Cet article, que je cosigne au nom du Ressort avec Pierre Eyben, Vincent De raeve, Olivier Starquit et Karin Walravens a été publié, dans une version abrégée, dans La Libre Belgique du vendredi 21 août 2009, pp.6-7 du cahier Libre été. On notera qu'une semaine après sa publication, ce texte classé deuxième dans les plus consulté en page débat et qu'il suscite pas mal de réactions intéressantes visibles sur le site ici.
La vie sera bonne quand le travail sera pour tout le monde un luxe. (Louis Scutenaire)
L’étymon travail vient du latin tripalium qui désignait un instrument de torture. Instrument de torture encore plus tranchant et efficace lorsque le travail vient à manquer. Rien n’est en effet pire qu’une société fondée sur la centralité du travail (lequel se voit élever au rang de valeur) où le travail manque. Et, très vite, celles et ceux qui en sont démunis se voient stigmatisés, voire ostracisés En outre, le travail, s’il est un mode de reconnaissance sociale, est aussi un rapport d’exploitation et d’aliénation. Cette raréfaction du travail, notamment due à la mise en concurrence mondiale des travailleurs et à l’augmentation généralisée de la productivité ne lui permet plus d’accomplir son rôle d’intégration sociale. Par ailleurs, il n’est pas exclu de penser que « l’éloge du travail au moment de sa raréfaction vise à empêcher l’alliance des travailleurs et des chômeurs pour exiger un autre partage du travail et de la richesse socialement produite. » [1] Il est en effet bon de rappeler que le problème n’est pas tant la production de richesse que la destination (l’usage) de cette richesse produite.
Toutefois, face à la crise, les revendications en matière de pouvoir d’achat et les vaines velléités législatives face aux parachutes dorés éludent par ailleurs cette situation.
L’essentiel est il que les esclaves soient mieux nourris ou qu’ils ne soient plus esclaves ? Quel outil permettrait de s’attaquer à la centralité du travail et à l’écart salarial croissant ?
Et si, à terme, l’idée d’un droit inconditionnel à un revenu versé à chaque individu majeur indépendamment de sa situation dans la production, qu’il (ou elle) soit actif, TSE [2] étudiant, retraité, femme/homme au foyer, banquier ou autre pouvait être cette piste envisageable ?
Les mots sont importants : nous n’évoquons pas ici l’allocation universelle d’inspiration libertarienne, revendiquée notamment par le parti Vivant qui faisait abstraction de toute redistribution des richesses et qui la finançait par la TVA, impôt socialement discriminant. Or, la « redistribution des richesses est une condition d’un exercice authentique de la liberté : celle-ci ne peut se concevoir sans que tout citoyen soit assuré d’un minimum économique » [3].
Nous préférons parler d’un revenu de citoyenneté, revenu qui permettrait à chacun de choisir sa vie de manière plus indépendante dans la mesure où elle détend la contrainte de travail, liée à celle du revenu. Pratiquement, grâce à ce socle inconditionnellement attribué, chacun pourrait opter entre les différents types d’activités – lucrative, bénévole, privée – ou même pour la non-activité [4].
Ce revenu se justifie par un impératif de solidarité que la société doit à chacun de ses membres, non pour leur éviter de mourir de faim ou de froid, mais plutôt pour les aider à atteindre un équilibre psychologique face aux aléas économiques et à la précarité sociale. Ce revenu « serait dû à chacun en tant qu’héritier légitime de la richesse accumulée par les générations antérieures, qu’il contribue à enrichir par ses activités tout au long de la vie. » [5]
L’idée serait que la solidarité ne doit pas simplement s’exercer au moment où nous en avons besoin (après, par exemple, la perte d’un emploi) mais qu’elle doit être au contraire constamment présente. Selon ce principe de solidarité continue, l’État dont nous sommes les éléments constitutifs devrait rendre inconditionnel le revenu propre à autoriser matériellement notre participation à la vie sociale. Le revenu de citoyenneté serait donc une conception nouvelle de la solidarité qui s’exerce a priori et inconditionnellement et non plus a posteriori et sur demande.
