Cet article a été publié dans Le Drapeau Rouge n°27 de mai-juin 2009, p.15
Né en 1917, l’historien Eric J. Hobsbawm est un des grands historiens marxistes engagés politiquement dont l’œuvre est trop peu connue. Il n’est souvent connu, au mieux, que pour sa brillante analyse du XXe siècle L’âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle qui, dans un climat marqué par les théories de la « fin de l’histoire », fut boycotté par tous les éditeurs francophones avant que Le Monde diplomatique s’allie avec les éditions Complexe pour permettre aux lectorats francophones de lire cette œuvre magistrale il y a maintenant déjà dix ans.
« Le marxisme est loin d’être l’unique théorie structuro-fonctionnaliste de la société, bien qu’il puisse prétendre être la première d’entre elles, mais il diffère de la plupart des autres par deux aspects. Il insiste tout d’abord sur une hiérarchie des phénomènes sociaux (tels que la « base » et la « superstructure »), et ensuite sur l’existence au sein de toute société de tensions internes (« contradictions ») qui contrebalancent la tendance du système à se maintenir. L’importance de ces particularités du marxisme se situe dans le champs de l’histoire, car ce sont elles qui lui permettent d’expliquer – à la différence des modèles structuro-fonctionnalistes de la société – pourquoi et comment les sociétés changent et se transforment : en d’autres termes, les faits de l’évolution sociale »[1]. Cet extrait illustre clairement la démarche historique d’Hobsbawm et ses choix de recherches. L’ouvrage Marx et l’histoire reprend dix textes, souvent des conférences, se situant entre 1968 et 1996. L’historien anglais y réfléchit sur le métier d’historien, sur son engagement, sur le marxisme, mais aussi sur le monde qui l’entoure. Et d’être très clair sur les enjeux dans lesquels il s’inscrit : « Dans un futur prévisible, nous devrons défendre Marx et le marxisme, dans le domaine historique et en dehors de celui-ci, contre ceux qui les attaquent sur les terrains politique et idéologique. En faisant cela, nous défendrons aussi l’histoire, et la capacité de l’homme à comprendre comment le monde est devenu ce qu’il est aujourd’hui, et comment l’humanité peut marcher vers un futur meilleur »[2].
Citoyen et historien, historien car citoyen pourrait-on dire également. Car s’il insiste à de nombreuses reprises sur l’importance du respect des règles de la critique historique, sur le respect des faits, de la recherche des sources, Hobsbawm universitaire internationalement reconnu, se positionne très loin des universitaires retirés dans leur tour d’ivoire au nom de leur pseudo objectivité. Il apporte ainsi des réflexions importantes négligées parfois même au niveau de la formation des historiens. Sur les sources, il plaide notamment pour l’élargissement des champs d’investigation car travailler sur l’histoire populaire ne peut se faire via les archives qui gardent la mémoire des dirigeants. Les sources orales, notamment, revêtent pour lui un intérêt capital. « Mais une telle démarche est rare, car pour la plus grande partie du passé, les gens étaient généralement illettré. Il est plus courant de déduire leurs pensées de leurs actes. En d’autres termes, nous fondons notre travail historique sur la découverte réaliste de Lénine : on peut exprimer aussi efficacement son opinion en votant avec ses pieds que dans un bureau de vote. »[3]. L’utilisation de sources originales (dans tous les sens du terme) permet ainsi des trouvailles intéressantes et très significatives pour l’histoire sociale. Ainsi de cet exemple bien moins anecdotique qu’il n’y parait : « Mais des prénoms purement laïques deviennent courants dans certaines régions au XIXe siècle, parfois délibérément non chrétiens, ou même antichrétiens. Un collègue florentin a chargé ses enfants d’une petite recherche sur les annuaires téléphoniques toscans afin de vérifier la fréquence de prénoms tirés de sources délibérément laïques – par exemple de la littérature et de l’opéra italiens (comme Spartacus). Il s’avère que cela correspond de très près aux zones d’ancienne influence anarchiste – davantage qu’avec celles sous influence socialiste. Nous pouvons donc en déduire (et c’est également probable dans d’autres régions) que l’anarchisme était plus qu’un simple mouvement politique, et a eu tendance à présenter les caractéristiques d’une conversion active, un changement complet du mode de vie de ses adeptes »[4].
En fait, Hobsbawm est d’autant plus objectif dans sa pratique d’historien qu’il reconnaît sa subjectivité. Il rejoint en cela un autre brillant historien, américain celui-là, Howard Zinn[5] qui a très justement intitulé son autobiographie L’impossible neutralité.
[5] Sur Howard Zinn, voir deux articles que j’ai écrit dans Espace de Libertés et consultable via ces liens : La subjectivité comme réelle objectivité (http://juliendohet.blogspot.com/2007/07/la-subjectivit-comme-relle-objectivit.html) et Une oubliée de l’histoire : Emma Goldman (http://juliendohet.blogspot.com/2008/01/une-oublie-de-lhistoire-emma-goldman.html)
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