Cet article est paru dans le n°60 d'avril-juin 2012 d'Aide-Mémoire
On le dit souvent, et la campagne de Marine Le Pen pour les
présidentielles françaises l’a de nouveau rappelé, le Front National
serait en France le premier parti des ouvriers (derrière l’abstention).
C’est d’ailleurs contre cette réalité que Jean-Luc Mélenchon a bâti une
partie de sa campagne très agressive et salutaire contre l’extrême
droite.
Nous avions déjà abordé le discours de l’extrême droite envers les ouvriers dans cette rubrique
[1].
Mais à l’occasion des élections sociales qui se déroulent du 7 au 21
mai en Belgique et de certains discours lus ou entendus dans la bouche
du patronat, notamment de l’UCM, contre la représentation syndicale dans
les PME, il nous a semblé intéressant d’y revenir via une petite
brochure parue dans une collection particulière (voir encadré) et qui
aborde la manière dont le régime de Vichy, via la Charte du Travail, a
réglé les relations entre travailleurs et patrons dans les entreprises.
Une brochure à l’abord neutre
Les comités sociaux d’entreprises de Lucien Morane
[2]
est une brochure technique et descriptive qui fait peu de place à la
réflexion politique et idéologique. L’auteur y explique pas à pas la
création de ces organes institués par la « Charte du Travail » dans
toute entreprise ayant au moins 100 travailleurs. Dans cet organe
paritaire, il est important que « si le chef d’entreprise n’est qu’un
chef purement nominal, ce n’est pas lui qui devra siéger au Comité
social, mais la personne qui en fait assume la charge de diriger
l’établissement
[3] ».
Du côté des travailleurs, le nombre des représentants peut varier de 8 à
30 maximum, selon la taille de l’entreprise. Trois collèges différents
sont instaurés : cadres, employés et ouvriers. Le rôle de l’instance est
clairement défini : « Le comité social ne peut donc connaître des
questions concernant la gestion industrielle, commerciale et financière
de l’établissement. Celles-ci relèvent de la compétence exclusive du
Chef d’entreprise (…) l’article 24 précise que les attributions du
comité social excluent toute immixtion dans la conduite et la gestion de
l’entreprise
[4]. »
Le comité s’occupe donc surtout des questions d’hygiène, de sécurité,
de règlements de l’atelier mais aussi des caisses d’entraide, de la
culture et des loisirs. Et ce dans un cadre large : « Par exemple, dans
une grande entreprise occupant un nombre important de mères de famille,
il pourra être institué une crèche ou une garderie
[5]. »
Intégré au Comité social, un comité de sécurité spécifique « a pour
mission de prendre les mesures utiles en vue d’organiser la prévention
des accidents du travail ou des maladies professionnelles et de parer
aux risques d’incendie ou de lutter contre ce fléau s’il s’est déclaré
[6] ».
Enfin, pour réaliser leur mission, les travailleurs qui sont membres du
comité social ont droit à des libérations durant leurs heures de
travail pour préparer les réunions qui ont lieu une fois par mois,
durant les heures de travail également.
À la lecture de ces quelques points, on ne voit guère de
différence avec ce que nous connaissons en Belgique depuis 1948 et
l’instauration des Conseils d’Entreprise et des Conseils de sécurité et
d’hygiène, devenus depuis les Comités de prévention et de protection au
travail. Et encore moins de lien avec l’idéologie d’extrême droite
analysée habituellement dans cette chronique.
Mais l’idéologie n’est jamais bien loin
Mais c’est parfois au détour d’une phrase, dans le détail, que
l’on peut percevoir la réalité d’un projet. L’auteur reconnait en
conclusion de son ouvrage que, dans les faits, les comités sociaux ne
travaillent que très peu au domaine professionnel et sont surtout
centrés sur le domaine social. Comment pourrait-il en être autrement à
partir du moment où, très clairement : « dans l’hypothèse où des
divergences de vues s’élèveraient entre le Chef d’entreprise et les
membres du comité social, ces derniers ne pourraient imposer à
l’employeur leur manière de voir
[7] ».
Le comité social est donc un organe purement consultatif dénué de
pouvoir. Mais c’est surtout dans la manière dont sont désignés les
travailleurs qui le composent que la réalité du projet apparaît. Ainsi,
si l’élection est le mode de désignation qui recueille la préférence de
l’auteur de la brochure, il n’est pas le seul mode prévu. Outre la
désignation pure et simple par le patron, ou le choix par celui-ci parmi
les élus d’une sorte de premier tri, il existe une formule « travail,
famille, patrie »
[8]
assez intéressante : « Le chef d’entreprise retient au nom du travail
quelques-uns des plus anciens ou des meilleurs salariés de
l’établissement ; au nom de la famille, il donne accès dans le collège
électoral à des pères de famille nombreuse ; au nom de la patrie, à des
anciens combattants des deux guerres, à des prisonniers libérés
[9]. »
Ces modes de désignation particuliers s’expliquent par une notion sur
laquelle Lucien Morane insiste souvent sans l’expliciter : les
travailleurs se doivent d’être « sincères » dans leur démarche. Le sens
de cette sincérité se devine aisément quand il est précisé que, même
dans le cadre de la procédure d’élection la plus ouverte, « l’employeur a
la possibilité d’écarter du comité social tel ou tel salarié qui aurait
été désigné par le personnel et avec qui il estimerait ne pas pouvoir
collaborer
[10] ».
Et si un délégué syndical d’avant-guerre n’est pas à exclure d’office,
voire qu’il est conseillé d’impliquer dans le processus, il ne faut
cependant pas que celui-ci « se réfère à un état de chose antérieur et
que de ce fait il méconnaît, dans une certaine mesure, le caractère
novateur de l’institution du Comité social ».
Ce caractère novateur est bien entendu le centre de la question.
« Au vieux système de la lutte des classes, la Charte a substitué le
principe de l’organisation de la profession par la collaboration de tous
ceux qui en sont membres ». Formulation qui s’inspire évidemment des
théories corporatistes du fascisme italien ou du nazisme allemand et
s’appuie sur la doctrine sociale de l’Église, ce qui explique que nombre
de syndiqués chrétiens ne verront pas malice à s’impliquer dans le
nouveau dispositif
[11].
De La Bibliothèque du peuple à Que sais-je ?
Comme les illustrations de cet article le montrent, on ne peut qu’être frappé par la similitude entre la collection de la
Bibliothèque du Peuple et la collection à succès
Que Sais-je ? Car
hormis le nom de la collection, ni l’éditeur (Les Presses
Universitaires de France), ni le format, ni le nombre de pages, ni le
graphisme général ne sont différents. Nos recherches
[12],
qui mériteraient d’être approfondies, nous ont permis de retrouver 28
exemplaires de cette collection particulière. Le premier de nos
exemplaires, le n°2, est daté de 1941. Le dernier, le n°67, est lui daté
de février 1944. Ce dernier exemplaire collationné comprend en 4
e
de couverture l’ensemble des 66 autres titres parus et leurs auteurs. À
noter que, dès le n°2, on annonce fièrement « 100 volumes en cours de
publication ». À ce moment la collection est divisée entre « séries
culturelles » et « séries utilitaires ». Les titres démontrent un grand
éclectisme dans le choix des sujets dont tous ne sont pas a priori
idéologiquement marqué, tandis que d’autres tel
La famille dans la Nation,
Comment les jeunes reconstruiront la France ou encore
L’héroïsme du paysan
ont des titres plus enclins à développer un propos que les habitués de
cette rubrique reconnaîtraient. Les buts de la collection sont
explicités au dos de la couverture à partir du n° 47 dans notre
collection
[13] :
« Une nation vaut ce que vaut son peuple, et le peuple lui-même vaut,
dans une large mesure, selon sa formation. C’est pourquoi la
Bibliothèque du Peuple se préoccupe avant tout de
former » et
de préciser que le but « est de rendre au peuple français le sens de ses
traditions » et, en redonnant confiance au peuple et en réhabilitant ce
mot, de sauver la France. Bref, tout un programme bien en accord avec
la Révolution Nationale vichyste.
Notes
[1] Voir « Force, Joie et Travail! »
in
Aide-mémoire n°45 de juillet-août-septembre 2008
[2] Morane, Lucien,
Les comités sociaux d’entreprises, Paris, PUF, 1942, 64 p.
[3] P.12
[4] P.39
[5] P.46
[6] P.49
[7] P.51
[8] Sur ce triptyque vichyste voir « Travail - Famille – Patrie » in
Aide-Mémoire n°49 d’octobre-novembre-décembre 2009
[9] P.30
[10] P.24
[11] Voir pour la Belgique l’étude de Jean Neuville : « La C.S.C. en l'an 40 » in
Histoire du mouvement ouvrier en Belgique,
N° 10, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1986. Notons qu’en Belgique la
social-démocratie sera aussi déboussolée par l’attitude du président du
POB, Henri De Man, qui dissout le parti pour fonder l’Union des
Travailleurs Manuels et Intellectuels (UTMI), « syndicat »
collaborationniste.
[12] A notre connaissance aucun travail n’a été réalisé sur cette collection.
[13] Cette explication ne se trouve pas dans le n°38
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