Les observateurs sont unanimes : les négociations pour l’accord interprofessionnel (AIP) 2011-2012 sont mal embarquées. Après une suspension de la concertation fin décembre, on sait maintenant que la reprise des discussions ne permettra pas d’aboutir avant le 18 janvier. Personne ne s’attendait à ce que les négociations soient faciles : les points de vue des employeurs et des syndicats sont diamétralement opposés et le très délicat dossier de l’harmonisation des statuts d’ouvrier et d’employé est au menu des discussions. Depuis l’été, les employeurs multiplient les déclarations va-t-en-guerre et ne cessent de surenchérir leurs exigences en matière de modération salariale allant jusqu’à remettre en cause l’indexation des salaires.
Ces appels incessants de la FEB à une « modération salariale absolue » [1] sont pour le moins interpellants alors que le précédent AIP ne prévoyait aucune marge possible pour des augmentations de salaire brut : seule l’indexation était préservée et une enveloppe nette maximale de 125 € par an en 2009 et 250 € par an en 2010 [2] était prévue. Jamais dans l’histoire de la concertation sociale belge un AIP ne fut aussi minimaliste pour les travailleurs. Il fut d’ailleurs qualifié d’accord exceptionnel. Mais, pour les employeurs, c’est encore trop ! Il faudrait maintenant que l’augmentation des salaires soit inférieure à l’index.
Alors qu’historiquement les AIP étaient synonymes de progrès social pour les travailleurs, ils sont de plus en plus orientés vers l’amélioration de la compétitivité des entreprises.
La loi du 26 juillet 1996 (dite loi sur la compétitivité) impose aux interlocuteurs sociaux de fixer dans l’AIP la marge maximale pour l’évolution du coût salarial des 2 années à venir en se comparant aux pays voisins (Allemagne, France, Pays-Bas).
Ce carcan a été renforcé par la déclaration commune des membres du Groupe des 10 du 27 mars 2006 « Une économie plus compétitive en faveur de l’emploi ». Dans cette déclaration, les interlocuteurs sociaux, qui se définissent eux-mêmes comme des « partenaires », affirment que « notre pays a besoin d’une politique soutenue et cohérente permettant de rehausser la compétitivité de notre économie » et précisent qu’ils « partagent entièrement cette préoccupation et souhaitent, par le biais de leur déclaration commune, engager un processus devant aboutir à une économie plus compétitive ». En conséquence de quoi, ils renforcent le carcan de la modération salariale : « les partenaires sociaux veulent une utilisation plus stricte de la loi de sauvegarde préventive de la compétitivité » Cette déclaration s’inscrit dans la logique du « dialogue social » : « Le conflit et la confrontation sociales doivent être abandonnés au profit des relations sociales plus harmonieuses vécues comme des relations entre partenaires orientés vers un objectif commun, stimuler la compétitivité des entreprises. » [3]
Le contexte de crise politique et les risques d’attaques spéculatives renforcent cette tendance : un échec des négociations serait un mauvais signal. Certains commentateurs appellent à un sursaut des employeurs et des syndicats pour parvenir à tout prix à un accord et à préserver la paix sociale : les négociateurs devraient se comporter en « hommes d’Etat responsables ». Pour autant, les négociateurs syndicaux ne doivent pas oublier qu’avant d’être des « hommes d’Etat responsables », ils sont les représentants des travailleurs et se doivent de défendre leurs intérêts… Les représentants des employeurs ne se privent pas pour défendre les leurs.
Le dogme de la compétitivité ne sert pas l’intérêt général, il ne profite qu’aux employeurs, aux actionnaires. En effet, les travailleurs d’un pays sont en permanence mis en concurrence avec les travailleurs des pays voisins pour déterminer ceux qui seront les plus compétitifs, c’est-à-dire ceux qui accepteront les salaires les plus bas. Les Allemands se montrent particulièrement efficaces dans cette discipline puisque l’évolution de leur salaire est inférieure à l’inflation. Leur pouvoir d’achat diminue. Les travailleurs allemands sont de plus en plus pauvres… mais ce n’est pas de la régression sociale, c’est de l’amélioration de la compétitivité. Cette course sans fin n’a pour seul effet que de diminuer les salaires des travailleurs de tous les pays qui y participent.
Il n’est donc pas correct de parler de la compétitivité des entreprises puisqu’en réalité ce ne sont pas les entreprises qui sont en compétition mais bien les travailleurs. Parler de modération salariale est aussi inapproprié. Comme si les augmentations salariales étaient exorbitantes et qu’il était nécessaire de limiter ces excès. Or depuis environ 30 ans la tendance lourde est l’augmentation toujours plus forte des revenus du capital (au détriment des rémunérations des travailleurs), et la crise financière, dite des subprimes, est déjà oubliée pour les actionnaires. Il est temps de mettre la modération actionnariale à l’ordre du jour. Une mesure simple proposée par l’économiste Frédéric Lordon est le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin, ou marge actionnariale limite autorisée). Le SLAM consiste à fixer un niveau de rentabilité actionnariale maximale au-delà duquel est appliqué un taux d’imposition confiscatoire [4] .
Si on veut que l’AIP redevienne synonyme de progrès social pour les travailleurs, il est indispensable de sortir des logiques de compétitivité et de modération salariale.
Face aux incessantes déclarations de la FEB sur la modération salariale qu’il serait bon d’entendre, dès l’été, la revendication syndicale de l’abrogation de la loi sur la compétitivité et d’autres revendications chères aux travailleurs.
Notes
[1] Communiqué de presse de la FEB du 09 novembre 2010 « Le rapport du CCE enfonce des clous »
[2] n’entraînant aucun coût supplémentaire pour les employeurs car compensée par une restitution du précompte professionnel aux entreprises
[3] Gobin C., « Dialogue Social », in Durand P. (sous la direction de), Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, p. 139
[4] Dans ce mécanisme, pour déterminer les profits générés, on inclut à la fois les dividendes versés mais aussi les plus-values réalisées lors de la cession. Le niveau couperet se nomme TSR (Total Shareholder Return) et serait ainsi fixé : connaissant aisément le taux d’intérêt pour des actifs sans risque, on n’autoriserait qu’une prime maximum lié au risque (dont le montant doit être discuté). Lordon propose pour l’heure actuelle un TSR de 6-7%.
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