Moins de dix ans après un numéro spécial Pour une nouvelle gauche, la revue Politique a décidé de remettre le couvert avec un numéro anniversaire, le cinquantième, intitulé La gauche peut-elle encore changer la société ? Lorsque j’ai reçu mon exemplaire, j’ai immédiatement ressorti de mes archives le n°9-10 de 1999 pour effectuer une comparaison entre les deux numéros. Je livre ici la synthèse, forcément subjective, de plusieurs heures d’une lecture rendue assez souvent fastidieuse par un style pas toujours simple ainsi que par le côté répétitif de plusieurs textes.
Quelques similitudes
Entre les deux numéros, il y a certaines similitudes. Premièrement, et c’est peut-être le plus significatif et le plus rassurant, la définition de la gauche est relativement homogène. Pour simplifier et synthétiser très fortement, il y a consensus sur le fait que la gauche est l’incarnation d’un projet émancipateur pour les plus faibles de la société qui se distingue des autres projets grâce au curseur de l’Egalité. A partir de là, tout (et à la fois rien) est dit. Ce qui explique que l’on peut avoir un total de 118 textes évoquant cette même question de manière différente.
Deuxièmement, les deux numéros montrent combien plutôt que de LA gauche, il serait plus juste de parler DES GAUCHES, au pluriel, comme l’exprime justement Jan Michiels : « La réelle solution serait d’admettre la pluralité de la gauche et la nécessité de passer par une alliance des forces en présence, anciennes ou nouvelles. Une union des gauches plutôt qu’un renouveau de la gauche »[1]. Nous y reviendrons plus loin, mais ce constat est important. Il est au centre de plusieurs textes et se retrouve clairement dans les deux numéros.
Troisièmement, et de manière moins significative, la présentation des auteurs n’est guère homogène entre les numéros et au sein de ceux-ci. Si la méthode a été identique pour tous[2], il s’agit d’auto-présentation avec tous les biais qu’une telle méthode entraîne mais aussi, lorsque l’on connaît un peu les personnes, le côté très significatif de ce qu’elles choisissent de mettre en avant (souvent l’aspect professionnel) ou de taire (les affiliations militantes, passées ou présentes, pourtant les plus intéressantes dans un contexte comme celui-ci). Dans le même ordre d’idée, il est amusant de constater que beaucoup plaident pour une solution qui ne passera que par des collectifs, des convergences… mais que les textes sont le plus souvent signés uniquement par des individus, faisant parfois référence à un collectif dont ils font partie. Dans le n°50, seuls deux textes se distinguent du fait qu’ils sont signés par un collectif et qu’ils sont en outre parmi les rares à faire une série de propositions[3].
Enfin, dernière similitude, le constat d’échec du projet émancipateur est longuement rabaché en parallèle à la victoire de la financiarisation du monde et des changements issus de la chute du Mur et de la mondialisation. Les contributions dépassent rarement, nous y reviendrons, ce constat qui ne semble pas avoir évolué - sinon en pire - après 10 ans. Dans les deux numéros, et peut-être encore plus dans celui de 2007 qu’en 1999, c’est souvent le pessimisme qui prédomine. Les titres des deux numéros en sont ici un bon reflet puisque l’on passe d’une affirmation positive (Pour une nouvelle gauche) à une interrogation pessimiste (La gauche peut-elle encore changer la société ?)[4]. L’échec de la mise sur pied d’un Olivier dans lequel de nombreux contributeurs de 1999 plaçaient leurs espoirs n’est certainement pas étranger à ce pessimisme. D’autant que les tentatives de rénovation interne au PS ont également toutes échouées et que la gauche de (la) gauche a été incapable de se fédérer et donc de présenter une alternative un tant soit peu crédible à l’électeur.
Surtout des différences
Mais ce sont surtout les différences entre les deux numéros que j’aimerais souligner car elles me paraissent fondamentales et sources de réflexions qui pourraient faire avancer le schmilblick.
La première saute aux yeux dès la lecture du sommaire. Outre qu’il y a 15 interventions de moins, ce qui, à une exception près sur laquelle nous reviendrons, n’enlève rien à la richesse de la réflexion ni à sa diversité, l’organisation des contributions a été modifiée. Alors qu’il s’agissait de catégories pertinentes dans le n°9-10, l’ordre devient purement alphabétique dans le n°50.
La deuxième voit l’émergence en 2007 d’une nouvelle génération de trentenaires comme
Mais la différence qui nous apparaît la plus interpellante et la plus révélatrice est l’absence dans le n°50 de contributions émanant de manière officielle des composantes de ce que certains nomment, la « gauche de gauche » et que d’autres qualifient généralement « d’extrême gauche » ou de « gauche radicale », voire de « petite gauche » et qu’il serait peut-être plus exact et plus pertinent de nommer « gauche anticapitaliste ». Or dans le n°9-10, le PC[8] et le POS[9] (devenu depuis lors la LCR) avaient été sollicités et le PTB[10] avait réussi à s’exprimer, au grand dam, avoué dans l’explication de la « sélection » des contributions[11], des responsables de Politique qui avaient néanmoins eu l’honnêteté de publier le texte. Cette absence est passée sous silence dans l’introduction du n°50. Elle ne me semble pas innocente ou fortuite mais au contraire significative d’une ligne, plus politique qu’éditoriale, des principaux animateurs de la revue.