Par ce biais, le travail ne serait plus une faveur mais un droit ainsi qu’une contribution à la collectivité. Cette piste permettrait en outre d’évoluer vers une société d’adultes autonomes et émancipés, de quitter ainsi une société qui infantilise, contrôle et culpabilise sans cesse et qui « fabrique des gens incapables de se concevoir comme sujets de leur existence, de leur activité et de leurs liens sociaux, des gens qui dépendent de ce que des employeurs privés ou publics leur donnent à faire. » [6]
En outre un revenu de citoyenneté permettrait de mettre fin à la césure sociale observée au niveau des études supérieures. On dénombre aujourd’hui moins de 10% d’enfants d’ouvriers à l’université. Donner à chaque personne majeure un revenu, ce serait lui permettre de faire plus librement un choix pour ses études. Cela permettrait également une réorientation professionnelle. On aurait à tout moment de la vie, la liberté et la latitude de reprendre des études afin de changer de profession.
Cette réarticulation de la valeur travail serait un moyen de se réapproprier le temps et de permettre à l’humain d’accéder à une temporalité plus heureuse. Le revenu de citoyenneté pourrait également être le levier d’un changement de paradigme mettant à l’encan les tristes passions consuméristes et la rivalité ostentatoire en faveur d’autres indicateurs de réussite, car vivre mieux n’est pas seulement un problème de répartition et donc de rapport de forces entre des classes inégales, mais aussi une question fondamentale à la racine du sens que l’on donne à la vie et à la production [7].
Ce revenu inconditionnel, supérieur au seuil de pauvreté et lié à un revenu maximal autorisé serait favorable au temps choisi et au travail vécu comme une contribution volontaire. Son financement est techniquement possible par un IPP [8] plus fort sur les plus hauts revenus, par les économies réalisées en termes de contrôles ainsi que celles liées à un mieux être de la population et surtout par un basculement de la fiscalité vers le capital.
Bien sûr, toute idée aussi louable et généreuse soit-elle peut toujours être dénaturée et détournée de ses objectifs initiaux. Ainsi, cette question du revenu de citoyenneté est à double tranchant : à l’heure où le revenu d’intégration est lui-même en dessous du seuil de pauvreté (allons-nous vers une insertion au rabais ?), l’ampleur de son montant fait débat. Rappelons toutefois que le passage du RIS (revenu d’intégration sociale) et de toutes les allocations sociales au-dessus du seuil de pauvreté et la suppression du statut de cohabitant coûteraient 2 milliards d’euros, soit 1/20 du montant gentiment alloué pour sauver les banques [9].
Par ailleurs, une mise en œuvre non appropriée de cette piste pourrait vite se muer en un cheval de Troie pour sacquer le chômage : ce revenu de citoyenneté pourrait également devenir une machine de guerre contre le salaire minimum et un simple moyen de répartition de la misère ; il pourrait sanctionner le renoncement à la lutte pour l’emploi en même temps qu’il pourrait préparer à une reculade sur l’exigence salariale même s’il implique aussi une socialisation généralisée du revenu.
Ces dangers sont réels. Mais éluder le débat est-elle la meilleure stratégie ? L’effort pour maintenir le statu quo n’est-il pas le plus sûr chemin vers la ruine de ce que nous voulons améliorer ?
En 1969, on rêvait de marcher sur la lune, quelle nouvelle frontière explorer ? Entre les déceptions d’un rêve socialiste perverti et les décombres de nos sociétés déstructurées par le capitalisme, il y a un espace pour une nouvelle utopie sociale et non productiviste. Pour nous, construire un projet de société de gauche, c’est définir et organiser les conditions de vie qui permettront à chacun de s’épanouir. Le revenu de citoyenneté semble un outil intéressant s’il est bien compris
Notes
[1] André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 143
[2] TSE : travailleur sans emploi
[3] Jérôme Maucourant, Avez-vous lu Polanyi ? Paris, La Dispute, 2005, p. 66
[4] Rappelons ici que Le droit à la paresse de Lafargue, contrairement à ce que son titre pourrait laisser accroire, est en fait un livre sur le partage des richesses via la réduction du temps de travail (réalisable via les hausses de productivité qu’il constate déjà à son époque) et non une revendication à ne rien faire
[5] Laure Pascarel et Denis Vicherat,’Le Contre-Grenelle : quelles alternatives au capitalisme vert’ in Non au capitalisme vert, édité par Paul Ariès, Lyon, Parangon/Vs, 2009
[6] Mona Chollet, Rêves de droite, défaire l’imaginaire sarkozyste, Paris, La Découverte, Zones,, 2008, p. 136
[7] On rejoint ici la logique du “moins de biens, plus de liens” popularisée par les objecteurs de croissance
[8] IPP : impôt sur les personnes physiques
[9] Le sauvetage des banques a déjà coûté 45 milliards d’Euros : source.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire