mercredi 22 avril 2020

La réaction réactionnaire à balance ton porc


 Cet article est paru dans la Revue aide-Mémoire n°92
d'avril-mai-juin 2020, p.11. Un numéro spécial féminisme

On retrouve au sein de l’extrême droite des personnes atteintes de ce qui se rapproche du syndrome de l’oncle Tom. Soit l’intériorisation par un·e dominé·e des comportements, attitudes et pensées de celles et ceux qui le ou la dominent au point parfois d’en être soi-même un promoteur ou une promotrice. Nous avions déjà esquissé cette posture dans cette chronique quand nous avons parlé des homosexuels au sein de l’extrême droite[1]. Dans ce numéro spécial, nous éclairerons cet aspect avec l’exemple du genre.

Des femmes réactionnaires 
Pour reprendre la citation célèbre de Françoise Giroud  "La femme serait vraiment l'égale de l'homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente.", on peut souligner qu’au sein de l’extrême droite certaines femmes arrivent à être aussi réactionnaires que les hommes. On sait combien Marine Le Pen tente d’instrumentaliser la laïcité[2] et combien sa nièce Marion a fait sécession pour contester une ligne trop lisse visant à la respectabilité au profit d’une ligne plus dure revenant à certains fondamentaux réactionnaires de l’extrême droite, notamment sur les questions éthiques portées par « la manif pour tous ». On connait un peu moins les brigandes, groupe musical liée à un groupuscule sectaire qui se définit comme voulant vivre en clan, dénoncé comme tel y compris par une frange de l’extrême droite à la suite du journal Rivarol. Les Brigandes, dont le nom est une référence explicite aux vendéens royalistes et catholiques ayant lutté contre les armées de la Révolution, se présentent elles-mêmes comme « un groupe de 7 chanteuses engagées dans la contre-culture antimondialiste et identitaire »[3] et dont les titres des albums est un programme en soi allant de Grand Remplacement à J’élucubre à Sion en passant par France notre Terre ou Foutez le camp !. Eugénie Bastié, dont nous analysons ici le dernier ouvrage[4], incarne une autre forme de cette droite catholique réactionnaire et conservatrice[5] active notamment au sein du Figaro et qui a connu un nouvel élan médiatique dans le cadre du mouvement de « la manif pour tous » et que d’aucun·e qualifie parfois de « zemmour au féminin ». C’est donc sans réelle surprise que ses deux ouvrages sont publiés aux très catholiques éditions du Cerf.
Dans son livre, Le Porc émissaire, l’auteure se livre un peu : « Lorsque j’étais adolescente, ce film (autant en emporte le vent) était mon préféré et j’avoue que pendant longtemps Rhett Butler constitua mon idéal masculin. Je me sentais aussi libre que Scarlett mais ne comprenais pas que cette idiote pût préférer cette vieille guimauve d’Ashley, sorte de Charles Ingalls en uniforme confédéré, au cynique mais aventureux Rhett avec qui au moins on ne devait guère s’ennuyer. Les mauvaises langues liront dans cette passion de jeunesse une prédilection précoce pour la soumission, expliquant ma défense acharnée du patriarcat »[6]. Et d’ajouter en évoquant le « texte des 100 » signée notamment par Catherine Deneuve et pour lequel elle est contactée : « (…) j’étais mal à l’aise avec le ton et l’orientation idéologique de ce manifeste clairement libertaire. Les générations qu’il rassemble, la plus jeune des signataires devant avoir 35 ans, ne sont pas la mienne et je ne me reconnais pas dans cette défense inconditionnée de la liberté sexuelle. Je suis d’un autre temps, celui précisément d’un droit d’inventaire des faux affranchissements et des vraies servitudes. Entre un libertarisme pour lequel le corps ne compte que comme objet à la merci de la volonté et un puritanisme qui surévalue l’importance de la chair au point d’y enchainer la conscience, faut-il vraiment choisir ? »[7]. Cette forme de dichotomie imposée dans le raisonnement est une autre forme du concept cher à l’extrême droite de la troisième voie entre le capitalisme et le communisme. Ici aussi il mène vers une voie conservatrice et réactionnaire et non vers une société plus égalitaire et solidaire.