L’illusion sociale-démocrate
Cette ligne politique, qui me semblait être moins présente dans le manifeste de 1996 qui déclarait qu’il fallait être contre « la règle absolue du profit » et que « le modèle social-démocrate s’épuise sans parvenir à se renouveler », est clairement inscrite dans le n°9-10 dont la majorité du contenu explicite le titre « pour une nouvelle gauche » non dans le sens d’une refondation globale[12] mais dans le sens d’une alliance électorale, d’un cartel, entre le PS et Ecolo, parfois rejoint par la démocratie-chrétienne. Cet Olivier est à l’époque le grand espoir[13], clairement plébiscité, des principaux animateurs[14] et collaborateurs de Politique qui y voient un espoir de battre le cartel de droite qui deviendra le MR et d’imiter ce qui se passe alors, en 1999, un peu partout en Europe. Cet espoir est d’autant plus présent qu’il s’appuie sur une dynamique positive issue des Etats généraux de l’écologie que de nombreux textes de ce numéro encensent. On notera cependant que l’article de Jean-
Le numéro 50, nous l’avons déjà dit, est marqué par le désarroi et le pessimisme issu tant de l’échec des convergences de gauche que de celui de la formation d’un Olivier au lendemain des élections de 1999, même si quelques uns continuent à s’y accrocher comme à une bouée de sauvetage. Mais ce que nous qualifions d’illusion social-démocrate ne se situe pas qu’au niveau de cette alliance électoral(iste ?). Elle se situe également dans un monstre du Loch Ness quasi aussi vieux que son objet : la rénovation (ou refondation, ou renouveau, ou retour aux sources, ou…) du PS. Celle-ci est souhaitée en 1999 par de nombreux intervenants, mais aussi en 2007, principalement en raison d’une position jugée incontournable[16], malgré les échecs répétés entre-temps, comme celui de « Refondation Socialiste » dont le principal animateur Francis Bismans, présent en 1999[17] a disparu dans le n°50. Pourtant, dans les solutions présentées en 2007, on retrouve encore cette chimère que le PS est réformable de l’intérieur, peut redevenir une force de changement de la société en faveur des plus faibles. Mais, et cela plusieurs intervenants le soulignent dans les deux numéros (avec un côté rassurant sur le fait que ce constat est totalement transversal entre les différentes catégories de contributeurs), la vraie question est peut-être moins de multiplier les nuances sur les contradictions secondaires (écologie, immigration, féminisme, alliance électorale…) que de mettre le doigt sur la contradiction principale. En clair, de poser la question de la légitimité du capitalisme : « « Etre de gauche », c’est résister au capitalisme. « La gauche », dans ses multiples formes, est l’expression politique de cette résistance. La gauche puise ses sources dans la trinité révolutionnaire républicaine « liberté-égalité-fraternité ». Elle s’enracine dans l’histoire anticapitaliste des 19e et 20e siècles, depuis le chartisme britannique jusqu’aux mouvements écologistes et consuméristes actuels. »[18] Car, pour reprendre les propos d’Eric Corijn, « la critique du système capitaliste se justifie toujours. Personne ne m’a encore donné un argumentaire qui prouverait qu’une économie basée sur la propriété privée, la concurrence, la recherche du profit, peut livrer les réponses aux défis écologiques et aux inégalités sociales. Une gauche pro-capitaliste me semble donc un non-sens »[19]. Il s’agit donc d’envisager enfin sérieusement que la seule position de sortie, le seul positionnement cohérent des gens qui se disent de gauche est, aujourd’hui, celui de l’anticapitalisme, seul à même de permettre de construire le réel projet de société différent que la quasi-totalité des intervenants réclament. Comme le dit
Quoiqu’il en soit, nous nous trouvons donc face à deux numéros, à moins de 10 ans d’intervalle, qui posent globalement le même constat sur la situation et qui au niveau des alternatives s’accordent sur le fait qu’elles ne pourront émerger suite à l’action d’un seul parti mais que cela nécessite une convergence des gauches, qu’elles soient politiques ou associatives.
Quel rôle pour Politique ?
Après avoir eu le grand mérite de permettre l’émergence publique de ce constat, Politique ne peut rester plus longtemps au balcon dans son rôle d’analyste. Or la tentative de création d’une alternative anticapitaliste crédible qu’a voulu être Une Autre Gauche a certainement souffert de l’absence totale de Politique dans le processus lorsqu’il en était encore temps. Ce que l’on peut réellement regretter.
