samedi 8 mai 2021

Quand l’extrême droite tente de se justifier

 Cet article a été publié dans la Revue aide-mémoire 

n°96 d'avril-juin 2021, p.11

 

Lire la production de l’extrême droite des années 1920-1930 c’est constater combien la matrice doctrinale n’a pas fondamentalement changé en cent ans. C’est aussi s’apercevoir que certains arguments utilisés aujourd’hui sur la « liberté », les « dérives de la sociologie », la « domination idéologique et médiatique de la gauche »… sont des resucées d’un discours bien huilé.

Un militant d’extrême droite convaincu[1]

José Streel (1911-1946) est né à Jemeppes-Sur-Meuse. Recevant une éducation catholique, il entre dans son adolescence en contact avec l’œuvre de Charles Maurras et aux idées de l’Action Française[2]. Très bon élève, il poursuit ses études à l’université de Liège en Philologie Romane et de Philosophie Pure dont il sort diplômé en 1934. Il est alors déjà engagé politiquement ayant rédigé plusieurs articles pour l’Association Catholique de la Jeunesse Belge et un livre pour les éditions Rex dirigée par Léon Degrelle[3]. A la sortie de son service militaire en 1935 il est engagé par Degrelle comme secrétaire de rédaction et rédacteur en chef des éditions Rex qui deviennent un mouvement politique dont Streel devient un des principaux penseurs et théoriciens. Mobilisé dans l’armée belge, il est fait prisonnier mais est libéré dès août 1940 et reprend ses activités journalistiques en devenant rédacteur en chef du Pays réel, l’organe de Rex. Il collabore également à Radio Bruxelles. Partisan d’une collaboration limitée il prend du recul à partir de 1943, sans pour autant se retirer totalement vu qu’il rejoint Le Soir « volé ». Le 2 septembre 1944, alors que les alliés s’approchent, il se réfugie avec sa famille en Allemagne. Il est condamné à mort par contumace le 17 janvier 1945. Peu avant la capitulation allemande, il rentre en Belgique sous une fausse identité mais est reconnu et arrêté le 3 mai. Il obtient la révision de son procès devant le Conseil de guerre mais au bout de la procédure la condamnation à mort est confirmée. Il est fusillé à Saint-Gilles le 21 février 1946.

Un rapport tendu avec le parti catholique

Le livre analysé ici[4] est au deux tiers une réponse de Rex à la réaction des autorités du parti catholique envers lui. Pour Streel, ces attaques sont la conséquence directe du fait que Rex a commencé à sortir du conformisme et à dénoncer des scandales, y compris au sein du parti catholique. Il est important pour les rexistes de réagir à la décision de leur exclusion de la Ligue des Travailleurs Chrétiens, qu’ils considèrent comme le signe d’une intolérance envers les idées critiques et d’un fonctionnement dictatorial, car ils en sont très majoritairement issus de l’action catholique et tiennent à s’inscrire pleinement dans la tradition catholique[5]. « De toute manière, la conquête et le redressement du parti catholique réel reste notre premier objectif après quoi viendra immédiatement sa transformation en un grand parti populaire ouvert à tous. Les deux opérations peuvent être simultanées et se réaliser au sein de Rex »[6]. Mais atteindre cet objectif ne justifie pas toutes les compromissions : « Divers expériences ont prouvé qu’à vouloir régénérer le parti en s’y infiltrant et en votant des ordres du jour, on n’aboutissait à rien. Rex qui ne se satisfait pas de résolutions platoniques a employé pour sauver le parti en le transformant de fond en comble la seule méthode susceptible de réussir : une critique directe, énergique, loyale, indifférente aux intérêts des personnes et des choses »[7].

