samedi 19 mai 2012

L'extrême droite défend-elle les travailleurs?

Cet article est paru dans le n°60 d'avril-juin 2012 d'Aide-Mémoire

On le dit souvent, et la campagne de Marine Le Pen pour les présidentielles françaises l’a de nouveau rappelé, le Front National serait en France le premier parti des ouvriers (derrière l’abstention). C’est d’ailleurs contre cette réalité que Jean-Luc Mélenchon a bâti une partie de sa campagne très agressive et salutaire contre l’extrême droite.

Nous avions déjà abordé le discours de l’extrême droite envers les ouvriers dans cette rubrique[1]. Mais à l’occasion des élections sociales qui se déroulent du 7 au 21 mai en Belgique et de certains discours lus ou entendus dans la bouche du patronat, notamment de l’UCM, contre la représentation syndicale dans les PME, il nous a semblé intéressant d’y revenir via une petite brochure parue dans une collection particulière (voir encadré) et qui aborde la manière dont le régime de Vichy, via la Charte du Travail, a réglé les relations entre travailleurs et patrons dans les entreprises.

Une brochure à l’abord neutre

Les comités sociaux d’entreprises de Lucien Morane[2] est une brochure technique et descriptive qui fait peu de place à la réflexion politique et idéologique. L’auteur y explique pas à pas la création de ces organes institués par la « Charte du Travail » dans toute entreprise ayant au moins 100 travailleurs. Dans cet organe paritaire, il est important que « si le chef d’entreprise n’est qu’un chef purement nominal, ce n’est pas lui qui devra siéger au Comité social, mais la personne qui en fait assume la charge de diriger l’établissement[3] ». Du côté des travailleurs, le nombre des représentants peut varier de 8 à 30 maximum, selon la taille de l’entreprise. Trois collèges différents sont instaurés : cadres, employés et ouvriers. Le rôle de l’instance est clairement défini : « Le comité social ne peut donc connaître des questions concernant la gestion industrielle, commerciale et financière de l’établissement. Celles-ci relèvent de la compétence exclusive du Chef d’entreprise (…) l’article 24 précise que les attributions du comité social excluent toute immixtion dans la conduite et la gestion de l’entreprise[4]. » Le comité s’occupe donc surtout des questions d’hygiène, de sécurité, de règlements de l’atelier mais aussi des caisses d’entraide, de la culture et des loisirs. Et ce dans un cadre large : « Par exemple, dans une grande entreprise occupant un nombre important de mères de famille, il pourra être institué une crèche ou une garderie[5]. » Intégré au Comité social, un comité de sécurité spécifique « a pour mission de prendre les mesures utiles en vue d’organiser la prévention des accidents du travail ou des maladies professionnelles et de parer aux risques d’incendie ou de lutter contre ce fléau s’il s’est déclaré[6] ». Enfin, pour réaliser leur mission, les travailleurs qui sont membres du comité social ont droit à des libérations durant leurs heures de travail pour préparer les réunions qui ont lieu une fois par mois, durant les heures de travail également.

À la lecture de ces quelques points, on ne voit guère de différence avec ce que nous connaissons en Belgique depuis 1948 et l’instauration des Conseils d’Entreprise et des Conseils de sécurité et d’hygiène, devenus depuis les Comités de prévention et de protection au travail. Et encore moins de lien avec l’idéologie d’extrême droite analysée habituellement dans cette chronique.

