« Il est infiniment plus facile de prendre position pour ou contre une idée, une valeur, une personne, une institution ou une situation, que d’analyser ce qu’elle est en vérité, dans toute sa complexité. » Pierre Bourdieu (Contre-feux, 1998).
Un « compromis » a été trouvé au sein du gouvernement fédéral à la mi-juillet 2009 afin de « régler » (vraiment ?) le sort des demandeurs d’asile en Belgique. Une autorisation de séjour pourra être accordée aux étrangers engagés dans une procédure depuis 3, 4 ou 5 ans selon leur situation, ou à ceux vivant une situation humanitaire urgente. S’en est suivie une commission parlementaire où l’odieux s’est permis de concurrencer l’absurde. Les nationalistes flamands y ont évoqué un « triomphe des francophones ». Des chiffres s’y sont échangés, tous plus improvisés, contradictoires et pseudo-crédibles les uns que les autres. Combien d’étrangers vont donc pouvoir bénéficier de cette potentielle « manne céleste » que serait l’octroi d’un titre de séjour ?
Triste spectacle que ces querelles d’apothicaires. On attend toujours un débat prenant un peu plus de hauteur, susceptible de fonder sur cette question une véritable politique, au-delà du sempiternel « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
Car de quelle misère parle-t-on lorsqu’il s’agit des potentiellement régularisables, des non-régularisables, des nouvellement arrivés sur le territoire, des « expulsables » ou futurs expulsés… ? « Eux » quoi, les « étrangers » !
D’abord, il est tout bonnement insultant d’associer à « toute la misère du monde » des personnes qui pour la plupart ont précisément choisi de la quitter (rares sont en effet les migrants qui disent vouloir importer « toute la misère du monde » dans nos sociétés « exemplaires »…). Souvent, ils/elles ont quitté un pays où l’espérance de vie n’atteint pas les 40 ans… pour tenter de rejoindre un pays où elle frôle 80 ans. Est-ce critiquable ? Bien souvent, les migrants portent l’espoir de survie matérielle d’une famille restée au pays. Ils sont par définition riches d’un parcours humain, d’une culture, de l’apprentissage de l’altérité, d’un courage aussi de vouloir s’en sortir. Souvent enfin, ils sont établis sur le territoire de notre pays depuis un temps certain et ont fini par s’y « enraciner ». N’est-il pas du ressort de l’État de reconnaître ses responsabilités en la matière ? Est-ce scandaleux d’écrire cela et de revendiquer davantage d’ouverture (d’esprit, tout d’abord) ?
Mais déjà l’on entend les voix courroucées de nos immanquables contradicteurs : « Le paragraphe précédent est bourré d’images d’Epinal ! » Ah oui, vraiment ? Alors reprenons le débat… mais pas par le petit bout de la lorgnette. Ne débattons pas de l’arbre qui cache une forêt, et donc du leurre que constitue une mesure ponctuelle de régularisation. Mais repartons bien de la base du problème : une inégalité criante entre les pays « nantis » et les pays « pauvres » – il faudrait d’ailleurs, pour être exact, parler plutôt de pays appauvris.
Postulat : l’ouverture des frontières pour les citoyens ne serait pas une utopie et serait même gérable dans un monde où les richesses seraient équitablement réparties. Partant de là, de deux choses l’une : soit on renonce à cet objectif, et on arrête pragmatiquement et définitivement les aides au développement. Soit on continue à y croire… mais alors en faisant les efforts requis, qui passent nécessairement par l’annulation inconditionnelle de la dette du tiers-monde. Pragmatique, non ? Simple anecdote (quoique…) : les pays du Sud sont en ce moment davantage aidés par leurs émigrés via Western Union que par l’intermédiaire des misérables aides publiques consenties par les États du Nord qui, simultanément, poursuivent des politiques iniques qui perpétuent la misère et l’exploitation [1] : « Les pouvoirs publics des pays en développement ont remboursé l’équivalent de 94 fois leur dette de 1970, alors que dans le même temps elle a été multipliée par 29. La dette a cessé d’être la cause du remboursement équitable d’un prêt octroyé dans des conditions régulières pour devenir un instrument de domination très adroit, dissimulant racket et pillage » [2].
Mais en attendant l’égalité entre les peuples, revenons à la réalité de notre petite économie nationale en décortiquant trois idées reçues
- Les régularisations seraient de nature à générer un « appel d’air » pour de nouveaux migrants potentiels.
Sur quels exemples de régularisations ces « on-dit » s’appuient-ils ? Pas sur celui de la régularisation belge de 2000, en tout cas, ni sur ceux d’expériences récentes de régularisation dans d’autres pays européens.
- Les étrangers viennent « prendre » les emplois des Belges. Que l’on s’occupe d’abord de nos pauvres « à nous » !
Migrants et autochtones précarisés sont en fait les victimes d’une même logique économique. La plupart des travailleurs en situation irrégulière viennent alimenter les réseaux du travail au noir en Belgique [3] (dans la construction, l’horeca, le nettoyage, la cueillette, la prostitution…). Alors… où le problème se situe-t-il ? Chez ces personnes qui sont exploitées ? Ou chez les employeurs et les réseaux qui organisent ces systèmes parallèles ? Pourquoi les contrôles portent-ils principalement sur l’identité des exploité-e-s ? Pourquoi une initiative n’est-elle pas prise (comme cela a été le cas pour la traite des êtres humains) afin de protéger les victimes qui dénoncent un réseau ou une organisation qui deviendrait de facto identifiable ? L’existence et l’ampleur du travail au noir ne grèvent-elles pas une partie non négligeable des revenus de l’État ? N’est-ce pas en outre le travail au noir qui génère une distorsion entre les travailleurs (belges ou étrangers) et une baisse globale de la qualité de vie de ceux-ci [4] ? Alors pourquoi les sanctions pour les employeurs qui y ont recours sont-elles si légères ? Bref, n’est-ce pas là que le bât blesse ? De par son caractère manifestement limité, cette régularisation-ci risque d’ailleurs de perpétuer le problème. Les sans-papiers qui craignent de ne pas entrer dans les critères assez restrictifs déterminés en juillet par le gouvernement continueront à se faire exploiter. Et tant que les responsables du travail au noir ne seront pas réellement inquiétés, les passeurs continueront à se faire grassement payer pour acheminer quelques rescapés vers l’« eldorado » européen où ils pourront trimer. Dans quelques années, une nouvelle opération de régularisation sera donc indispensable. Manque de réflexion d’ensemble, disions-nous ?
- Les étrangers viennent profiter de notre système !
Une famille de sans-papiers résidant en Belgique rapporte chaque année plusieurs milliers d’euros à l’État belge (directement à travers la TVA et les accises sur les produits consommés, indirectement via les impôts sur les produits issus du travail ou les loyers payés). Pourquoi ces données semblent-t-elles si faciles à oublier ? Comme par exemple celles de la dénatalité et de ses conséquences futures sur notre beau système ?
Beaucoup de questions pour un seul texte. Il nous semble toutefois plus que légitime de les poser et elles concernent un grand nombre de vies trop peu souvent ou insuffisamment prises en compte. Une exception toutefois : l’étude récente de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) de l’UCL montre que régulariser des sans-papiers aurait globalement des conséquences positives sur l’économie et l’emploi [5]. D. de la Croix, co-auteur de cette étude, affirme même « qu’invoquer des arguments économiques pour ne pas régulariser les sans-papiers est complètement erroné et que, donc, les véritables arguments sont simplement idéologiques ».
A méditer, non ?
Notes
[1] Au niveau mondial, l’aide publique au développement s’est élevée en 2007 à 104 milliards de dollars, tandis que les fonds envoyés par les émigrés du Sud établis dans des pays du Nord se sont chiffrés à 251 milliards de dollars (pour les seuls transferts opérés par les circuits institutionnalisés). Dans le même temps, soulignons aussi que les pays du Sud ont remboursé 190 milliards de dollars au titre de service de la dette extérieure publique, soit près du double de ce qu’ils ont reçu en aides au développement. CADTM, Les chiffres de la dette 2009, p. 11
[2] D. Millet, E. Toussaint, 60 questions, 60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, CADTM-Syllepse, 2008
[3] Sur cette délocalisation sur place, voir E. Balibar et al., Sans-papiers, l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999, et I. Ponet, Un tiers-monde à domicile, Bruxelles, Fondation Lesoil, 2000.
[4] Voir I. Ponet, « On est tous des travailleurs », in J. Faniel, C. Gobin, C. Devos, K. Vandaele (coord.), Solidarité en mouvement. Perspectives pour le syndicat de demain, Bruxelles, ASP, 2009
[5] D. de la Croix, F. Docquier, B. Van der Linden, « Effets économiques d’une régularisation des sans-papiers en Belgique », in Regards économiques, 72, septembre 2009
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