Je tiens à terminer cet article par une réelle proposition. Celle-ci n’est pas totalement originale puisqu’elle rebondit sur ce qu’exprime la direction de Politique en introduction du numéro de 2007 : « Si le mot n’était pas si galvaudé et le concept si instrumentalisé, on dirait que ces 51 contributions pourraient être les prémisses d’Etats généraux de la gauche et soulignent le besoin d’une réflexion collective qui ne trouve pas sa place dans les structures ou organisations de tous genres »[22]. Il s’agirait, sur base des différentes propositions émises dans des articles comme celui de François Schreuer[23], de Thierry Bodson[24], ou d’autres déjà évoqués, d’organiser dans un maximum de lieux de Wallonie et de Bruxelles ces « Etats généraux de la gauche »[25], en lien avec les luttes sociales du moment à ces endroits afin de s’inspirer des richesses des « expériences collectives concrètes »[26]. Les résultats seraient publiés dans un numéro spécial exclusivement consacré à la diffusion du projet de société qui se serait élaboré au cours de ses « Etats généraux de la gauche », mise ici au singulier pour en souligner la cohérence, mais dont il est clair qu’elle reflétera la grande diversité qui existe en son sein.
[1] Jan Michiels, La gauche sans la lutte des classes in n°9-10, pp.88-89. Voir aussi Hassan Boussetta, Interdépendances, in n°50, p.19.
[2] Ayant participé au nom du collectif Le Ressort au n°50, j’ai dû fournir une présentation personnelle en quelques lignes alors qu’au départ, nous voulions signer uniquement du nom du collectif.
[3] Barricade, Préférer le juste au facile pp.10-11 et Le Ressort, Une nécessaire reconquista idéologique pp.84-85.
[4] On aurait ainsi pu imaginer une formulation optimiste tout en maintenant le questionnement avec une formule comme « Comment la gauche peut-elle changer la société ? ».
[5] Arnaud Zacharie, Proposer des « utopies réalistes », pp.96-97.
[6] Gregor Chapelle, Ensemble, tout redeviendra possible, pp.24-25.
[7] Christophe Soil, La solidarité est une arme, pas un devoir, pp.90-91.
[8] Maurice Magis, Citoyenneté : à l’offensive, pp.42-44.
[9] Alain Tondeur, De la « gauche plurielle » à la « gauche de la gauche », pp.45-47.
[10] Paula Hertogen, La vraie gauche est à Clabecq, pp.38-39.
[11] Texte présent aux pages 4-5, sous le sommaire.
[12] L’aspect refondation se limitant au souhait envers le PS.
[13] Voir notamment les textes de Thierry Detienne, Pour une majorité plurielle gauches-verts en Belgique, pp.25-27 ; Paul Ficheroulle, La gauche nouvelle sera plurielle ou ne sera pas, pp.29-33 ; Jean Cornil, « Groupons-nous et demain... », pp.110-111.
[14] Le texte d’introduction de 1999, Vaste chantier…, pp.6-9 signé par Jacques Bauduin, Henri Goldman, Hugues Le Paige et Gabriel Maissin apparaît comme particulièrement éclairant. Henri Goldman y revient d’ailleurs de manière critique dans sa contribution de 2007, Patience dans l’urgence, pp.52-53.
[15] De gauche, à deux voix, in n°9-10, pp.34-37.
[16] Voir, par exemple, les textes dans le numéro de 2007 d’Isabelle Philippon, La société, une espèce menacée, p.76 ; Hugues Le Paige, Pour une gauche transversale, pp.68-69 ou encore Chantal Kesteloot, La gauche ne nous fait pas rêver, pp.66-67 et pour celui de 1999 de Serge Govaert, Le flacon et l’ivresse, pp.116-119.
[17] Fancis Bismans, Un nouveau PS pour une nouvelle gauche, in n°9-10, pp.18-19. Il a créé entre-temps le « Mouvement socialiste » sur la base de diverses dissidences du PS.
[18] Willy Wolsztajn, Ni nouvelle, ni vieille : actuelle, n°9-10, p.104.
[19] Eric Corijn, Faire l’inventaire d’abord, n °50, p.32.
[20] François Houtart, Relier l’immédiatement possible à l’utopie, n°50, p.60.
[21] in n°50, pp.12-13.
[22] Henri Goldman, Hugues Le Paige, Bernard Richelle, Rendez-vous en 2017, p.4.
[23] François Schreuer, Redonner des complexes à la droite, n°50, pp.88-89.
[24] Thierry Bodson, Inverser la tendance, n°50, pp.18-19.
[25] Au vu de ce que j’ai dit plus haut, le complément « anticapitaliste » est pour moi sous-entendu et mériterait certainement de figurer clairement, même au risque d’effaroucher certains.
[26] Pour reprendre les termes de Florence Caeyemaex dans Conscience historique et subjectivité politique in n°50, pp.22-23. On pourrait aussi parler des « intelligences collectives prônées par Majo Hansotte dans La gauche est avant tout un travail in n°50, pp.56-57.
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