Mais l’idéologie n’est jamais bien loin

Mais c’est parfois au détour d’une phrase, dans le détail, que l’on peut percevoir la réalité d’un projet. L’auteur reconnait en conclusion de son ouvrage que, dans les faits, les comités sociaux ne travaillent que très peu au domaine professionnel et sont surtout centrés sur le domaine social. Comment pourrait-il en être autrement à partir du moment où, très clairement : « dans l’hypothèse où des divergences de vues s’élèveraient entre le Chef d’entreprise et les membres du comité social, ces derniers ne pourraient imposer à l’employeur leur manière de voir[7] ». Le comité social est donc un organe purement consultatif dénué de pouvoir. Mais c’est surtout dans la manière dont sont désignés les travailleurs qui le composent que la réalité du projet apparaît. Ainsi, si l’élection est le mode de désignation qui recueille la préférence de l’auteur de la brochure, il n’est pas le seul mode prévu. Outre la désignation pure et simple par le patron, ou le choix par celui-ci parmi les élus d’une sorte de premier tri, il existe une formule « travail, famille, patrie »[8] assez intéressante : « Le chef d’entreprise retient au nom du travail quelques-uns des plus anciens ou des meilleurs salariés de l’établissement ; au nom de la famille, il donne accès dans le collège électoral à des pères de famille nombreuse ; au nom de la patrie, à des anciens combattants des deux guerres, à des prisonniers libérés[9]. » Ces modes de désignation particuliers s’expliquent par une notion sur laquelle Lucien Morane insiste souvent sans l’expliciter : les travailleurs se doivent d’être « sincères » dans leur démarche. Le sens de cette sincérité se devine aisément quand il est précisé que, même dans le cadre de la procédure d’élection la plus ouverte, « l’employeur a la possibilité d’écarter du comité social tel ou tel salarié qui aurait été désigné par le personnel et avec qui il estimerait ne pas pouvoir collaborer[10] ». Et si un délégué syndical d’avant-guerre n’est pas à exclure d’office, voire qu’il est conseillé d’impliquer dans le processus, il ne faut cependant pas que celui-ci « se réfère à un état de chose antérieur et que de ce fait il méconnaît, dans une certaine mesure, le caractère novateur de l’institution du Comité social ».

Ce caractère novateur est bien entendu le centre de la question. « Au vieux système de la lutte des classes, la Charte a substitué le principe de l’organisation de la profession par la collaboration de tous ceux qui en sont membres ». Formulation qui s’inspire évidemment des théories corporatistes du fascisme italien ou du nazisme allemand et s’appuie sur la doctrine sociale de l’Église, ce qui explique que nombre de syndiqués chrétiens ne verront pas malice à s’impliquer dans le nouveau dispositif[11].



De La Bibliothèque du peuple à Que sais-je ?

Comme les illustrations de cet article le montrent, on ne peut qu’être frappé par la similitude entre la collection de la Bibliothèque du Peuple et la collection à succès Que Sais-je ? Car hormis le nom de la collection, ni l’éditeur (Les Presses Universitaires de France), ni le format, ni le nombre de pages, ni le graphisme général ne sont différents. Nos recherches[12], qui mériteraient d’être approfondies, nous ont permis de retrouver 28 exemplaires de cette collection particulière. Le premier de nos exemplaires, le n°2, est daté de 1941. Le dernier, le n°67, est lui daté de février 1944. Ce dernier exemplaire collationné comprend en 4e de couverture l’ensemble des 66 autres titres parus et leurs auteurs. À noter que, dès le n°2, on annonce fièrement « 100 volumes en cours de publication ». À ce moment la collection est divisée entre « séries culturelles » et « séries utilitaires ». Les titres démontrent un grand éclectisme dans le choix des sujets dont tous ne sont pas a priori idéologiquement marqué, tandis que d’autres tel La famille dans la Nation, Comment les jeunes reconstruiront la France ou encore L’héroïsme du paysan ont des titres plus enclins à développer un propos que les habitués de cette rubrique reconnaîtraient. Les buts de la collection sont explicités au dos de la couverture à partir du n° 47 dans notre collection[13] : « Une nation vaut ce que vaut son peuple, et le peuple lui-même vaut, dans une large mesure, selon sa formation. C’est pourquoi la Bibliothèque du Peuple se préoccupe avant tout de former » et de préciser que le but « est de rendre au peuple français le sens de ses traditions » et, en redonnant confiance au peuple et en réhabilitant ce mot, de sauver la France. Bref, tout un programme bien en accord avec la Révolution Nationale vichyste.


 Notes

[1]  Voir « Force, Joie et Travail! » in Aide-mémoire n°45 de juillet-août-septembre 2008
[2] Morane, Lucien, Les comités sociaux d’entreprises, Paris, PUF, 1942, 64 p.
[3] P.12
[4] P.39
[5] P.46
[6] P.49
[7] P.51
[8] Sur ce triptyque vichyste voir « Travail - Famille – Patrie » in Aide-Mémoire n°49 d’octobre-novembre-décembre 2009
[9] P.30
[10] P.24
[11] Voir pour la Belgique l’étude de Jean Neuville : « La C.S.C. en l'an 40 » in Histoire du mouvement ouvrier en Belgique, N° 10, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1986. Notons qu’en Belgique la social-démocratie sera aussi déboussolée par l’attitude du président du POB, Henri De Man, qui dissout le parti pour fonder l’Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels (UTMI), « syndicat » collaborationniste.
[12] A notre connaissance aucun travail n’a été réalisé sur cette collection.
[13] Cette explication ne se trouve pas dans le n°38

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