Le 11 novembre dernier en France, une vaste opération de police conduisait à l’inculpation de neuf personnes suspectées de terrorisme. L’opération ciblait une « nébuleuse anarcho-autonome » qui serait à l’origine de sabotages de caténaires provoquant des retards sur le réseau TGV. Les inculpés encourent jusqu’à vingt années de prison.
La destruction de caténaires est un délit de droit commun. Il est admis par ailleurs que les sabotages en question ne pouvaient causer le moindre dommage physique. En conséquence, leurs auteurs s’exposeraient, au pire, à une inculpation pour « dégradation en réunion ». Mais, depuis quelque temps déjà, les Etats européens se dotent de législations anti-terroristes qui leur permettent de requalifier ce type de faits. Les présumés saboteurs sont ainsi poursuivis pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».
« Association de malfaiteurs », voilà ce qui nous a été donné à voir et à entendre, à savoir, la construction pièce par pièce d’une organisation criminelle, avec son « cerveau » guidant « ses troupes » au combat, avec des liens et des opérations à l’étranger, sa méfiance envers les téléphones portables et sa participation à la vie d’un village masquant des activités inavouables. La constitution d’un tel environnement a permis de hausser la mise hors service de caténaires au sommet de l’échelle de la criminalité, puisqu’elle serait « en relation avec une entreprise terroriste ».
Qu’entend-on par terrorisme ? L’usage de ce mot est fluctuant. Il peut prêter à des assignations aussi variables que le statut officiel réservé aux maquisards avant et après la Libération. Dans son sens le plus général, il désigne des actions visant à provoquer la terreur dans la population. Peut-on y assimiler des dégradations de matériel de la SNCF causant des retards de trains ? Selon le gouvernement français, oui. Et c’est cette assimilation qui justifie d’appliquer aux présumés saboteurs un régime judiciaire plus sévère que celui qu’on réserverait à des braqueurs de fourgons.
Dès l’instant où la qualification de terrorisme est énoncée, les inculpés sont soumis à une législation qui déroge de fait au droit pénal ordinaire et aux principes à la base d’un Etat de droit. Ce type de législation crée une discontinuité dans le traitement judiciaire de faits rigoureusement identiques. Cette justice d’exception se traduit concrètement, en France, par la création d’un parquet et d’une brigade anti-terroristes, par des peines doublées, par une garde à vue pouvant durer jusqu’à six jours, ou encore par l’instauration d’une Cour spéciale d’assises sans jury populaire. En Belgique, ces glissements au sein du droit pénal existent également, et sont loin de se limiter à l’utilisation des fameuses « méthodes particulières d’enquête ». Pour avoir traduit un communiqué d’une organisation clandestine turque, Bahar Kimyongür a été condamné à 5 années de prison, tandis que Bertrand Sassoye subissait cet été presque deux mois de détention pour ses liens supposés avec le « Parti communiste politico-militaire » d’Italie.
La seconde mutation qu’introduit ce droit tient au fait qu’on n’y réprime plus seulement des actes mais aussi les simples intentions prêtées à des personnes, en vertu des menaces potentielles qu’elles représenteraient pour la sécurité publique. Le groupe ciblé est ainsi présenté comme « potentiellement dangereux », le procureur allant jusqu’à leur prêter l’intention de projeter « des actions plus violentes contre des personnes » ; toutefois, nuance-t-il, « cet élément n’est pas encore solidifié »…
Un autre trait constitutif de l’action terroriste tient à ce que celle-ci vise à déstabiliser l’Etat. Le terrorisme est un acte criminel dont la particularité tient à sa finalité politique. La ministre de l’Intérieur a ainsi expliqué que les saboteurs « ont voulu s’attaquer à la SNCF, car c’est un symbole de l’Etat ». Pour pouvoir parler de terrorisme, il faut montrer qu’il y a menace d’attentats ou volonté de s’en prendre à l’Etat. Ce qu’ont fait respectivement le procureur et la ministre.
L’intention terroriste fait le terroriste. Mais comment évaluer la nature d’une intention, à plus forte raison en l’absence de toute revendication comme c’est le cas ici ? Par exemple, en prêtant au groupe des « discours très radicaux » et en exhibant des extraits d’un livre, L’insurrection qui vient. Mieux, on ressort leur participation à différentes luttes politiques, qu’on présente comme une machination s’autorisant n’importe quelle forme de violence, ne respectant rien ni personne.
Assurément, ce n’est pas la gravité des actes qui est visée ici. Ce qui justifie l’interprétation catégorique et la répression anormalement sévère des actes incriminés, ce sont des idées, des idées jugées inadmissibles, et tenues pour criminogènes. C’est aussi une appartenance politique et le recours à des moyens illégaux, dont la légitimité va pourtant de soi dans la plupart des conflits sociaux.
Ces législations d’exception, approuvées avec une étrange insouciance par nos parlementaires, s’appuient toutes sur un terme, « terrorisme », dont l’utilisation passe inévitablement par une appréciation subjective qui prête à l’amalgame et à l’arbitraire. Tolérer l’existence de ces législations anti-terroristes constitue une menace perpétuelle pour toutes les formes de pensée ou d’action politiques et sociales considérées comme non-conformes. Les inculpés de Tarnac aujourd’hui, et demain, à qui le tour ?
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