mercredi 4 février 2009

Capitalisme et Laïcité

Cette prise de position personnelle dans le cadre du débat sur la convention laïque a été publié dans'Espace de Libertés, n°372 de février 2009, pp. 28-30

« Mais au risque de déplaire, le libre penseur que je suis ne pourra jamais accepter que le capitalisme (qu’on appelle pudiquement aujourd’hui le libéralisme, mais qui n’est toujours que l’exploitation de l’homme par l’homme), soit l’horizon indépassable. L’Humanité vaut mieux que cela. C’est notre espoir, c’est notre lutte. » C’est par ces mots que le président de la Fédération nationale de la Libre Pensée termine son éditorial de décembre 2008.
[1] La crise de la fin de l’année 2008, qui apparaît de moins en moins comme une « simple » crise financière mais bien plus comme une crise globale d’un système économique réputé depuis une vingtaine d’année infaillible et incontournable, a eu en effet pour conséquence positive de remettre en question dans les médias grand public la pertinence d’un système économique qui avait fini par apparaître comme le seul imaginable. La situation était telle que même un magazine qui se profile comme progressiste, Le Nouvel observateur, refusait il y a plus d’un an de publier des textes (pourtant commandés) qui critiquaient ouvertement le système. D’où la publication d’un livre qui posait une question pertinente : Peut-on critiquer le capitalisme ?[2]

Peut-on critiquer le capitalisme ?

Dans cet ouvrage ouvrant de nombreuses pistes de réflexions, 14 auteurs reconnus vont au-delà du simple constat et interrogent également des alternatives comme les services d’échanges locaux, la notion de décroissance… Mais ils insistent surtout sur la nécessité qu’il y a à oser (re)penser l’économie : « La naturalisation du discours économique consiste à affirmer qu’il existe un ordre « naturel » (ou « spontané », selon les époques et les auteurs) qui se traduit par une redistribution naturelle des facteurs de production, capital et travail. (…) Pour dénoncer la confusion entre naturel et existant, entre le droit et le fait, la stratégie inévitable est alors d’historiciser le discours tenu en économie, de montrer qu’il y a là le résultat d’une évolution historique – et qu’elle fut sans doute violente et injuste. Au regard de l’histoire humaine, ce dernier point n’est pas le plus difficile à montrer… La critique du capitalisme en historicise donc la description, tandis que le discours inverse tend à naturaliser la sienne. Marx ne fut ni le seul, ni le premier dans cette entreprise.»[3]. Cette dénonciation du capitalisme, passant par l’analyse de conséquences néfastes concrètes, ne se fait heureusement pas de manière simpliste et ne fait pas l’épargne d’un questionnement sur les porteurs d’alternatives : « La priorité accordée à la conquête du pouvoir d’Etat, la présence d’avant-gardes autoproclamées se revendiquant d’un monopole de la vérité scientifique, la référence à une loi du progrès dans l’histoire conduisant au renversement inéluctable du capitalisme, le mépris pour le droit réduit à une superstructure traduisant l’hégémonie bourgeoise, autant de travers qui ont eu des conséquences désastreuses (…) Il est donc indispensable d’envisager l’opposition au capitalisme sur d’autres bases, celles d’un changement qui pour être durable ne peut être que démocratique dans ses finalités comme dans ses moyens».[4] Et de suggérer d’en revenir à des auteurs quelques peu oublié comme les utopistes qui « n’ont jamais prétendu que l’on pourrait, à l’instar du matérialisme historique, faire « l’économie » d’une critique morale du capitalisme. En effet, ce qui rapproche ses pionniers du socialisme, en dépit de leurs différences et de leurs controverses incessantes, c’est leur commune aversion pour cette morale de l’intérêt qui, traduit comme exigence de laisser-faire par les économistes, a conduit aux injustices et aux désordres propres au capitalisme moderne. Or justement, sous bien des aspects, le matérialisme de Marx et de ses disciples est toujours resté prisonnier de cet imaginaire utilitaire. Dès lors, n’est-ce pas cet « autre socialisme » qui mérite, dans le contexte du « marché-monde » qui est désormais le nôtre, d’être redécouvert. Sa quête d’une alternative tant au despotisme du collectif qu’à l’égoïsme de l’individuel, ce double écueil du « socialisme absolu » et de l’ « individualisme absolu » selon les termes de Pierre Leroux, n’est-elle pas aujourd’hui d’une profonde actualité ? »[5]

D’autres auteurs de cet ouvrage prolongent cette réflexion sur le rapport au progrès, à la science, hérité des Lumières : « La longévité de l’ère du capitalisme aura beaucoup tenu au paradoxe de son rapport avec la production. Depuis un temps séculaire, le capitalisme dit parfois « de production » a conjugué le profit de quelques-uns avec le développement de toute la société. (…) Cette incrustation du profit privé à la source du bien social a fait naître une étrange chimère : un capitalisme saprophyte – comme on appelle les parasites qui savent se fondre dans l’organisme de leur hôte, et parfois même s’y rendre un peu utile. De fait, les classes moyennes et même une bonne part des classes les plus exploitées ont longtemps admis cet état des choses comme la condition d’un certain progrès de la civilisation : une rationalité nouvelle, les avancées scientifiques, la consommation de masse, l’éducation … »[6]. C’est donc aussi la recherche absolue de la rationalité qui est en questionnement : « Si l’on adopte cette perspective, l’inhumanité du capitalisme n’apparaît plus comme le souvenir de son accouchement douloureux – les slums décrits par Dickens dans Temps difficiles – ou comme un de ses excès déplorables – la surexploitation des ouvriers dans le Sud du monde – mais comme un de ses traits constitutifs. En tant que dispositif social alliant rationalité et domination, le capitalisme a engendré, tout au long de son histoire, l’inhumanité et la destruction, au même titre qu’un immense développement des forces productives matérielles et intellectuelles. Progrès matériel et régression sociale vont de pair, comme deux faces de la même médaille »[7]

