lundi 3 mai 2010

La paternité partagée du Marxisme

Cet article a été publié dans Le Drapeau Rouge, n°31 d'avril-mai 2010, pp.18-19

Tristram Hunt vient de publier une biographie de Friedrich Engels où il s’attache en près de 600 pages à rééquilibrer les apports des deux pères du socialisme scientifique, expression bien plus correcte que celle de Marxisme.

« Alors qu’il (Engels) était à la tête d’une affaire de coton dans la Manchester de l’ère victorienne, et chaque jour confronté à la chaîne économique du commerce mondial, qui s’étendait des plantations du Sud américain aux filatures du Lancashire en passant par les Indes britanniques, ce fut son expérience des rouages du capitalisme mondial qui se glissa dans les pages du Capital de Marx, tout comme ce fut son expérience du travail en usine, de la vie dans les taudis, de l’insurrection armée et du militantisme politique qui contribua au développement de la doctrine communiste. Et, une fois encore, le plus audacieux des deux compères fut de loin Friedrich Engels pour ce qui était d’explorer les multiples ramifications de leur pensée commune, dans les domaines de la structure familiale, de la méthode scientifique, de la stratégie militaire ou de la résistance anticoloniale. »[1]. Dès cet extrait, on comprend la richesse de l’apport d’Engels repris dans ses nombreux écrits dont les deux chefs-d’œuvre que sont La situation de la classe laborieuse en Angleterre et Socialisme utopique et socialisme scientifique.

Comme pour toute biographie, l’historien anglais retrace la vie de Friedrich Engels, de sa naissance au sein d’une famille de riches industriels calvinistes basée à Barmen en 1820 à sa mort à Londres en 1895. L’auteur le fait de brillante manière en replaçant chaque événement dans son contexte. Il réussit en outre à rendre parfaitement compréhensible les diverses avancées théoriques et à expliquer en quoi elles sont des ruptures, des sauts qualitatifs, par rapport à ce qui les précède et les a nourri. Les liens très étroits, quasi fusionnels, avec Marx sont bien connus et le livre n’y apporte guère de révélations. On savait combien Engels avait contribué financièrement à maintenir à flot les finances de Marx. On connaissait également l’épisode peu glorieux de la naissance de Freddy Demuth, tout comme le rôle trouble joué par Edward Aveling après la mort de Marx. On savait peut-être moins le coût émotionnel que représenta pour Engels le fait de se sacrifier pendant vingt ans en restant à la tête d’une des entreprises textiles appartenant à sa famille. Et ce même si cet épicurien, doté d’une vigueur physique hors du commun, profita largement des plaisirs de la vie que ses revenus lui rendaient accessibles. Le sacrifice ne fut pas que financier. Dès ce moment, Engels accepte de se mettre en retrait, dans l’ombre, de Marx et ce malgré ses grandes facultés intellectuelles. Le livre insiste sur le fait qu’Engels, plus qu’un simple soutien financier, fut un soutien intellectuel capital essentiel dans les éléments qu’il apporte mais aussi dans les encouragements continuels à Marx de terminer Le Capital et de le publier. Engels était en effet convaincu que cet ouvrage était une avancée fondamentale pour la pensée de l’époque en général et pour l’action révolutionnaire en particulier.

Mais Engels est également le politique et le communicateur du tandem. Ainsi, il retient le fait que Le Manifeste du parti communiste passe inaperçu lors de sa publication : « Sorti des presses londoniennes de l’Association allemande pour la formation des ouvriers en février 1848, il se heurta à une « conspiration du silence ». Quelques petites centaines de membres de la Ligue des communistes le lurent et une édition anglaise fut publiée en feuilleton dans le Red Republican de Harney en 1850, mais il resta confidentiel et sans influence visible à l’époque ».[2] C’est pourquoi à la sortie du Capital : « Les deux hommes étaient d’accord : le meilleur moyen d’attirer l’attention consistait à employer une « ruse de guerre » pour que « le livre soit attaqué », afin de créer une tempête dans la presse. Toute la panoplie moderne de manipulation médiatique et de marketing littéraire fut donc déployée ; et Engels, le meilleur agent publicitaire de Marx, pondit une série de recensions à destination de la presse anglaise, américaine et européenne»[3] changeant le ton selon le type de journal auquel il écrivait.

Ce pragmatisme est une caractéristique d’Engels qui ne négligeait jamais de passer de la théorie à la pratique, comme lorsqu’il participe à la campagne militaire en Bade en 1848, mais surtout lorsqu’il s’implique politiquement. Et c’est une face moins sympathique du duo que l’on découvre alors. Et d’un défaut de la gauche radicale qui apparaît non comme une nouveauté mais plutôt comme consubstantiel de celle-ci : « En riposte aux dégâts politiques occasionnés par Kriege, le Comité de correspondance communiste de Bruxelles – qui, à l’époque, ne comptait que dix-huit hommes – décida, pour l’un de ses premiers actes publics, d’exclure un membre fondateur. Dans la « circulaire contre Kriege », signée par Engels, ils accusaient leur ancien collègue de « solennité puérile », d’ « invraisemblable sensiblerie », d’atteinte à la morale des travailleurs et de déviance inacceptable par rapport à la ligne communiste officielles. (…) En un tournemain, cette circulaire glaciale préfigurait magistralement ce que le siècle et demi à venir allait entraîner comme exclusions, dénonciations et purges politiques dans les partis de gauche. Dès le début, Engels tenait les commandes ; au fil des décennies, sa dévotion envers Marx le conduirait à instaurer une discipline de fer au sein du parti, à mener une véritable chasse aux hérétiques et d’une manière générale à jouer au Grand Inquisiteur pour défendre la véritable foi communiste »[4].

Une biographie très riche donc, qui permet de mieux appréhender et comprendre les origines du socialisme scientifique et qui ne fait pas l’impasse sur les contradictions d’une figure souvent méconnue, dont la principale était que l’argent qui finançait le duo provenait de l’exploitation capitaliste. Si cela gênait plus Engels que Marx, cela nous vaut un passage d’anthologie plus interpellant encore à notre époque dominé par un capitalisme financier encore balbutiant au 19e siècle : « Engels possédait un portefeuille juteux et bien garni : à sa mort, l’examen de ses papiers révéla des participations évaluées à vingt-deux mille six cents livres (quelque 2,2 millions de livres d’aujourd’hui, soit 2,75 millions d’euros) (…) Par chance, investir à la Bourse n’était pas jugé contraire à l’orthodoxie du parti. « Tu as raison de qualifier le tollé contre la Bourse de petit-bourgeois. Elle ne fait qu’orchestrer la distribution de la plus-value déjà volée aux travailleurs… », expliqua-t-il à Bebel (…). »[5].

Mais la plus grande force de ce livre est d’humaniser une figure peu connue, de révéler l’homme dans toutes ses contradictions et ce par-delà les statufications dont il sera l’objet. Mais aussi de montrer qu’un bon biographe qui maîtrise son sujet peut lever la première contradiction à laquelle on pense en abordant un tel livre : comment faire la biographie de quelqu’un qui a théorisé le rôle des masses. La réponse est simple : en prenant en compte le fait qu’Engels intégrait le rôle de l’individu.

Notes

[1] Hunt, Tristram, Engels, Le gentleman révolutionnaire, (coll. Grandes biographies), Paris, Flammarion, 2009, pp.20-21.

[2] p.203

[3] p.318

[4] p.186

[5] p.355

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