Ce nouveau texte du Ressort a été publié le samedi 11 décembre 2010 dans La Libre Belgique sous le titre Faites grève mais seulement entre 12h17 et 12h24. Il est cosigné par Yannick Bovy, Didier Brissa, Maximilien Lebur, Laurent Lefils, Sylvain Poulenc, Michel Recloux, Olivier Starquit et Karin Walravens
Le scénario est connu. Quand une grève touche les transports en commun, l’enseignement ou un autre service public, un concert médiatique et politique réclame rageusement l’imposition d’un service minimum. Mais est-ce vraiment l’amélioration du service au public qui est visée par ces appels ? Ou ceux-ci ont-ils surtout pour but d’empêcher le libre exercice du droit de grève ? Au-delà, l’enjeu global est celui des conditions de travail de tous les salariés.
A chaque grève interprofessionnelle ou limitée aux transports en commun, l’artillerie lourde est employée : le droit de grève est opposé au droit de ceux qui souhaitent pouvoir aller travailler ; les agents des transports sont décrits comme des « gréviculteurs » ; les citoyens sont présentés comme des « otages ». Les arguments contraires sont bien moins audibles : le droit de grève est reconnu en droit belge et international ; faire grève coûte aux grévistes, malgré les éventuelles indemnités syndicales ; Ingrid Betancourt peut expliquer ce qu’est une vraie prise d’otage. Les implications du conflit ne sont pas non plus toujours décryptées, ces mouvements étant souvent réduits à des points de radioguidage. Autant d’écrans de fumée qui, en fin de compte, occultent très efficacement le point de vue des grévistes et les raisons de leur colère.
Droit de grève entre 12h17 et 12h24
Ce qui est véritablement en jeu, c’est la remise en cause du droit de grève lui-même. Même si ce droit est rarement attaqué de front sur le principe, le recours à la grève, le moment choisi pour le faire et les modalités sont visés, ce qui revient à vider ce droit de sa substance. L’exigence d’imposer un service minimum participe de cette entreprise.
Le but d’une grève est de faire pression sur l’employeur en lui faisant perdre des rentrées financières afin qu’il accepte, fût-ce partiellement, les revendications avancées ou même, tout simplement, la négociation. L’objectif d’une grève interprofessionnelle est de paralyser l’économie pour faire plier le gouvernement ou les organisations patronales. Se lamenter sur les « nuisances » engendrées par une grève paraît donc au mieux absurde, au pire hypocrite.
Le service minimum pose aussi des questions en termes de faisabilité et de sécurité. Quand un train d’heure de pointe est supprimé, le suivant est bondé, voire inaccessible. La pagaille créée est dangereuse pour la sécurité des voyageurs et du personnel. Qu’adviendrait-il si, en cas de grève, quelques trains roulaient à des moments déterminés ? Ils seraient pris d’assaut par des travailleurs pressés par leur propre employeur de les utiliser. Soit le système serait immédiatement paralysé. Soit il faudrait augmenter le nombre de trains mobilisés lors du service minimum. CQFD : les cheminots n’auraient plus le droit de faire grève qu’entre 12h17 et 12h24, quand personne ou presque ne prend le train.
Par ailleurs, le service minimum existe déjà dans les domaines où il est d’une utilité vitale : soins de santé, secours urgents, etc. En outre, depuis toujours, les travailleurs ont maintenu en état, sur une base volontaire et collectivement organisée, les outils nécessitant une surveillance ou ne pouvant être arrêtés, tels les hauts-fourneaux. Les détracteurs du recours au droit de grève perdent de vue les autres formes de résistance, voire de désespoir, auxquelles les travailleurs recourent parfois : absentéisme, sabotage, suicide au travail, menace sur l’environnement…
Misères du service ordinaire
L’appel au service minimum suscite cependant utilement la réflexion sur la qualité des transports proposés aux usagers… en temps ordinaire. Chaque jour, des trains sont annulés faute de matériel en état de marche ou de personnel suffisant pour l’utiliser. D’autres sont bondés, suscitant la colère des voyageurs. Ce constat s’applique à plus d’un service public : classes surchargées dans l’enseignement, attente aux guichets, etc.
Au fond, le service minimum n’est-il pas déjà ce à quoi les services publics sont actuellement réduits ? Le sous-investissement dans le rail, dans l’enseignement, dans la justice, dans les voiries, etc. ne date pas d’hier. Gouvernements Martens-Gol, Plan global et autres « consolidations stratégiques » ont depuis trente ans privatisé des pans entiers de l’économie et provoqué la dégradation d’autres services publics, parfois pour en préparer la privatisation. Les directives adoptées au niveau européen et les décisions de la Cour de Justice ont également provoqué la libéralisation de plus d’un secteur, impliquant ses corollaires que sont la mise en concurrence et la privatisation. Enfin, les « entreprises publiques autonomes » sont désormais priées de se débrouiller pour gérer la misère de leurs moyens tout en rémunérant leurs actionnaires privés. Elles en viennent dès lors à privilégier la satisfaction de la demande solvable au détriment de leur mission première de service au public. Cela conduit fatalement à une dégradation du service offert et des conditions de travail. Plus largement, la privatisation, comme la sous-traitance, contribuent à la dégradation globale des conditions de travail des salariés et à l’augmentation, par exemple, des accidents de travail.
Ne pas se tromper de colère
Paradoxe : c’est au moment où la qualité des services publics est affaiblie que ceux qui encouragent leur démantèlement, voire y participent directement, ont le culot d’en appeler à un service minimum en cas de grève !
La colère des usagers est légitime, mais, imprégnés par le discours dominant sur la supériorité du privé et l’inefficacité, voire la « paresse » des agents des services publics, ces usagers se trompent souvent de colère. Adoptant une stratégie ambiguë, certaines associations de « clients » de services publics privilégient parfois la protestation individuelle et les coups de gueule médiatiques contre ces services plutôt que la remise en question fondamentale et collectivement organisée des principes créant les mauvaises conditions dénoncées.
La stratégie des organisations syndicales est également sur la sellette. Plutôt que de se mettre les usagers à dos, les syndicats doivent réfléchir au moyen de s’en faire des alliés. Non pas en renonçant à la grève, mais en réfléchissant à ses modalités... pour ne pas se tromper de cible ! Lors de certaines grèves, comme on le voit ces jours-ci, les syndicats tentent d’expliquer que les projets de la direction visant l’emploi et les conditions de travail auront des répercussions sur la qualité du service offert aux citoyens, voire sur l’environnement. Il serait nécessaire que des mobilisations syndicales offensives se développent en dehors de ces périodes, pour dénoncer les mauvaises conditions offertes aux usagers. Sans cela, les grèves dans les services publics peuvent paraître corporatistes, même lorsqu’elles sont porteuses de revendications sociétales. L’appel au service minimum peut dès lors se déchaîner. Alors qu’il faudrait au contraire en appeler, en permanence, à un service maximum !
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