Cet article a été publié dans Espace de Libertés, n°392 de décembre 2010, pp.28-29
Depuis la mi-novembre les interlocuteurs sociaux se réunissent autour de la discussion pour l’accord interprofessionnel (AIP) 2011-2012. Celui-ci s’annonce dès à présent mal parti alors que le précédent accord n’en était déjà pas réellement un. Il avait d’ailleurs été appelé accord exceptionnel interprofessionnel. La situation aujourd’hui est particulière. D’une part l’absence d’un gouvernement donne l’occasion aux interlocuteurs sociaux de reprendre un peu la main sans une immiscions trop importante du pouvoir exécutif. D’autre part les finances publiques ont été mises à mal par la crise financière et le sauvetage des institutions bancaires privées. Même si ce fut l’occasion de démontrer que le privé ne pouvait visiblement se passer du système public, le capitalisme est reparti rapidement de plus belle dans son arrogance.
C’est dans ce contexte que chacune des parties autours de la table a avancé ses positions. Sans surprise, cela fait deux siècles qu’il tient ce discours, le patronat a réclamé la modération salariale au nom de la compétitivité envers les pays limitrophes. C’est essentiellement par la voix de la FEB que ce type de discours a été tenu tandis que le Voka, soit le patronat flamand, a même parlé de gel salarial[1]. L’offensive médiatique sur cette épineuse question est lancée. Ainsi début novembre, la presse relayait une information du Conseil Central de l’Economie soulignant que les salaires belges avaient augmentés de 0,5 % de plus que ceux des trois pays voisins (France, Pays-Bas, Allemagne). Et de reparler de la fin du système d’indexation automatique des salaires. Du côté syndical, la fin de ce système et toute forme de modération salariale sont rejetées avec force au nom, notamment, de l’aspect négatif que cela entrainerait sur la consommation et donc sur l’économie. Mais les interlocuteurs sociaux ne discuteront pas que des salaires. Ce sera aussi l’occasion d’aborder la difficile question de l’harmonisation des statuts ouvriers et employés, les atteintes à la liberté du fait de grèves, les velléités de service minimum, les innombrables réductions de cotisation patronale qui grèvent le budget de la sécurité sociale, mais aussi la réduction du temps de travail, la formation des travailleurs…
L’Accord interprofessionnel est donc, tous les deux ans, un moment important de la vie socio-économique du pays. C’est ce que rappelle Michel Capron dans le chapitre qu’il lui consacre[2] dans une somme que le CRISP vient de publier[3]. C’est dans le prolongement de l’accord de solidarité sociale de 1944 qu’est conclu en mai 1960 le premier « accord de programmation sociale » qui inaugure ce qui deviendra, après un changement de dénomination, l’AIP. Michel Capron dans son analyse fouillée distingue quatre étapes dans l’évolution de cet organe de concertation. De l’origine à 1975, les interlocuteurs sociaux se partagent les fruits de la croissance économique. « Les accords de programmation sociale permettent au patronat de lier coût salarial et amélioration de la productivité sur fond de paix sociale ; les syndicats y voient la possibilité d’étendre les avantages obtenus par les secteurs forts aux secteurs faibles, dans une logique de solidarité sociale (…) le contenu des accords reflète le rapport de force entre interlocuteurs sociaux : les syndicats portent des revendications sur les salaires et les conditions de travail et le patronat accepte d’y répondre d’autant plus facilement que l’on est en période de croissance économique et que la paix sociale lui est garantie »[4]. A partir de 1975, la donne va changer et les interlocuteurs sociaux n’arrivent plus à se mettre d’accord. Le gouvernement prend alors la main, via notamment les pouvoirs spéciaux, et impose la flexibilité tout en renvoyant une série de dossiers au niveau des entreprises. « Pendant ces dix années, le gouvernement a déplacé le centre de gravité de la négociation sociale vers les entreprises, pour en faire un outil de sa politique économique de retour à la compétitivité moyennant la modération salariale »[5]. Après dix ans de ce régime, les interlocuteurs sociaux reprennent une part de liberté, mais une liberté de négociation qui reste encadrée par le gouvernement qui impose une obligation de résultat. 1993 inaugure la dernière période identifiée par Capron. Le gouvernement y multiplie les accords en dehors de l’AIP, accords qui influencent cependant ce dernier. La loi du 26 juillet 1996 sur la promotion de l’emploi et la sauvegarde préventive de la compétitivité est importante dans ce processus. « On observe ainsi une transition vers un échange entre logique économique de modération salariale et logique sociale d’emploi. Mais l’échange s’avère inégal : la modération sera appliquée, mais les mesures de création d’emploi sont non contraignantes et leur contrôle très imparfait »[6]
Au final, l’auteur démontre combien le périmètre de négociation et d’intervention des interlocuteurs sociaux s’est considérablement réduit au fur et à mesure que le gouvernement prenait la main. Mais plus important, combien cette prise en main par le gouvernement va dans le sens d’un renforcement du rapport de force du patronat.
La contribution de Michel Capron est représentative de ce que l’on retrouve dans l’ouvrage de référence dans laquelle elle est publiée. Une fois n’est pas coutume, le CRISP publie ici un livre indispensable à la bibliothèque de tout qui s’intéresse à la manière dont la concertation sociale, et donc le volet socio-économique, fonctionne en Belgique. Et comme pour les autres aspects institutionnels, il s’agit de s’accrocher pour s’y retrouver. Car si l’AIP est un volet qui attire sur lui les projecteurs des médias de part la communication que les différentes parties font sur les positions qu’elles y défendent, d’autres institutions pourtant essentielles sont nettement moins connues comme le conseil central de l’économie ou le conseil national du travail.
Mais cet ouvrage collectif ne se contente pas d’expliquer en quoi consistent ces différents organes et leur rôle. Il les replace également dans leur contexte historique et dans leur environnement en consacrant des chapitres spécifiques aux différents acteurs qui y participent. C’est aussi l’occasion d’aborder la question de la conflictualité dans les relations collectives du travail, que ce soit en Wallonie et en Flandre, brisant par la même quelques clichés pourtant bien ancrés. Mais le livre, après avoir évoqué les organes nationaux et interprofessionnels se penchent également, et c’est ce qui en constitue l’immense richesse, sur la concertation au niveau de secteur comme la grande distribution avant de se poser les questions du niveau international, principalement européen. Il se termine par les points de tension de la concertation sociale contemporaine comme, par exemple, la judiciarisation des conflits sociaux ou la question des PME.
Comme le soulignent dans leur conclusion générale Pierre Reman et Georges Liénard au-delà de l’aspect documentaire et explicatif de l’ouvrage, celui-ci pose la question globale de « l’articulation entre la démocratie politique et la démocratie sociale, d’une part, et sur la concertation comme système d’action collective et de transformation sociale, d’autre part »[7]. En fait, l’apport de l’ouvrage du CRISP est de montrer combien la concertation sociale n’est pas une fin en soi, mais un moyen qui vient compléter et nourrir la démocratie politique. Les différents contributeurs réhabilitent ainsi au fil des pages la notion de conflit comme révélateur et exutoire de tensions existantes dans la société dues aux rapports de domination toujours clairement présents et générés par les inégalités et les intérêts antagonistes. Le conflit, dans un rapport dialectique avec la concertation/négociation, est ainsi une composante inhérente à une réelle démocratie.
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