurs ou défenseurs des marginalités, comme le réseau Voltaire ou Ras l’front »[28]. Ou le fait de présenter l’extrême droite comme représentant du petit peuple face à un antifascisme bourgeois. Avec au passage une attaque contre le syndicalisme : « Cette relative réussite dans la création d’un front commun syndical antifasciste (dont on retrouve la trace dans de nombreuses brochures de la CFDT en particulier) a en réalité une explication simplissime : les syndicats, qui se séparent le fromage syndical (reconnaissance syndicale, permanents, formation, subventions, etc.) n’ont aucune envie de voir celui-ci entamé par les embryons de syndicat nationaliste (CFNT, Force nationale transports, Force nationale pénitentiaire, Front nationale de la Police, etc.), alors même que la base ouvrière ou salariée apparaît comme particulièrement réceptive aux thèses identitaires.»[29].
Comme on peut ainsi le voir, le discours d’extrême droite est bien un discours extrêmement construit qui se transmet de génération militante en génération militante dans son ossature idéologique et ses principaux arguments. Plus qu’à un changement ou à un lissage de ce discours, c’est à la porosité et l’absence de vigilance envers sa diffusion que nous assistons ses dernières années. Ce à quoi l’antifascisme continue à rester vigilant et intransigeant constituant une digue dont l’importance est bien mesurée par l’extrême droite qui cherche donc à la faire sauter par le discrédit. Aux démocrates à ne pas tomber dans le piège et à ne pas se tromper d’adversaires.
[1] Sur le pseudo anticonformisme de l’extrême droite voir Le non-conformisme, euphémisme de l’extrême droite in AM n°93 de juillet-septembre 2020
[2] Voir De l’inégalité à la monarchie in AM n°33 de juillet-septembre 2005
[3] De Guillebon, Jacques, Laissez les morts déterrer les morts, p.3
[4] Voir Retour sur le discours du fondateur de la dynastie Le Pen in AM n°56 d’avril-juin 2011
[5] Lecomte, Louis, Paul-Etienne Kauffmann le chasseur français, pp.4-5
[6] Lecomte, Louis, Thaïs D’Escufon blonde bloc, pp.8-9. On notera l’humour du titre visant à illustrer l’alternative au « black bloc »
[7] Duprat, Guillaume, « Cours, camarade le nouveau monde est derrière toi », soit l’inversion du slogan de 68 parlant de « l’ancien monde », pp.62-63
[8] De Watrigant, Arthur « Quel phobe êtes-vous ? », p.26
[9] Voir Un vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite in AM n°31 de janvier -mars 2005,
[10] Voir La Loi du décalogue in Am n°64 d’avril-juin 2013
[11] Barbey, Pierre, L’église sud-américaine toujours en crise, pp.54-55
[12] Id. P.55
[13] Dolo, Nicolas, Bolsanero, malhabile Machiavel, pp.56-57
[14] Agustin Laje, El gaucho de droite, pp.52-53
[15] Faure, Domitille #TradWives femmes modernes à la cuisine Pp. 88-89
[16] Id.P.89
[17] Jacquelin, Yvon, Bagatelles pour une insurrection, pp.34-35, un titre « fine » allusion au classique antisémite de Louis-Ferdinand Céline Bagatelles pour un massacre. Voir L’antisémitisme est-il une futilité ? in AM n°26 d’octobre-décembre 2003
[18] Obregon, Marc, Antifa = SA ?, pp.38-39
[19] Robin, Gabriel, Méric et Morillo : deux vies brisées p.45
[20] Présent dans tous les articles, cet image est synthétisée dans un « portrait » signé Marc Obregon, Sociologie des pantins, pp.48-49
[21] Id. p.49
[22] Stoenescu, Radu, Antifascisme en jupon, p.44
[23] Sur cet aspect de l’extrême droite voir La réaction réactionnaire à balance ton porc in AM n°92 d’avril-juin 2020
[24] Ratier Emmanuel, Ras l’front. Anatomie d’un mouvement antifasciste. La nébuleuse Trotskyste, Paris, Facta, 1998, p.19
[25] Id.p.111
[26] Id. p.33 Voir Le livre : une arme idéologique in AM n°70 d’octobre-décembre 2014
[27] Id p.96. Voir Le temps de la délation in AM n°72 d’avril-juin 2015 et La vision complotiste de l’extrême droite in AM n°85 de juillet-septembre 2018
[28] Id p.78
[29] Id p.57. Contre cette affirmation voir notamment Collovald, Annie, le « populisme du FN » un dangereux contresens, Broissiaux, éditions du croquant, 2004. Voir aussi L’extrême droite défend-elle les travailleurs ? in AM n°60 d’avril-juin 2012 et La « démocratie autoritaire » pour le bien des travailleurs in Am n°65 de juillet-septembre 2013
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