Et de passer à la contre-offensive en profitant de l’occasion pour développer les idées rexistes : « Il n’est pas fait mention dans les propositions de M. Colens de notions tenues à Rex pour très importantes et proprement constitutives de la mystique rexiste, telles que : salut du peuple, exaltation des vertus, régime populaire, constitution d’un grand parti populaire, système social et économique à la taille de l’homme, restauration de la famille et notamment respect de la femme et de la mère, responsabilité et compétence, solidarité des diverses fonctions – (fonctions plutôt que classes)- unanimité suffisante, contact direct avec des foules. Des termes comme « ordre nouveau » sont chez nous d’un usage exceptionnel ; nous parlons plus volontiers de régime populaire : il y a une différence non seulement de mots mais aussi de notions »[8]

Des éléments de programme déjà rencontrés…

Concernant le programme, Streel dès les premières pages évoquent le côté mystique : « Rex est un phénomène historique, c’est-à-dire humain, c’est-à-dire spirituel. Avant de se manifester dans la vie publique, Rex est vécu dans des âmes »[9]. Rex c’est un chef auteur de La révolution des âmes[10], Léon Degrelle qui « n’a fait que galvaniser les aspirations mal conscientes et les énergies latentes de toute une génération et de tout un peuple »[11]. Un peuple qui doit avoir un contact direct avec celui qui le dirige : « La vraie souveraineté populaire, c’est celle-là : des chefs qui commandent avec autorité, mais qui par le contact direct et fréquent avec leur peuple se sentent en constante communion d’idées et de volonté avec tout ce qu’il y a de sain dans le pays »[12]. Un fonctionnement qui permet l’unité que le parlementarisme rend impossible car : « Le régime parlementaire implique nécessairement le fractionnement du peuple en clans rivaux : ce fractionnement est la condition même du fonctionnement du régime »[13]. Rex c’est aussi un mouvement jeune, tant dans son histoire que dans ses membres : « Rex est un mouvement. Rex est vie. Rex a été recherche et effort. Toujours, à travers toutes les fluctuations, quelque chose est resté inébranlablement stable : c’est l’état d’âme dont le rexisme est l’expression, c’est la volonté qui l’anime de faire quelque chose qui soit digne des grandes espérances de notre jeunesse »[14]

 La volonté d’unité du peuple, de la nation, implique évidemment le rejet du concept de lutte des classes au profit d’une vision corporatiste : « C’est autour de l’idée d’entreprise qu’il faut agencer une théorie économique et sociale réaliste. L’entreprise est la cellule économique comme la famille est la cellule sociale (…) De cette conception, qui est la conception réelle, découlent nombre de conséquences dont la principale est sans doute la nécessité d’une cogestion de l’entreprise. Il est normal que tous ceux qui travaillent aient, à l’occurrence du travail fourni et du risque couru, un droit de regard sur les destinées de l’entreprise et sa gestion. L’entreprise devra ensuite s’intégrer dans la communauté populaire par la voie de l’organisation corporative (…) »[15]

… et certains faisant écho avec aujourd’hui

Rex se défend de créer le désenchantement : « Rex ne suscite pas des mécontents ; en fait, des mécontents existent. Ils trouvent dans le mouvement rexiste, non seulement l’expression de leur mécontentement, mais aussi et surtout une raison d’espérer. C’est pour eux une issue – la seule – qui s’offre en dehors du communisme »[16]. Ce rôle de barrage au communisme, aujourd’hui on parlera juste de « la gauche », est évidemment central dans le discours d’extrême droite[17] : « Ces conceptions, ces prétentions nous maintiennent dans l’atmosphère intellectuelle du marxisme ; elles posent les problèmes dans les mêmes termes que le marxisme, même si elles apportent des solutions opposées. Un effort vigoureux de redressement doctrinal devrait commencer par briser les cadres de la pensée marxiste, tâche d’autant plus facile que ces cadres ne correspondent à rien de réel. En apportant la notion de communauté populaire, Rex apporte quelque chose de nouveau. Cette notion est d’ailleurs plus qu’une notion ou un mythe social : elle correspond à une réalité. Considérer les hommes d’un même peuple comme une communauté d’êtres travaillant ensemble à créer un bien-être dont ils jouiront ensemble pour développer leur personnalité, c’est prendre de la réalité humaine une vue exacte, calquée sur les faits. Tenir tous les hommes – et non toutes les classes – pour solidaires, c’est décrire les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on les voit à travers des idées a priori »[18]. Et de revenir sur l’identité chrétienne : « C’est d’autres vertus que Rex entend exalter : les vertus les plus profondes d’un vieux peuple chrétien comme le nôtre : la dignité de la personne humaine, la solidarité des hommes entre eux, le respect de la femme et de la mère, le goût du travail bien fait, le prestige des élites naturelles, la hiérarchie et l’ordre dans la justice (…) »[19] mais aussi au refus de l’égalité : « nous ne croyons pas à l’égalité des hommes, mais nous croyons au mérite. »[20]

