Régulièrement, on nous annonce que la démocratie est en crise. Mais de quelle crise parle-t-on ? Et de quelle démocratie ?
La jambe droite, bancale : la représentation
Etymologiquement, le terme démocratie vient du grec ancien dèmokratia, « souveraineté du peuple », formé par les mots dèmos, « peuple », et kratos, « pouvoir », « souveraineté ». C’est le gouvernement de tous, ou du moins de tous les citoyens. Evoquons d’abord la démocratie représentative.
La crise dont on parle souvent est une crise institutionnelle. C’est celle du peuple qui n’a plus confiance ni en ses institutions, ni en ses représentants. La démocratie est ici définie comme le droit d’élire au suffrage universel des personnes qui prendront les décisions que nous aurions nous-mêmes prises.
On voit tout de suite les différents problèmes qui se posent. Tout d’abord le suffrage universel. Est-il vraiment universel ? Les nationaux, les Européens, les migrants... Tous les habitants de notre petit pays ne sont pas autorisés à voter [1]. La démocratie est censée vivre par le peuple et travailler pour le peuple. Le peuple qu’ici nous définissons comme l’ensemble des humains habitant sur un même territoire, la Terre. La démocratie ne peut donc qu’être mondiale.
Ensuite les représentants. Premier couac, nous ne pouvons pas tous nous présenter. Il y a des critères d’âge et de nationalité. Deuxième couac, le contrôle des décisions. L’élu est libre de faire ce pour quoi il n’a pas été choisi. Notre système politique ne nous permet de désapprouver nos représentants que tous les 4 ans au minimum (et encore peuvent-ils être’ repêchés par les partis).
Pour soigner cette crise de la représentation, il existe différentes pistes, comme le tirage au sort tel que pratiqué à Athènes. Il est cependant peut-être utile de rappeler ici que la « démocratie » athénienne était particulière puisqu’elle ne concernait que les « citoyens », soit une infime partie des personnes qui vivaient dans la ville.
Une autre méthode est celle que nous qualifierons de « ronds dans l’eau ». Puisqu’il est physiquement impossible de réunir toute la population mondiale pour prendre des décisions, nous proposons de développer des îlots démocratiques qui comme des ronds dans l’eau, propageront les choix vers les autres mini-centres de décisions. De local à mondial, on peut espérer que la juxtaposition de ces démocraties produira une société démocratique.
Ce système nécessite un contrôle des délégués par toute la population. L’élu-e représente uniquement son groupe. Il/Elle doit pouvoir être critiquable et révocable par ceux qui l’ont choisi-e. Toutes et tous, nous devons pouvoir contrôler nos représentants.
La démocratie ne se limite pas à choisir ses représentants certains dimanches matins. C’est aussi et surtout la participation des citoyens à la vie de la société. Son expression existe sous d’autres formes comme la manifestation, la grève, la critique, la revendication,... et ces formes ne sont pas, elles, en crise, comme l’actualité nous le démontre tous les jours.
Devrait-on alors penser que la démocratie n’est pas en crise mais en pleine mutation ? [2]
La jambe gauche, absente : la démocratie économique
Comme le dit Wendy Brown [3], l’économie néolibérale impose son fonctionnement non-démocratique au monde politique et social. Celui-ci déteint sur la démocratie. L’homme est de moins en moins un citoyen et de plus en plus un consommateur. Il consomme de la démocratie comme il choisit ses légumes. Elle doit être fraîche, avec de belles couleurs brillantes et surtout, les envies du consommateur doivent être comblées tout de suite. Cela donne des campagnes électorales bling-bling, pleines de promesses de richesse où les prétendants sont interchangeables. Après leur élection, il, ou elle, dirige en « bonne gouvernance » [4] , c’est-à-dire qu’il, ou elle, s’entoure de personnes, de groupes, de lobbies qui ne représentent qu’eux-mêmes pour édicter les lois. La gouvernance « représente le point nodal d’un programme politique conservateur qui concurrence le modèle de ’l’Etat-nation souverain basé sur la démocratie représentative afin d’œuvrer à la mise en place d’un nouveau régime politique antagonique à la démocratie [5] » .
Ces modifications du comportement, apparues récemment, bousculent le système démocratique dans lequel nous vivons. Là aussi, on assiste à une mutation du système, un changement négatif.
Cette néolibéralisation de la société est-elle compatible avec la démocratie ? La démocratie peut-elle exister dans une économie de marché ? Cela nous semble peu probable. Soit on démocratise le marché - mais comment ? -, soit on modifie en profondeur le système économique pour qu’il ne pollue plus la démocratie avec son « esprit marchand » qui développe la concurrence entre les êtres humains plutôt que la solidarité entre eux.