On le voit, on est loin d’un débat purement technique pour au contraire être au cœur du questionnement politique : « La démocratie ne saurait subsister dans une société de marché. Notre devenir est lié à la possibilité d’une économie plurielle avec marché, c’est-à-dire à la capacité de ne plus soustraire les choix économiques à la délibération citoyenne »[8]. Il apparaît donc aujourd’hui nécessaire de s’interroger sur ce dogme de l’économie de marché, sur cette main invisible du marché qui ressemble plus à une transcendance qu’à une loi rationnellement établie et prouvée.

Et la laïcité dans ce débat ?

En ce sens la laïcité, dont les valeurs et les actions découlent de la pratique du libre examen, ne peut pas rester en dehors d’un tel débat comme le soulignaient la chronique de Jean Sloover dans le numéro de novembre 2008 de ce magazine[9] ainsi que le dernier éditorial d’Europe et laïcité[10]. L’action de la laïcité qui vise à émanciper l’humain ne peut être déconnectée du réel. Et contrairement à l’idéal sincèrement porté par les théoriciens classiques du libéralisme, on peut constater deux siècles après que, loin d’avoir émancipé les gens, leur doctrine a plongé dans la misère une majorité de la population. Et le fait, comme nous l’avons déjà dit, que ce véritable asservissement se soit déroulé depuis un siècle dans un contexte d’amélioration matérielle pour les populations des pays industrialisés n’enlève rien au constat d’un point de vue laïque prônant la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. En tout cas si l’on s’accorde sur le fait que ces concepts ne doivent pas être seulement formels mais également concret. Ne doivent pas être seulement moraux, comme c’est le cas pour l’Eglise[11], mais mis en pratique sur le terrain et dans le quotidien des gens ici et maintenant.

En cela, un système basé sur l’accumulation des richesses et l’accumulation des profits ne pourra jamais qu’être en opposition frontale et difficilement réconciliable avec les valeurs centrales de la laïcité. Terminons par un questionnement volontairement provocateur : Comment ces valeurs pourraient-elles se concrétiser sans une meilleure redistribution des richesses ? Et comment cette redistribution pourra-elle éviter une mise en perspective et en questionnement de la prédominance du droit à la propriété privée sur les autres droits énoncés (et par exemple celui du logement au cœur d’une des grandes campagnes du CAL[12]) dans la déclaration universelle des droits de l’homme dont on a fêté comme il se doit le soixantième anniversaire en 2008 ?

Notes

[1] Marc Blondel, Le capitalisme, horizon indépassable ? in La Raison n°536 de décembre 2008, p.3.

[2] Peut-on critiquer le capitalisme, (coll. Comptoir de la politique), Paris, La Dispute, 2008, 186p.

[3] Gilles Campagnolo, Capitalisme et marché : sur la dénonciation douteuse d’une identité problématique, in Peut-on… op.cit. pp.31-32.

[4] Jean-Louis Laville, Les enjeux de l’opposition au capitalisme in Peut-on… op.cit., p.90

[5] Philippe Chanial, Au-delà du règne de l’intérêt : la critique morale du capitalisme des premiers socialistes français in Peut-on… op. cit., p.42

[6] Bernard Doray, La fin du capitalisme saprophyte et la valeur dignité in Peut-on… op. cit., p.57

[7] Enzo Traverso, Max Weber, Auschwitz et la rationalité capitaliste in Peut-on… op. cit., p.163

[8] Laville, op.cit., p.100.

[9] Jean Sloover, Pourquoi ont-ils tué Jaurès. Entretien avec Bernard Teper in Espace de libertés n°369 de novembre 2008, pp.24-25.

[10] Yves Pras, Laïcité et crise financière in Europe et Laïcité. Pour une laïcité sans frontière, n°189 d’octobre-novembre-décembre 2008, pp.1-2.

[11] Voir l’opinion de Mgr Aloys Jousten, Prospérer autrement dans La Libre Belgique du jeudi 13 novembre 2008, p.29. Ce discours n’est cependant pas monolithique comme le démontre une « réponse » de Jean-Pierre Lemaître, professeur à l’UCL, parue dans La Libre Belgique du vendredi 12 décembre 2008, p.47 et intitulée Pas de doctrine pour solutionner la crise.

[12] Un cas concret est posé dans le quartier du Laveu à Liège depuis le mois d’octobre avec l’occupation par un collectif autogéré d’un bâtiment laissé à l’abandon depuis deux ans : http://www.chauvesouris.collectifs.net/




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