Pour José Streel, le rexisme ne cessant de se développer, commençant à s’organiser, fait peur : « Les marxistes, très tôt affolés par les succès populaires de Rex, ont inventé la légende de Rex mouvement fasciste, espérant ainsi en faire un épouvantail. Cette manœuvre grossière n’a pu tromper que ceux qui voulaient être trompés. Il faut croire que M. Vermeulen est de ce nombre. La campagne marxiste étant de même sens que la sienne, il s’est annexé le gros argument qu’il y trouvait »[21] et d’enchainer sur le fait que ce sont les antifascistes les partisans de la dictature qui refusent la liberté d’expression[22]. Par ailleurs les droits de l’homme sont limités par le cadre naturel indépassable tandis que la sociologie est à interroger comme ne relayant que les avis de la gauche : « Il faudrait préalablement se demander si les classes existent réellement au sens marxiste du mot et si le concept de classe n’est pas une invention de sociologue, assez commode pour les théoriciens mais ne reposant sur aucun fondement réel »[23]

Terminons par une citation qui traduit le darwinisme social dans le triptyque Travail-Famille-Patrie remplaçant à l’extrême droite le Liberté-Egalité-Fraternité issu de la Révolution française[24] : « Il importe de prendre les hommes où ils vivent réellement, quotidiennement et d’amener au maximum possible de perfection structurelle et fonctionnelle les institutions naturelles dans le cadre desquelles ils développent leur existence. L’effort doit donc porter principalement sur la famille, sur la profession et sur l’Etat. Transformer ces trois institutions de manière à en obtenir le meilleur rendement matériel et surtout moral, c’est réaliser dans le concret la révolution que tous sentent nécessaire »[25]



[1] Une biographie lui a été consacrée : Delaunois (Jean-Marie). De l'Action catholique à la collaboration. José Streel. Bourtembourg-Courcelles-Bruxelles, Legrain, 1992

[2] Voir De l’inégalité à la monarchie in AM n°33 de juillet-septembre 2005,

[3] Sur Degrelle et le rexisme voir Léon Degrelle et le Rexisme in AM n°23 de janvier-mars 2003, Le refus de la démocratie parlementaire       in AM n°37 de juillet-septembre 2006, et « Tintin-Degrelle » une idéologie au-delà de la polémique in AM n°50 d’octobre-décembre 2009 et n°51 de janvier-mars 2010

[4] Streel, José, Ce qu’il faut penser de Rex, Bruxelles, les éditions Rex, (1935), 149p.

[5] Voir La Loi du décalogue in AM n°64 d’avril-juin 2013

[6] P.80.

[7] Pp.47-48

[8] Pp.63-64. L’abbé Colens était le conseiller moral de la Ligue.

[9] P.11

[10] Degrelle, Léon La Révolution des âmes. Paris, Les Editions de France, 1938

[11] P.41

[12] Pp.112-113

[13] P.122

[14] P.18

[15] P.143 Voir Force, Joie et Travail! In AM n°45 de juillet-septembre 2008, L’extrême droite défend-elle les travailleurs ? in AM n°60 d’avril-juin 2012, et La « démocratie autoritaire » pour le bien des travailleurs in AM n°65 de juillet-septembre 2013

[16] P.70

[17] Voir L’anticommunisme d’un transfuge in AM n°59 de janvier-mars 2012 et Antisémitisme et anticommunisme. Les deux mamelles de l’extrême droite in n°63 de janvier-mars 2013

[18] P.141

[19] P.107

[20] P.119

[21] P.55

[22] Voir L’antifascisme, le nouveau fascisme ? in AM n°94 d’octobre-décembre 2020

[23] P.138

[24] Voir Travail – Famille – Patrie in AM n°49 de juillet-septembre 2009

[25] P.144

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