Même si la représentation syndicale dans les entreprises est une manière, cruciale, de démocratiser celles-ci, ’elle n’est en rien une démocratisation de l’économie. Pour que celle-ci existe, il faudrait que les moyens de production n’appartiennent plus à quelqu’un ou à quelques-uns, mais bien à tous. Il faut faire évoluer notre état d’esprit de « piquets et barbelés » en « place publique » [6].
Le cœur, arythmique : l’éthique démocratique
L’homme qu’on dit grégaire mais qu’on qualifie aussitôt d’égoïste, ce bipède va-t-il devenir démocrate ? Va-t-il prendre conscience de la nécessité du collectif ? Acceptera-t-il de perdre un peu de pouvoir pour que tous en aient ? Se soumettra-t-il aux décisions prises en commun ? Assumera-t-il sa part de participation nécessaire ?
La démocratie ne se limite pas à voter, élire, manifester. Elle n’est pas que des actes. Elle est aussi valeurs. Valeurs à vivre ensemble dans le respect. Elle est aussi autonomie ; nous sommes tous, individuellement, responsables d’elle. La démocratie est humaine…
Malheureusement, la pente que nous prenons pour l’instant ressemble furieusement à un abandon : nous acceptons trop facilement de limiter notre liberté pour un soi-disant supplément de sécurité ; nous gobons docilement les annonces faites à la télévision ; nous bégayons sans réfléchir les mots du pouvoir ; nous consommons trop, croyant qu’avoir, c’est être ; nous nous enfermons de peur de l’autre, trop jeune, trop bronzé, trop trop et nous croyons aveuglement au lotto, le paradis égoïste. L’Etat peut faire ce qu’il veut de mes droits tant qu’il ne touche pas à mon portefeuille [7].
La mise en œuvre : le temps.
Nous vivons dans une société qui nous impose une vie à flux tendu. Il faut toujours aller de l’avant, de plus en plus vite. On achète, on consomme, on jette. Le cycle des choses, matérielles ou non, s’accélère. Surtout ne pas réfléchir. Surtout ne pas prendre le temps de chercher à savoir ce qu’on veut vraiment.
La démocratie ne peut se développer, prospérer, que si nous prenons le temps. Le temps de l’éducation aux fonctionnements démocratiques. Le temps de l’information nécessaire à la participation. Le temps de la discussion des décisions. Le temps de flâner pour découvrir d’autres mondes. La démocratie est aussi désirs d’amitié, de solidarité. Elle doit donner la possibilité aux êtres humains de se réaliser pleinement, et pas uniquement du point de vue du marché qui ne propose qu’une vision économique de nos vies. C’est plus de temps pour autre chose que le travail [8].
Notre société doit donner les moyens à son peuple pour qu’il ne soit plus consommateur mais citoyen actif. Pour qu’il soit le point de départ et d’arrivée d’une démocratie réelle pour tous.
Bref, une démocratie ne peut qu’être subversive et anticapitaliste, mais aussi par définition conflictuelle [9] et en chantier permanent.
Notes
[1] Et encore moins le droit d’être élu, quand l’Etat ne nie pas tout simplement leurs droits fondamentaux comme le droit d’expression, d’association, de libre circulation, le droit au travail,…
[2] Voir Catherine Halpern, « La démocratie est-elle en crise ? », Sciences Humaines, n°192, avril 2008.
[3] Voir Christian Laval, « Penser le néolibéralisme », Revue Internationale des Livres et des idées ( http://revuedeslivres.net/ ).
[4] Ce terme provient d’ailleurs du monde des entreprises.
[5] Corinne Gobin, « Gouvernance », in Pascal Durand (dir.), Les nouveaux mots du pouvoir, abécédaire critique, Aden, 2007, p. 265.
[6] Voir Olivier Razac, Histoire politique du barbelé : la prairie, la tranchée, le camp, La Fabrique, 2000.
[7] Voir les articles signés par le Ressort : La guerre des mots, Quand la quête éperdue de croissance tue la planète !, Le pouvoir d’achat comme écran de fumée. Articles consultables sur le site http://ressort.domainepublic.net
[8] Voir Le Ressort, La réduction du temps de travail comme schibboleth, article consultable à l’adresse précitée.
[9] Voir Roser Cusso et al. (eds), Le conflit social éludé, Academia-Bruylant, 2008.
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