Une recherche d’un juste milieu qui penche (très) à droite
L’auteure insiste sur l’aspect soit disant équilibré et de bon sens : « Ce livre essaiera d’aborder la question du désir et de la relation entre les sexes à la lumière qui convient : ni les projecteurs de la transparence, ni la lampe rouge des lupanars, mais le clair-obscur qui convient à toute pensée nuancée ». Dans un style pamphlétaire ne s’encombrant que rarement de références et de sources, Bastié multiplie les exemples visant à démontrer l’excès du mouvement me too qu’elle compare à Salem et rapproche du puritanisme anglo-saxons qui menacerait la spécificité culturelle française : « Nombreux sont ceux qui, à raison, dénoncent le patriarcat d’importation qu’est l’islamisme radical et à sa prétention à reléguer les femmes au second rang. Mais encore plus nombreux sont ceux qui s’aveuglent sur le matriarcat d’importation qu’est le féminisme radical américain et nient la menace qu’il fait peser sur la spécificité culturelle française »[8]. Cette spécificité c’est notamment la galanterie, dont si elle reconnait qu’elle est une construction sociale d’une élite oisive, elle oublie l’âge très jeune des filles concernées et le peu de mariage d’amour à une époque ici idéalisée des « amours galantes », qui « Finalement conspuée, la culture de la galanterie sera balayée par la fièvre rousseauiste qui maudira l’artifice au profit d’une nature primitive qu’il s’agira d’exalter. Nature ou culture, tel est bien l’enjeu qui structure les revendications néo-féministes »[9]. Ce passage est intéressant car au-delà d’un discours qui peut paraître progressiste et mesuré il fait craquer le vernis et montre les aspects réactionnaires du discours et ses accointances, au minimum, avec la vision de la société portée par l’extrême droite adversaire de Rousseau, de la Révolution française et de son héritage, ainsi que d’un discours naturaliste. Il n’est donc pas étonnant de voir Bastié insister sur les différences biologiques, et bien entendu surtout l’aspect sexuel de la reproduction, qui expliqueraient les comportements amoureux et le côté collectionneur de l’homme. « La maternité, qui était compensée par la domination masculine, est devenue puisque celle-ci a disparu un vrai privilège féminin. Ce n’est ni en réduisant ces inquiétudes légitimes aux fantasmes d’un antiféminisme de combat, ni en entretenant les hommes dans leur désarroi que nous sortirons de la crise. C’est en quoi Me Too ne représente pas une colonne révolutionnaire en marche, mais la voiture balai des derniers vestiges d’une virilité en lambeaux »[10]

Et toujours cette inégalité naturelle immuable[11]
C’est donc clairement contre le discours égalitariste qu’elle s’élève malgré les obstacles du « politiquement correct ». Un concept qui se surgit pas par hasard mais qui permet aussi de venir avec un racisme à peine déguisé par une critique de l’islamisme : « Il est d’ailleurs frappant d’observer que la libération de la parole, lorsqu’elle touche à la parole « raciste » ou plus simplement à la légitime inquiétude culturelle, est condamnée unanimement par cette même gauche qui encense la parole libérée des femmes. De même la pratique de l’ «amalgame », sans cesse reprochée à ceux qui évoquent la radicalisation islamiste ou le terrorisme est utilisée ici sans complexe. »[12]
On appréciera à leur juste valeur certaines affirmations comme celle-ci : « Hier, lorsque la morale régulait encore les mœurs et continuait d’imposer des normes sévères telles que la chasteté, la fidélité ou l’interdiction de l’avortement, la transgression était punie par l’autorité mais le transfuge n’était plus mis au ban de la société ; la fille-mère, la putain, l’homosexuel étaient moralement condamnés mais socialement tolérés »[13]. A l’image du « racisme anti-blanc », Bastié arrive à faire le tour de force de renverser totalement le problème et d’en venir à dire que c’est la masculinité qui est en crise et l’homme qui serait victime car son identité serait plus construite et contraignante : « La grande idéologie du temps, le féminisme, était en panne de bourreaux. A Cologne en 2016, elle était restée aveugle aux viols commis par des migrants sur des femmes allemandes. A Washington, elle avait échoué à faire élire son égérie Hillary Clinton (…) »[14].
Il est intéressant de constater que derrière l’apparence d’un livre dénonçant certains excès, sur lesquels on peut parfois la rejoindre et qui constitue son cheval de troie pour ses idées réactionnaires[15], très vite surgissent à qui est attentif les fondements de l’idéologie d’extrême droite : inégalités naturelles immuables et rejet de la révolution française et du communisme mis dans le même sac. Auquel on rajoutera avec ce livre le féminisme « Le patriarcat, c’est-à-dire l’institutionnalisation de la domination masculine, a été détruit tout comme l’Ancien régime a volé en éclat à la Révolution française. Les Républicains ont-ils continué de clamer que la monarchie était encore symboliquement présente et qu’il fallait l’éradiquer des esprits comme on l’avait fait disparaître des lois ? Oui, et ce fut la Terreur. De même, les féministes continuent de traquer le patriarcat dans les reins et dans les cœurs, alimentant par là une nouvelle terreur »[16]



Le titre pouvant donner l’impression d’une redondance vise à souligner qu’une réaction progressiste à Me too/balance ton porc est possible, qui dénonce certains des excès sans pour autant prôner des solutions réactionnaires.
[1] Voir Un homosexuel collaborationniste in AM n°68 d’avril-juin 2014
[2] Voir aussi sur cette instrumentalisation Voltaire comme alibi à la rupture du cordon sanitaire in AM n°89 de juillet-septembre 2019
[3] Voir leur site, www.lesbrigandes.com
[4] Bastié, Eugénie, Le porc émissaire. Terreur ou contre-révolution, Paris, Le Cerf, 2018
[5] Voir La Loi du décalogue in AM n°64 d’avril-juin 2013
[6] P.12
[7] P.53
[8] p.61
[9] P.66
[10] P.155
[11] Voir l’ensemble de notre chronique et le concept de Darwinisme social, mais ici nous renverrons principalement à L’inégalité comme étoile polaire de l’extrême droite in AM n°66 d’octobre-décembre 2013
[12] P.26
[13] P.128
[14] P.13. Sans être une invention de l’extrême droite, les faits de Cologne sont à nettement relativiser. voir https://www.liberation.fr/checknews/2019/07/12/quel-est-le-bilan-judiciaire-des-agressions-du-reveillon-2015-a-cologne_1738995
[15] Voir De la porosité de la droite envers l’extrême droite in AM n°84 d’avril-juin 2018,
[16] Pp.144-145

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